L’Écho, Paul Jorion : « Les Français ont voté contre ceux qu’ils ont perçu comme les fossoyeurs de l’État-providence », le 23 avril 2017

Le 23 avril 2017 21:07

Anthropologue, sociologue et auteur de nombreux ouvrages à caractère économique, Paul Jorion est aussi un fin connaisseur du contexte social et politique français. Il a notamment enseigné à l’université Paris VIII et est actuellement professeur associé à l’Université catholique de Lille et chroniqueur au Monde. Pour lui, le fait le plus marquant du quinquennat qui s’achève est qu’il ne reste aujourd’hui plus rien du Parti socialiste français.

Quels sont les facteurs de fond qui ont contribué à la qualification pour le second tour d’Emmanuel Macron et Marine Le Pen ?

Le principal facteur, c’est la polarisation des populations en Europe en deux camps bien distincts. D’une part, le camp des vainqueurs de l’évolution économique et technologique actuelle : les bénéficiaires de la concentration de la richesse et de l’avancée fulgurante du numérique. Et d’autre part, face à lui, le camp des perdants : celui des salariés des secteurs traditionnels, victimes de la disparition massive du travail et donc de l’emploi.

D’un côté, ceux qui vivent essentiellement des gains du capital, qu’alimentent les robots, les algorithmes ou les logiciels, ou qui occupent des postes clés dans les quelques industries de pointe qui subsistent. Ils représentent une minorité convaincue que tout va très bien – ce qui est vrai de son point de vue. Et, sur le versant d’en face, ceux qui occupent des emplois salariés dans des secteurs menacés par l’automation ou l’informatisation, ils sont la majorité, et ils pensent eux que tout va très mal – ce qui est tout aussi vrai de leur point de vue.

Inversement, qu’est ce qui a coincé pour les autres favoris ?

Si l’on excepte les petits candidats qui sont inaudibles faute pour eux d’avoir pour les promouvoir, un véritable parti, un syndicat puissant ou des intérêts financiers capables de les propulser en avant, on pense surtout à l’incapacité de Benoît Hamon à percer.

Hamon a rapidement perdu du terrain du fait que, pourtant vainqueur légitime de la primaire du Parti socialiste, il a été lâché par l’aile droite libérale de celui-ci qui a rejoint Macron. Il a été victime ici du fait que le Parti socialiste français était devenu un édifice branlant où cohabitaient, comme l’huile et l’eau, deux positions, l’une de gauche, que Hamon incarnait, et une de droite, dont Macron a émergé comme le champion incontesté, d’où le ralliement à lui de l’ancien Premier ministre Manuel Valls par exemple, mais pas seulement : des communistes se sont également ralliés à Macron.

Hamon a aussi été victime d’un autre événement malheureux dont on se demandera plus tard s’il n’a pas constitué le coup de Jarnac décisif. Hamon avait axé son programme sur une proposition inédite et réellement innovante : le revenu universel de base. Or son conseiller le plus en vue sur les questions d’économie, Thomas Piketty, l’auteur internationalement connu du fameux Le Capital au XXIe siècle, torpilla la proposition en expliquant aussitôt dans une chronique du quotidien Le Monde pourquoi il était impossible sur un plan pratique de la mettre en œuvre. Un manque de coordination dans l’équipe qui jeta le doute, et s’avéra peut-être fatal.

En quoi cette campagne et élection présidentielle aura-t-elle été différente des autres ?

Le fait le plus marquant du quinquennat qui s’achève aura été la déliquescence du parti auquel appartenait le président sortant : il ne reste aujourd’hui rien du Parti socialiste français et le candidat qui le représente ne s’est même pas retrouvé parmi les quatre principaux finalistes.

