Sécurité, justice et « bonne vie » : les trois aspirations fondamentales du « petit homme », par Vincent Burnand-Galpin

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En 1948 paraît un texte qui n’avait pas vocation à être publié : Écoute, petit homme !, écrit par le psychanalyste autrichien Wilhelm Reich (1897-1957) au soir de la Seconde Guerre mondiale, élève de Freud et rédigeant jusque-là essentiellement des ouvrages théoriques. Ce texte est un cri de rage contre le « petit homme », l’homme ordinaire, ni riche, ni puissant, ni connu, qui a laissé se commettre les pires atrocités depuis le début du XXe siècle et en particulier durant la Seconde Guerre mondiale. Reich le tient pour seul responsable des barbaries commises par les dictateurs du monde, le petit homme ayant fui ses responsabilités :

Tu avais le choix entre la montée aux cimes pour devenir le « surhomme » de Nietzsche et la descente pour devenir le « sous-homme » d’Hitler. Tu as crié « heil » et tu as choisi l’« Untermensch ».

Tu avais le choix entre les institutions vraiment démocratiques de Lénine et la dictature de Staline. Tu as choisi la dictature de Staline. […]

Tu avais le choix entre la théorie de Marx sur la productivité de la force vivante de ton travail qui seul crée la valeur des biens – et l’idée de l’État. Tu as oublié l’énergie vivante de ton travail et tu as choisi l’idée de l’État. […]

Chacune de ces défaillances révèle la grande misère de l’animal humain. Tu dis : « Pourquoi prendre tout ça au tragique ? Est-ce que tu te sens responsable de tous ces maux ? » 

En parlant ainsi, tu te condamnes toi-même. Si tu assumais seulement une fraction de la responsabilité qui t’incombe, le monde ne serait pas ce qu’il est, et tu ne tuerais pas tes grands amis par tes petites bassesses.  (p. 91-93, Wilhelm Reich, Écoute, petit homme !, Editions Payot et Rivages, 2019)

Reich construit son texte comme un dialogue, proposant les questions comme les réponses, à la place du « petit homme » qu’il dit connaître par cœur grâce à ses nombreuses consultations en tant que psychanalyste. Si ce flot de critiques aurait fait fuir plus d’un client, il souhaite mettre le petit homme en face de ses responsabilités de manière assez dure : « Tu es ton propre persécuteur. […] Ton seul libérateur, c’est toi ! » (p. 22) parce qu’« aucune force de police au monde ne serait assez puissante pour te supprimer s’il y avait, dans ta vie quotidienne, seulement une étincelle de respect de toi-même, si tu avais la conviction intime que sans toi, la vie ne continuerait pas un seul jour. » (p. 30)

Mais la question est pourquoi le petit homme se dessaisit de ses responsabilités ? Pourquoi laisse-t-il cela à quelques puissants ? Cette désaffection des responsabilités vient du fait que les aspirations profondes du petit homme sont menacées dans leur réalisation : « […] tu ne te soucies pas des soucis [du monde], tu as assez de soucis ! » (p. 62) explique Reich.

Quelles sont ses aspirations profondes ? Elles sont au nombre de trois : la sécurité, la justice et la « vie bonne ».

La sécurité n’est pas seulement celle de l’intégrité physique, la sécurité à laquelle aspire le petit homme est surtout matérielle. Il souhaite s’assurer que lui et sa famille auront tout ce qu’il leur faut avant de pouvoir penser à autre chose. Durant la crise des Gilets jaunes, on a souvent opposé « fin du mois » et « fin du monde ». S’il s’avère impossible de boucler la fin du mois, comment penser à la fin du monde ? Assurer les moyens de subsistance pour tous est la condition d’un intérêt général pour la protection de la planète.

Ensuite, la justice est une valeur universelle. C’est bien ce que montre l’expérience maintenant mondialement connue du spécialiste des primates, Frans de Waal, qui montre le comportement de deux singes capucins en présence d’inégalités. Dans l’expérience, on présente aux singes une pierre qu’ils doivent prendre pour frapper la paroi de leur cage. Une fois le geste effectué, ils rendent la pierre et on leur tend une tranche de concombre à manger. Si les deux singes reçoivent en échange le bout de concombre, ils peuvent effectuer ce geste plusieurs fois d’affilée sans rechigner. Maintenant, si l’un des singes obtient systématiquement au lieu d’une tranche de concombre, un raisin, meilleur aux yeux des singes capucins, le second singe recevant toujours lui des bouts de concombre à l’issue de son geste, finira par piquer une colère noire, jetant avec dégoût au milieu de la pièce, la rondelle de concombre qu’on persiste à lui offrir. Comment accepter d’œuvrer pour le bien commun si nous ne sommes pas tous traités de la même manière ?

