Retranscription de « Comment changer le monde ? Réfléchissons ! », le 17 mai 2020. Ouvert aux commentaires.
Bonjour, nous sommes le dimanche 17 mai 2020 et ma vidéo s’intitulera : « Comment changer le monde ? Réfléchissons ! ».
Le point de départ, c’est deux choses : d’abord, c’est toutes les pétitions que je vois passer, voilà, 3 000 intellectuels, 2 000 chercheurs, parfois c’est moins, mais ce sont des gens qui ont trouvé une raison pour se rassembler et tous ces gens disent à peu près, je dirais, la même chose.
Souvent, c’est un peu insipide, incolore. Ça se limite à de bons sentiments sans proposer rien de particulier mais enfin bon… Alors, à quoi ça sert ? Je ne sais pas.
Je ne sais pas : ça permet aux gens de se compter, il y en a 3 000 ici, etc. Et puis, puisque ça dit à peu près la même chose même si ce n’est pas très révolutionnaire, ce serait pas mal que tout le monde le dise en même temps plutôt que ça ne parte toujours des mêmes endroits, c’est-à-dire d’endroits qui sont déjà balisés comme étant tel groupuscule. Ou alors, on voit parfois… on a vu récemment une alliance apparemment faite entre deux groupuscules mais ce n’est pas comme ça, je ne crois pas que ce soit comme ça qu’on changera le monde. Ce n’est pas en tapant simplement du poing sur la table. Ça ne suffit pas. Bon, si tout le monde tapait du poing sur la table en même temps, à l’échelle du monde, ça serait peut-être détectable sur le plan sismologique. Ça pourrait même produire quelque chose mais ça ne me semble pas être le bon point d’accroche parce que, vous le voyez, déclaration du Medef, déclaration de l’Institut Montaigne, ça souligne le fait que, manifestement, c’est pisser dans un violon : c’est complètement ignoré. Enfin, ces efforts collectifs à répétition sont complètement ignorés à l’endroit où les choses se décident. Et çà, c’est une chose sur laquelle j’attire souvent l’attention. Quand on me pose la question, cette question rituelle, dans les entretiens, les interviews, pourquoi n’a-t-on pas tiré les leçons de 2008 ? Et je réponds toujours la même chose. Si ! on a tiré les leçons. On peut réunir un grand nombre de gens qui ont tiré les leçons. Les leçons sont écrites-là mais les gens qui prennent les décisions ne sont pas ceux qui ont tiré les leçons. Ce sont deux populations distinctes et, dans nos sociétés, il n’y a pas de mécanisme qui fasse automatiquement communiquer de l’un vers l’autre. Quand il y a des tentatives, ce sont des feux de paille.
Souvenez-vous, si vous avez une mémoire d’éléphant, vous vous souviendrez de l’époque où le gouvernement français prenait l’avis de scientifiques, puis on a parlé de frictions, puis il y a eu une protestation de la part du comité scientifique en disant qu’on avait mal représenté sa position et puis, du coup, on n’en parle plus.
Aussitôt qu’il y a des tentatives d’essayer de faire venir le savoir à l’intérieur des décisions qui sont prises, la déconnexion se fait un jour ou l’autre. M. Sarkozy dit, dans le discours de Toulon : « On va tout changer, etc. ». Les décisions qui sont prises ensuite ne portent aucune trace de ça. M. Macron, dans deux allocutions au début de la crise, au moment où on annonce le confinement, dit : « On va tout changer ! » et puis, les décisions qui sont prises dans les jours suivants montrent que, là aussi, c’est lettre morte. Ce sont des effets de rhétorique. Ça n’a pas d’implication véritable.
Alors, que faire ? Que faire ? Et c’est pour ça que je vous demande qu’on réfléchisse ensemble.
Je suis en train de rassembler tout ce que j’ai déjà écrit depuis le début de la crise, sur la crise en tant que telle : la crise du Covid-19, le coronavirus. Pourquoi ? Parce que je commence à préparer les leçons que je donnerai à la rentrée à Lille, à l’Université catholique de Lille, et je regardais un petit peu… Je suis en train de regarder ce que j’ai déjà écrit.
