De quoi la dénonciation d’un « nouvel antisémitisme » est-elle le nom ? par Annie Benveniste & Annie Cyngiser

Quand j’ai lu l’autre jour Le manifeste « contre le nouvel antisémitisme », je me suis mis à tousser et, pour stopper ma quinte, j’ai proposé d’ajouter un troisième paragraphe qui a suscité, sous forme de mails qui m’ont été envoyés, une vingtaine de likes déterminés et un pas-like isolé pas franchement hostile mais critique. Mon paragraphe N°3 fait assurément partie des « vigoureuses protestations » mentionnées dans le texte qu’Annie Benveniste et Annie Cyngiser viennent de me communiquer et que je publie volontiers ici.

De quoi la dénonciation d’un « nouvel antisémitisme » est-elle le nom ? par Annie Benveniste & Annie Cyngiser [texte revu, le 30 avril à 10h30]

Repris par Le Monde le 3 mai sous le titre Non, l’islam radical n’est pas seul responsable des agressions contre les juifs

Nous souhaitons, par ce texte collectif, contribuer aux vigoureuses protestations qui viennent de s’élever, ici ou là, devant la publication d’un « Manifeste », signé par quelques centaines de personnes du monde politique, artistique et intellectuel et qui, de fait, constitue un appel à la haine et à une guerre civile larvée qui ne dit pas son nom.

Prétendant dénoncer «  un nouvel antisémitisme », ce manifeste impute au seul « islam radical » les agressions commises à l’égard de citoyens français juifs, sans référence aucune à l’antisémitisme d’extrême-droite qui monte dans toute l’Europe (pays de l’Est, Allemagne, Autriche) et dont on ne peut ignorer tout autant la présence en France.

Leur souci d’éviter toute référence aux courants d’extrême-droite actifs, y compris juifs, les conduit à ignorer ou à taire aussi bien les interventions du groupe Génération Identitaire contre les immigrés que la présence tolérée, lors de la dernière marche silencieuse, de la Ligue de défense juive (LDJ) qui a tenté de s’instituer en service d’ordre, alors que ce groupe est interdit en Israël même. Leur prétendu antiracisme, dont fait partie la lutte contre l’antisémitisme, est donc à géométrie variable.

Au mépris total des faits et de l’histoire de France, avec une manipulation douteuse des chiffres en matière d’agressions, ce manifeste ne peut qu’exacerber les tensions sociales en France. En outre, il prend en otage ceux d’entre nous, qui juifs, se sentent constamment soumis au chantage d’un péril antisémite, hélas aujourd’hui réel, dès qu’ils se démarquent de la politique d’un Etat qui n’est pas le leur. Il semble condamner tout communautarisme, mais cherche à imposer la notion de « communauté juive » supposée intégrer tous les juifs de France sous la bannière du CRIF (qui n’en représente qu’un nombre infime), et ainsi exacerbe l’antisémitisme qu’elle dit vouloir combattre.

Ce manifeste qui perpétue le fantasme d’une future et discrète Nuit de cristal en France à travers une prétendue « épuration ethnique à bas bruit » semble également ignorer l’article du Monde du 21 avril dernier qui nuance ainsi les faits : « Qu’un certain nombre d’agressions soit le fait de personnes de confession musulmane, nul ne le nie. Reste que les statistiques de la police rappellent que dans 95% des cas, les auteurs de délits antisémites enregistrés en 2017 étaient liés à l’extrême droite » (cf. « La recrudescence des actes violents contre les juifs en Allemagne » ; cf. aussi Nicolas Barotte, « Un nouvel antisémitisme met à l’épreuve la mémoire allemande », Le Figaro du 29/03/2018).

