Cambridge University III. Servitude et grandeur de la vie étudiante

À cette époque, en 1975 et 1976, nous tenions, nous étudiants thésards en anthropologie, un séminaire hebdomadaire intitulé le « Writing up Seminar », le séminaire de rédaction. Nous nous réunissions le mercredi soir dans un des locaux de l’université, où nous informions nos condisciples des progrès que nous avions accomplis dans la rédaction de notre thèse depuis la réunion précédente ; nous proposions aussi à la discussion nos interrogations sur les obstacles contre lesquels nous butions.

L’expérience de terrain de certains d’entre nous était assez médiocre et les questions que cela leur posait et que nous tentions de résoudre collectivement, nous plongeaient souvent dans un abime de perplexité. Tel, dont je me souviens, ayant mené son terrain en Union Soviétique, avait été filé en permanence par un fonctionnaire et n’avait à proposer après un séjour de plusieurs années qu’une série d’anecdotes sans grand intérêt : rien qui puisse faire office du matériau à partir de quoi bâtir une thèse digne de ce nom. Telle autre, ayant séjourné en Indonésie en ces temps où le paysage politique là-bas était tendu, s’était retrouvée le pion dans la rivalité entre quelques grandes familles et adoptée comme chouchou par l’une d’entre elles. Se voyant proposer la vie de château, elle n’avait opposé aucune résistance et en avait pleinement joui. Elle n’avait eu accès, après plusieurs années de terrain, qu’à une vue unilatérale délibérément filtrée par ses hôtes, loin de la vision d’ensemble d’une société ; elle ne disposait que de données biaisées et fragmentaires qu’elle s’efforçait sans grand succès de monter en thèse.

Notre Writing up Seminar  se déroulait sous l’égide d’Esther Goody,  et quand elle choisit un jour de le suspendre, sa décision ne fut pas à notre goût, et nous prîmes l’initiative de le maintenir en mode autogestionnaire sur la base d’une tournante dans nos domiciles respectifs. Le lieu de rendez-vous se stabilisa cependant rapidement chez moi, dans ma minuscule maison au 14 Shelly Row, une habitation de « coron » comme on dit dans le pays d’où je viens. Pourquoi chez moi ? La raison en était simple : lors de la première séance l’un de nous [Colin Murray (1948-2013)] étant parti à la recherche de boissons avant que nous ne lancions la discussion, il était revenu triomphant : « Vous ne devinerez jamais : au pub au coin de Castle Street, ils vendent de l’Adnams ! », le nom d’une bière « bitter » artisanale mythique, à l’existence attestée depuis 1396 et dont la distribution se faisait encore à Southwold, la petite ville de sa confection, à partir d’un fût perché sur une charrette tractée par un cheval (comme il est question de l’Angleterre, vous ne serez pas surpris d’apprendre que la pratique ne devait s’interrompre qu’en … 2006 !).

Nous étions très consciencieux et avides des récits de nos aînés que nous invitions à relater ce qu’avait été leur propre expérience de terrain et je me souviens en particulier d’une soirée à mon domicile donc, durant laquelle Audrey Richards (1899-1984) raconta au petit groupe d’étudiants que nous étions, l’arrivée de Bronislaw Malinowski, son directeur de thèse (et amant secret), dans le village Bemba en Zambie où elle résidait et où il venait lui rendre visite. 

Alors qu’ils avaient à peine entamé leur conversation, racontait-elle, un villageois les avait interrompus en s’adressant à elle. Le lendemain, quand un autre villageois se présenta, Malinowski se tourna vers lui et répéta à la perfection les paroles qu’il avait entendu prononcer par le visiteur de la veille. Il ne comprit l’hilarité qu’avaient déclenché ses mots que quand son élève lui expliqua qu’il ne s’était pas agi – comme il l’avait cru – d’une formule de politesse, mais de l’annonce d’un décès. Audrey Richards n’évoquait son ancien maître et aussi ancien amant, qu’avec un énorme sourire aux lèvres. Quelle que soit la manière dont il s’était conduit envers elle, il était clair qu’elle ne lui en gardait pas rancune.