Je fais ça depuis quelques jours et ce matin, il y a deux éléments déclencheurs : il y a un mail qui m’est envoyé et il y a un commentaire. Ce commentaire, je commence par y répondre dans la liste des commentaires et je me dis : « Non, ça peut intéresser tout le monde. Je vais y répondre de manière… devant tout le monde ». C’est la question : « Faut-il taxer les transactions financières ? » Et le mail que je reçois, que je vois en premier, attire mon attention sur le fait qu’une personne très respectable continue à faire des déclarations sur la création monétaire par les banques commerciales, ce type de raisonnement qui conduit souvent des personnes, je dirais dont même on pourrait imaginer qu’elles ont un peu de connaissances sur le sujet, à dire : « Ah, on veut une transition verte ? Eh bien, qu’on imprime des billets de banque, qu’on les distribue au bon endroit ! », des choses de cet ordre-là, alors que c’est plus compliqué.
Il y a la personne qui me dit : « Oui, mais, regardez cette personne que tout le monde respecte, elle dit que les banques commerciales peuvent créer de l’argent ! » et là, je réponds… c’est ce que j’avais fait d’ailleurs dans mon livre L’argent, mode d’emploi, aux gens qui imaginent ça, je dis : « Regardez, si on réfléchit un tout petit peu… » et alors, je montre une contradiction immédiate qui découle de cette position. Et là, je me suis aperçu, avec la personne dont on me parle et avec une autre récemment, là aussi, une personne tout à fait respectable que, là, c’est là que ça achoppe. Quand je dis : « Si on y réfléchissait un tout petit peu… », parce que ça cale, je n’avance pas, parce qu’au moment où je dis « Si on y réfléchissait un tout petit peu », qu’est-ce que je fais ? Je convoque le mécanisme global. Je dis : « Puisque le mécanisme global est ceci et que si on faisait cela, on aurait immédiatement une contradiction », etc. Et là, pourquoi ça ne passe pas ? C’est parce que mon interlocuteur ne connaît pas le mécanisme global. Il n’en a même pas une représentation approximative. Il y a une naïveté de ma part.
Il y a une naïveté de ma part et je la remets en évidence quand je parle de la taxation des transactions financières. Je dis : « Non, il faudrait… je dis non : je ne suis pas pour le fait de bombarder, de tapisser de bombes la région pour essayer de voir s’il va se passer quelque chose. Non, de toute façon, ce seront les consommateurs qui paieront à l’arrivée si on met une taxe sur les banques à un endroit quelconque ».
Je dis : « Non, il faut distinguer les transactions financières qui sont utiles et celles qui sont nuisibles ! » : il faut décourager les nuisibles et encourager celles qui sont positives, qui sont utiles, et surtout pas les taxer à ce moment-là, mais que l’on taxe deux fois celles qui sont nuisibles, qui sont nocives.
Et là, je repense du coup immédiatement à la réponse que j’ai donnée à la personne qui me parlait de cette personne qui croit à la création monétaire par les banques commerciales et je me dis : « Ça accroche de la même manière parce que, pour distinguer une opération, ma tendance est de dire : ‘Si on y réfléchit un tout petit peu’, on comprend toute de suite quelles sont les transactions ou les opérations financières qui sont utiles et celles qui sont nuisibles ».
Eh bien non, eh bien non ! Pourquoi ? Parce qu’il faut comprendre déjà, il faut comprendre comment ça marche. Il faut avoir une vue générale, une vue du système, du système financier : comment c’est interconnecté, comment telle chose fonctionne.
Et vous le savez, je reviens toujours là-dessus, les gens disent : « Oui, écoutez, quand les taux augmentent, le prix des obligations baisse et l’inverse ». C’est présenté comme une formule, comme un truc, comme une astuce, voilà, « il faut le savoir », etc. Et chaque fois, je reviens avec le mécanisme en disant : « Oui, mais c’est pour telle et telle raison. Et ça ne porte que sur les obligations qui sont déjà en circulation, pas sur celles qu’on va créer, puisque c’est parce qu’on va les créer à un certain taux que le prix des autres monte, etc. ».