Pour qui les Français ont-ils vraiment voté ? Un homme/une femme ? Un programme ? Contre Hollande ? Par dépit ? Par colère ?…

Les Français, dans leur majorité ont voté contre ceux qu’ils ont perçu comme les fossoyeurs de l’État-providence. Dans un glissement progressif qui a débuté il y a une quarantaine d’années, les politiques se sont faits petit à petit à l’idée que la survie de l’État-providence était subordonnée à la croissance économique et que si celle-ci cessait d’être au rendez-vous, il suffirait d’expliquer aux populations que les temps avaient changé et que l’État-providence était mort de sa belle mort. Ces femmes et hommes politiques n’ont pas compris que les électeurs considéraient cet État-providence comme un acquis qui devait être irréversible. Les votes de protestation qu’on appelle, pour aller vite,  » populistes « , entérinent cela : ils accusent les élus de s’être préoccupés seulement de leur intérêt personnel. Dans une période de mécontentement, cette poursuite d’intérêts égoïstes est assimilée dans l’opinion à de la corruption. Ce qu’elle est bien sûr malheureusement parfois véritablement, en France comme ailleurs.

On a lu, entendu beaucoup tellement de choses sur Macron… Comment le percevez-vous ?

Si Macron devait emporter la présidence, il y aurait là un paradoxe tout à fait étonnant : que le lauréat incarne pour l’avenir la politique pour laquelle le président sortant a été honni et pratiquement évincé de son poste. Cela soulignerait l’importance dans une campagne de ce type : dans le cadre de la Ve république, du charisme du candidat. Peut-être parce que François Hollande n’a été qu’un second choix, remplaçant au pied levé au moment de sa chute, un Dominique Strauss-Kahn devant qui le tapis rouge de la présidence avait été déroulé. Les Français ont eu affaire du coup à un président en permanence mal dans sa peau quand il fallait s’identifier pleinement à cette haute fonction. Emmanuel Macron n’aurait au contraire aucun mal : il possède ce charisme des personnes qui croient en elle-même, ou qui ont à leurs côtés des soutiens croyant fermement en elles, ce qui est son cas.

Un handicap dont Macron ne souffrira jamais en tout cas, même s’il appliquait une politique impossible à distinguer de celle de Hollande, c’est qu’il n’affirmera jamais avec de beaux mouvements de manches :  » Mon adversaire, c’est le monde de la finance !  » pour se dédire aussitôt. Nul n’ignore en effet que la banque est l’univers dont il est le produit et que le regard que jette le monde de la finance sur une quelconque question sera également le sien. Pas de surprise à attendre donc de ce côté-là !

Il y a un an à peine, il lançait son mouvement politique et l’homme n’était guère connu…

Ce n’est pas quelqu’un qui vient de nulle part comme on le croit. J’en avais déjà entendu parler il y 3 ou 4 ans où on me l’avait présenté comme quelqu’un de très capable qui allait percer en politique. Aujourd’hui il incarne l’esprit du Parti socialiste. De fait, l’aile gauche du parti n’y est plus dominante depuis plusieurs années. Macron est donc un marginal entre guillemets. Et il ne faut pas s’y tromper : Macron, dans ce qu’il propose, c’est une autre variété de la droite, c’est l’ultra-libéralisme à visage humain, c’est le monde des affaires, c’est la compétitivité et l’austérité. Il n’y a rien de « gauche » chez lui-même si ce n’est au sein du parti socialiste qu’il a émergé.

Cette élection marque-t-elle un affaiblissement du bipartisme compte tenu des divisions internes existantes dans les deux principales familles politiques, des forces centrifuges, du macronisme, de la poussée des extrêmes… ?

Si le bipartisme est bien implanté aux États-Unis et dans une plus faible mesure, au Royaume-Uni, il n’est absolument pas caractéristique de la France jusqu’à très récemment. Je rappelle que la gauche et la droite françaises se partagèrent longtemps chacune en deux composantes d’importance comparable. En 2002, il y avait encore en présence en France, six forces importantes : Parti socialiste, Parti communiste, UMP, UDF, écologistes et Front national. Ce qui est propre à l’époque récente, c’est l’implosion du Parti socialiste, la ligne de partage entre gauche et droite s’étant déplacée sur l’échiquier politique et traversant le PS en son milieu aujourd’hui – pour son grand malheur ! Macron a entraîné derrière lui l’aile libérale de droite du PS, Hamon et Mélenchon – transfuge du Parti socialiste, il faut le rappeler – se disputant les dépouilles de son aile gauche et de la frange de l’électorat encore attachée à ce qui subsiste d’un idéal communiste de type soviétique.

Propos recueillis par Serge Vandaele

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