Un jour que je me rendais comme d’habitude au rendez-vous de Leach dans sa loge de prévôt (Doyen) de King’s College, il m’interpella : « On arrête, me dit-il, c’est fini ! ». Sa justification était celle-ci : « Nous ferions trop de mal à des personnes qui sont encore en vie ! ». En fait, son cœur tendre pensait essentiellement au fait qu’il aurait été impossible de passer sous silence dans une explication cohérente de la vie et de l’œuvre de Malinowski, sa liaison avec Audrey Richards, exposé où il aurait été difficile de dissimuler le sentiment partagé par les témoins à l’époque, qu’il avait tiré un parti détestable du rapport de force existant par nécessité entre professeur et élève. Pire encore, lorsqu’Elsie Masson, l’épouse de l’anthropologue et mère de ses trois filles, mourut et que la maîtresse de bien des années imagina le moment venu d’une régularisation, Malinowski épousa de manière expéditive une tierce personne : Valetta Swann (1904-1973), une artiste peintre anglaise au style apparenté à celui de Georgia O’Keeffe.

La perplexité que me causait le revirement de Leach ne fut heureusement que de courte durée : nous étions alors en 1979 et ma nomination au statut de maître de conférences à Cambridge intervint aussitôt et l’Université me fit savoir qu’étant déjà détenteur du titre du docteur, il serait de loin préférable que je me consacre uniquement à mon enseignement. Je suivis ce conseil judicieux, et c’est la première fois ici que j’évoque ce projet avorté d’histoire de l’anthropologie, où la personne de l’anthropologue Bronislaw Malinowski aurait joué un rôle prépondérant. 

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4 réponses à “Cambridge University III. Servitude et grandeur de la vie étudiante”

  1. Avatar de un lecteur
    un lecteur

    La cuisine interne du silo doit rester dans le silo.
    Ce Malinowski, fin stratège, a trouvé le moyen de verrouiller sa version de l’anthropologie au-delà de sa mort avec ses frasques.
    J’aime bien les poubelles dalton avec leurs petits sapins de compagnie.

  2. Avatar de timiota
    timiota

    On a l’impression, au niveau du collectif de thésard d’une mise en abyme* de l’observateur-participant, d’une anthropologie de l’anthropologue pris dans les rets de la société cambridgienne (pris fonctionnellement ? ce n’est sans doute pas l’avis du revendeur de bière, mais …).

    Pour un physicien, il y a aussi mise en abyme de ce qu’est la « mesure » à un certain point. Le point que la mécanique quantique a mis sous le tapis du « postulat de projection », et des questions de (super)déterminisme soulevées dans la foulée du paradoxe EPR, des inégalités de Bell, etc.

    Tout cerveau est le cervelet d’une structure supérieure, ce sera mon hips-hop-thèse, pardon mon hypothèse (trop de bière) du jour.

    *Wiki m’apprend que l’expression ne date que de Gide (qui la détourne de l’héraldique, un peu comme quand il prend les clés [chiave] du Vatican).

  3. Avatar de PAD
    PAD

    Je ne sais pas de quand date la photo de cette jolie maison … je remarque trois bacs de couleur différente pour le tri des déchets.

    1. Avatar de Christian Brasseur
      Christian Brasseur

      Je caricature à peine…Le contraste entre les deux photos est saisissant… La façade de l’université représenterait le savoir « des gens d’en haut », imposant et imposé, alors que la maison de « coron », si elle est bien « au bout de la cour » (  » coron » maison de mineur en wallonie et dans le nord de la France; par extension, en patois wallon, l’expression « au coron » signifie  » au bout, à l’extrémité »), une sorte de creuset pour un autre savoir, celui « des gens d’en bas »??

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