Enfin, reprenant les termes d’Aristote, la « bonne vie » est la dernière aspiration fondamentale guidant le petit homme. Parlant à la place du petit homme, Reich la résume en deux phrases : « Je déteste la guerre, ma femme se lamente quand je suis appelé sous les drapeaux, mes enfants meurent de faim quand les armées prolétariennes occupent mon pays, les cadavres s’entassent par milliers. Tout ce que je veux, c’est labourer mon champ, jouer après le travail avec mes enfants, aller le dimanche danser ou écouter de la musique. » (p. 152) Des choses simples, mais pleines de sens. La « non-satiété » de l’homo oeconomicus n’est qu’une fable de la « science économique ».

 Ces trois aspirations fondamentales sont les piliers de tout être humain. Les menacer c’est remettre en cause la dignité de l’individu, et avant toute chose, il se battra pour les protéger. Les pires atrocités du XXe siècle ont eu lieu parce que ses aspirations étaient bafouées. Dans un contexte de détresse comme la Grande Dépression des années trente, le terreau social était fertile pour que les totalitarismes profitent des faiblesses du petit homme en lui faisant miroiter monts et merveilles. Le petit homme a laissé les mains libres aux totalitarismes, espérant retrouver un tant soit peu de sécurité, de justice et de bonne vie. En quoi il avait tort.

Aujourd’hui, ces aspirations fondamentales sont plus que tout menacées. Les populations dans la précarité, notamment dans l’insécurité alimentaire, sont toujours plus nombreuses. La concentration des richesses, le sentiment que la justice ne s’exerce pas de la même manière pour tout le monde, nourrit un profond ressentiment. Enfin, la fragmentation du temps social, avec par exemple la multiplication des emplois à horaires inhabituels (travail de nuit ou le dimanche…) déstructure la vie familiale et les liens sociaux nécessaires à la grande majorité pour la vie bonne.

Le contexte est aujourd’hui délétère, la tendance est au repli sur soi, le pullulement des populismes dans le monde en témoigne, alors que le défi est de taille. On a besoin de tout le monde sur le pont. L’État-providence, ou « l’État du bien-être » pour reprendre la formule moins polémique et moins condescendante qui a prévalu en anglais (« Welfare State »), a un rôle très particulier à jouer ici.

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11 réponses à “Sécurité, justice et « bonne vie » : les trois aspirations fondamentales du « petit homme », par Vincent Burnand-Galpin”

  1. Avatar de Decoret Lucas
    Decoret Lucas

    Si tout le monde fait bien son travail,
    on sera tous des surhommes ( et toutes des surfemmes ) après la colère de Gaïa , pour ceux qui restent.

    Nan Parce que le veau d’or ça va deux secondes ( faites passer le message ).

    1. Avatar de Decoret Lucas
      Decoret Lucas

      Non en fait ça va même pas deux secondes.

  2. Avatar de un lecteur
    un lecteur

    – Le colonisateur recherche la sécurité qu’il n’a pas
    – L’individu social doit maintenir la justice.
    – L’opportuniste perd pas une occasion de passer du bon temps.
    Le centre de gravité des marqueurs anthropologiques et ceux du « petit homme » psychanalysé coïncide assez bien dans l’univers des mots.

  3. Avatar de Arkao
    Arkao

    « aucune force de police au monde ne serait assez puissante pour te supprimer s’il y avait, dans ta vie quotidienne, seulement une étincelle de respect de toi-même, si tu avais la conviction intime que sans toi, la vie ne continuerait pas un seul jour. »
    Il en a parlé avec les Résistants allemands qui ont payés cher, dans de terribles souffrances, leur opposition au nazisme ?
    https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Rose_blanche
    https://www.lyon.fr/sites/lyonfr/files/la-derniere-nuit-p.jpg
    Qu’a-t-il fait W. Reich, si ce n’est de fuir de pays en pays, l’avancée nazie ?
    A moins de considérer que la diatribe contre le « petit homme » ne s’adresse à lui-même.
    C’est tellement facile de juger à postériori quand soi-même on ne s’est pas engagé.
    Et puis il y a les hommes d’exception (pas complètement choisi au hasard):
    http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article75254