Aussi, nous dénonçons le tissu d’amalgames et de contre vérités qui courent tout au long de ce « Manifeste » :

  • Amalgame entre, d’une part, des violences et des actes meurtriers perpétrés contre des citoyens juifs français par des terroristes déclarés et, d’autre part, des assassinats de type crapuleux, comme celui de madame Knoll, dont la preuve qu’il relèverait de l’antisémitisme ne repose que sur la connaissance, par l’auteur du crime, de la religion de sa victime.
  • Amalgame entre une idéologie politico religieuse, le salafisme, et une religion essentialisée comme seule porteuse de violences, l’islam. Quant à la nécessité de réviser les textes sacrés, ni la Bible ni les Evangiles n’ont été critiqués ou remis en cause par Vatican II qui a fait supprimer de la liturgie, certains passages accusant les juifs de déicide, sauf dans les églises intégristes qui ne reconnaissent pas l’intervention pontificale. Les textes sacrés restent sacrés. Seules leur lecture et interprétation ont été revisitées (cf. Rachid Benzine, « L’urgence n’est pas d’expurger le Coran mais d’en faire une lecture critique », La Croix, 23/04/2018). S’appuyer sur les prêches et interprétations du Coran des imams salafistes pour demander que « des versets du Coran soient frappés d’obsolescence », c’est attribuer à l’ensemble des croyants multiformes musulmans une attitude haineuse envers les juifs. C’est aussi leur attribuer une identité ethno-religieuse, à l’instar de l’image façonnée, au cours des siècles, des juifs comme « race à part ».
  • Amalgame entre antisionisme et antisémitisme qui assimile la contestation de la politique coloniale et raciale d’Israël à l’égard des Palestiniens (sans oublier les discriminations à l’égard des Falachas juifs d’Ethiopie et de la récente émigration africaine, commises notamment par les courants ultra-orthodoxes) à la dite « volonté de destruction des juifs » par des mouvements extrémistes au Proche-Orient. En oubliant que l’Etat israélien s’autoproclame « Etat juif » et s’arroge le droit de parler au nom des juifs du monde entier. Amalgame dont plusieurs personnalités « hors de tout soupçon »  ont fait les frais (Maspero, Charles Enderlin et tant d’autres) lorsque l’on a cherché à les faire condamner par la justice comme antisémites ou en les empêchant de continuer à exercer leur métier. De même pour tous ceux et celles, juifs et juives, qui ont subi diffamations ou calomnies publiques comme par exemple l’ex-ambassadeur et ancien déporté Stéphane Hessel, auteur du manifeste «  Indignez-vous », Edgar Morin ou l’ancien président du CRIF, Théo Klein dés qu’ils refusèrent de cautionner inconditionnellement la politique l’Etat d’Israël. Et dernièrement, l’actrice Natalie Portman, traînée dans la boue parce qu’elle avait refusé de participer aux cérémonies du prix Genésis ne voulant soutenir ni la politique de Netanyahou ni « la violence, la corruption, les inégalités et l’abus de pouvoir ».

Il ne faut pas pour autant négliger, dans les prisons comme dans les quartiers que la République française nomme de « non droits », la progression d’idéologies salafiste et wahhabite, qui reprennent la « théorie du complot juif », revisitée par l’extrême-droite et relayée par les réseaux sociaux. Il faut rappeler que cette même république a été sourde aux appels de travailleurs sociaux – laïques et musulmans (mais pourquoi définirait-on certains citoyens par leur appartenance religieuse ?) pour lutter contre les prêches de ces imams. Cette même république a été sourde également aux études des anthropologues et des sociologues sur la montée des mouvements religieux servant de rempart ou de colmatage socio-éducatif au retrait des services publics et des pouvoirs régaliens dans certaines périphéries paupérisées. Les attaques contre la pensée critique, appelée par le manifeste pensée de la « gauche radicale »  réduisent les analyses des phénomènes de paupérisation et de ségrégation sociale – conjugués à la montée du consumérisme et au ressentiment de ne pas être du bon côté de la fracture – à une position idéologique. Les détracteurs de la pensée critique, eux, pensent si bien qu’ils parlent d’épuration ethnique pour désigner la fuite des quartiers paupérisés vers des quartiers plus « sécurisés » et gentrifiés de certaines fractions de la population juive. Quand, dans l’Afrique du Sud post-apartheid, des fractions aisées de la population noire ont quitté les townships pour des quartiers blancs, et que les Blancs ont déserté ces mêmes quartiers a-t-on parlé d’une « épuration ethnique » ?

Tant de confusions et d’amalgames font donc de ce manifeste, à l’opposé  du souhait annoncé de bon nombre de ses signataires, une véritable incitation à la haine  raciste et même antisémite.

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Annie Benveniste, anthropologue, Université Paris 8 ; Annie Cyngiser, sociologue retraitée

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