Et là, bon, je fais encore un pas en arrière. Au moment où je me dis ça, je me dis : « Où est-ce que, toi, tu as appris ça ? Pourquoi est-ce que tu sais comment tout ça marche ? ». Et là, la réponse, elle est immédiate : ce n’est pas en ayant lu des livres ni même des articles, c’est parce que je l’ai trouvé sur le tas, sur le terrain et que j’avais une formation… voilà, on m’avait appris d’autres domaines : on m’a appris la sociologie, on m’a appris l’anthropologie, j’avais appris les mathématiques appliquées et voilà…
Et quand je me trouve dans la banque et que je me trouve devant un savoir oral des gens qui travaillent dans la banque, qui est un savoir tout à fait incomplet parce que la plupart des gens dans la banque, aussi, travaillent simplement sur des formules apprises par cœur, avec aucune notion de la manière dont le système fonctionne.
Et là, c’est une série, je dirais, d’ébahissements de ma part, de perplexité. Voilà un type, pour qui j’ai beaucoup de respect, un type qui travaille chez Wells Fargo [à San Francisco], il dirige la section de gestion du risque. C’est un type brillant, etc., etc. Et puis, il me dit un truc sur les taux à terme, les taux forward et je dis : « Non, non ! ». Et là, voilà, il me débite, il me sort, comment on appelle ça ? la doxa, l’opinion toute faite, l’opinion toute prête. Je dis : « Oui, mais imagine bien : si c’est un prêt pour 3 ans dans 2 ans, donc, etc., etc. donc ce n’est pas une représentation de l’avenir. C’est la représentation simplement, c’est une décomposition des taux tels qu’ils sont maintenant ». « Non, non, il y a une prévision là-dedans ». Je dis : « Quoi ? Où est-ce qu’elle est ? ». « Ouais, ouais … Non… ». Bon, à l’infini : « Il y a une prévision ». Et ça retombe toujours finalement sur « Tout le monde le sait… » mais… tout le monde se trompe.
C’est l’expérience que j’ai aussi dans les banques. Quand je dis : « Oui, mais écoutez, voilà » à un type de KPMG, l’auditeur, « Ecoutez, vous savez bien, nous, on se trompe entièrement sur ce modèle-là : il ne permet pas de prévoir que les prix des maisons pourraient baisser ». Et il me dit : « Je vais aller voir dans les autres banques » et puis, il revient. Il dit : « Non, ne vous inquiétez pas ». Je dis : « Quoi ? Ce n’est quand même pas qu’il n’est pas faux le modèle ! ». « Non, non, mais tout le monde utilise le même. Ne vous inquiétez pas ». J’insiste encore un peu. Je dis : « Oui, mais c’est un modèle de gestion du risque. Il faudrait quand même qu’il marche ! ». « Non, non, tout le monde… La concurrence parfaite joue. Vous êtes tous au même point ». Vous êtes tous au même point avec un modèle faux. Voilà, c’est comme ça. C’est comme ça que les gens raisonnent [dans la finance].
Alors, qu’est-ce qu’on fait ? A ce moment là, je dirais – sur le plan individuel – on écrit un livre. On écrit un livre en expliquant comment ça marche vraiment de l’intérieur. Alors, le livre, il se vend, allez, à 5.000 exemplaires…. vous essayez depuis 10 ans de le faire traduire en anglais… ça n’intéresse absolument personne. Comment est-ce qu’on fait ?
Comment est-ce qu’on fait pour que le savoir, que le savoir augmente, d’abord ? Et après, je vous l’ai dit, une fois que tout le monde le sait, tout le monde comprend comment ça marche, on n’est encore nulle part parce qu’on est dans notre petit groupe, je dirais, de lecteurs, de spectateurs et de lecteurs du blog de Paul Jorion, c’est-à-dire de gens qui sont tous, voilà, des ingénieurs, des médecins, des juristes de haut niveau, des informaticiens. J’en passe et des meilleurs. Et on est là, et on discute. Est-ce que la moindre personne qui décide de quelque chose en tirera la moindre conséquence ? Il n’y a aucune garantie. Il faudrait effectivement qu’il y ait… ce n’est pas une question tellement de rapports de force puisque je l’ai déjà évoqué avec toutes ces pétitions, etc. Ce qu’il faudrait trouver, c’est le moyen, il faudrait trouver un chenal qui fasse – et il y a peut-être du rapport de force nécessaire derrière ça, mais en arrière-plan -, qui fasse que les leçons tirées, les choses comprises, informent les décisions qui vont être prises par la suite.