    1. Avatar de Decoret Lucas
      Decoret Lucas

      Oh Arkao ça fait plaisir

      1. Avatar de Decoret Lucas
  4. Avatar de Antonin Arlandis
    Antonin Arlandis

    Merci pour cet article. En effet, le contexte n’est pas bon en ce moment dans de nombreux pays et notamment en France… Beaucoup de gens issus notamment de milieux modestes votent aujourd’hui pour l’extrême droite alors qu’il y a quelques années ils votaient pour la gauche. Quand on voit les sondages qui sont sortis ces derniers jours pour l’élection présidentielle c’est assez inquietant. C’est vraiment dommage qu’il n’y ait pas en France assez de personnalités qui émergent comme Élizabeth Warren ou Alexandria Ocasio-Cortez…

    1. Avatar de Decoret Lucas
      Decoret Lucas

      Le petit homme reste un petit homme tant qu’on le prend pour un petit homme écrasé sous d’abstraites sommes.
      En effet « l’État-providence » doit permettre aux hommes de se sentir tous « providentiels », ce serait l’idéal.

  5. Avatar de Jacques Seignan
    Jacques Seignan

    Bof … Wilhelm Reich, dans les années 70 j’ai (comme tout le monde dans ma génération et dans son contexte un peu lu et apprécié Reich) mais rétrospectivement… bof…
    Il écrit par exemple dans la citation « les institutions vraiment démocratiques de Lénine ». C’est normal, il n’avait peut-être pas le recul et bien d’autres esprits progressistes se sont fait piéger par Lénine. Mais nous nous n’avons plus le droit : les marins de Kronstadt sont morts pour ça.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_de_Kronstadt

    Lénine a supprimé les soviets qui étaient, eux, vraiment démocratiques et ce fut un crime impardonnable. qui a fini en catastrophe.

    Alors SVP, Vincent, prenez avec plus de précautions vos référents. Le XXe siècle est mort (et pas glorieusement).
    Tournons -nous vers des gens de l’avenir : Snowden, AOC ou Thunberg et laissons Reich reposer en paix avec ses petites théories sur le petit homme !

  6. Avatar de Juillot Pierre
    Juillot Pierre

    S’il est question de définir le « Bien être », d’un « État/état » pour le palier à la « bonne vie »… d’un individualisme fut géré par la déliquescence d’un « État » d’avant guerre… séparé donc de ces temps sombres qui laissèrent préparer dans l’ombre, le pire… de ce que bien des « ennemis de mon ennemi, est mon ami » s’y étant tapis, espèrent consciemment ou pas, à nouveau, « réconcilier » avec un « roman politique nationaliste »….

    Si « l’être » (du « petit homme ») n’existe… qu’en fonction de ce qu’il perçoit avoir été… et/ou lui paraît (ou pas) avoir causé comme « dommages » (« collatéraux » : par rapport aux « ventes d’armements patriotiques » à qui convoite de consumer plus d’1,7 planètes par an, vis à vis de son très bas niveau d’épuisement des ressources, de « croissance démographique », etc. Par rapport aux « responsabilités  à assumer, dans les misères du monde du drame du RANA PLAZA, des ouvriers népalais morts par milliers au Qatar pour préparer le mondial de foot 2022, aux enfants africains ensevelis dans les mines de pierres précieuses et de minerais rares – coltan, etc, essentiel à la « mémoire vive des « objets connectés, promesses de la croissance de demain », enfants réduits en esclavage pour la récolte de fèves de cacao et huile de palme… Et la liste des « externalités négatives…. » est loin d’être exhaustive pour faire oublier au « petit homme » « sa responsabilité » les dimanches aux stades, les vendredi et week-end en « boite de nuit » après avoir fait le plein dans les super-marchés ouverts la nuit, le dimanche – avec des caisses automatiques défiscalisées et désocialisées) ou comme « biens » par rapport à autrui, « en même temps » qu’il « est » qu’en fonction de ce qu’il interprète avoir fait, et a été, vis à vis d’autrui, qui le détermine aussi pour « l’autre »… dans un monde « augmenté », « virtuel »… « ancien et/ou nouveau » ou même du « bien », (certains parlent même de « bon sens »), parait-il, peut exister « du bon dans le coté obscure de la force », n’est-il pas à craindre alors que le « bien être », la « bonne vie », puisse se satisfaire d’un « sécuritaire » totalitaire, et de « justice » alignée au mois disant… ?

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