Et, si on regarde l’histoire, si on regarde l’histoire, on voit que ça se fait mais ça se fait très très lentement. Ce sont les grands changements de paradigmes. Quand on regarde, MM. Copernic, Tycho Brahe, Kepler, ça ne se fait pas du jour au lendemain.
Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Or, pour les trucs dont on parle ici, vu les catastrophes qui se profilent à l’horizon et qui sont même déjà là, il faudrait qu’on aille beaucoup plus vite que ça, qu’on aille beaucoup plus vite. Il faudrait que le savoir commence véritablement à informer les décisions qui sont prises et, comme vous le savez, il y a toute une extrême-droite, une extrême-droite qui mélange des positions politiques xénophobes avec un mépris affiché pour la science ou pour la partie de la science qui ne les intéresse pas et qui est liée à un climato-scepticisme, etc., un raisonnement que j’avais dit qui est le suivant : pourquoi est-ce que l’extrême-droite rejette tout discours scientifique, de preuves scientifiques ? Ou quand il y a des gens d’extrême-droite qui font de la science, ils le font à leur manière : à l’emporte-pièce ? Parce que les gens d’extrême-droite disent : « Les scientifiques disent la même chose que les gens d’en face : les scientifiques disent la même chose que les gens de gauche » et ce n’est pas considéré comme un argument en faveur des gens de gauche. Non, ça veut dire qu’ils sont tous dans le même sac. Ils sont tous dans le même sac, scientifiques et gens de gauche, c’est la même affaire : c’est des gens qui ne comprennent pas comment ça marche vraiment, que ce sont les Untels ou les Unetelles, qui tirent les ficelles, qui sont responsables de tout, et ainsi de suite.
Alors, quand je dis : « Réfléchissons », tout ce que je viens de dire, c’est… vous le savez déjà, la partie « Réfléchissons », c’est lançons une discussion sur ce qu’on peut voir comme étant le point critique.
Ça ne sert à rien qu’on accumule du savoir. C’est pas mal, tant qu’à savoir comment ça marche, autant que le maximum de gens le comprennent et le sachent mais la question n’est pas là. La question, c’est : comment faire que ces feux de paille qui disent « Voilà, maintenant, on va faire ce que les scientifiques nous disent ! » et que ça ne dure que trois semaines.
Et encore, quand je dis trois semaines, c’était peut-être encore moins. Pourquoi ? Que faudrait-il faire pour que ça tienne ? On connaît les obstacles. Les obstacles, c’est souvent simplement que les gens qui ont été élus veulent être réélus la prochaine fois et, pour être réélu, on le sait bien, il ne faut pas faire de vagues, etc., sinon ça ne passe pas. Ou alors, on gueule mais on gueule dans une opposition qui est une opposition systématique et dont on sait que le rapport de force est nul et ne permettrait pas que ces idées communiquent avec les décisions qui sont prises.
Comment faire, comment faire pour que ça passe ? Ça passe parfois. Bon, je vais prendre une année : l’année 2009, l’année 2009. Pourquoi 2009 ? J’ai dit ça comme ça mais durant 2009, on me demande mon avis. On me demande mon avis sur toutes les questions d’ordre financier, économique et voilà.
Le problème n’est pas là : pour le moment aussi, on me demande beaucoup mon avis. Bon, c’est sympathique, c’est très bien ! Mais je ne suis pas plus confiant cette fois-ci quant au fait qu’on tiendra compte de ce que je dis : ça paraît intéressant, on peut même se dire ici ou là que ça peut faire vendre des livres… mais ça ne fera pas encore changer le monde.
Voilà la question que je pose : changer le monde, mais comment faire ? Réfléchissons ! Je lance le débat. J’ai mis des éléments un peu disparates sur la table mais je crois que j’ai rassemblé un certain nombre de choses qui me sont passées par la tête depuis ce matin et même ça a commencé hier dans la soirée.
Voilà, allez, allons-y mais soyons pratiques, pragmatiques et… pas des pétitions (enfin, continuez à faire des pétitions et à les signer mais ce n’est pas là, ce n’est pas là que ça va se passer.)
Allez, à bientôt !
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