« Dix-sept portraits de femmes » XXIV. La femme de mon ami

Il y a très longtemps j’avais un ami qui s’appelait Marc. Nous travaillions dans le même cadre, chacun selon sa spécialité, et nous avions plaisir à partager nos loisirs en ce lieu quelque peu reculé. Nous posions surtout le même regard amusé, à la fois moqueur et indulgent sur le monde. Il faut préciser, à notre décharge, que nous avions vingt-cinq ans. 

Nous habitions à cent mètres l’un de l’autre. Marc était marié à Roberte. Et par une nuit de tempête – ce qui importe peu pour le cours même des événements, à ceci près que cela les dotait de cette aura dramatique que procure la colère manifeste des dieux – Roberte, bravant les éléments déchaînés, est venue frapper à ma porte. Elle était seule. Nous nous connaissions bien car nous nous voyions tous les jours. Je l’ai faite entrer, et je l’ai faite asseoir. Elle m’a expliqué alors qu’elle voulait quitter Marc pour venir vivre avec moi. Je lui ai expliqué que ce n’était pas possible : qu’il était mon ami et que je ne pouvais pas envisager agir ainsi vis-à-vis de lui. Je me souviens, le cœur toujours brisé, l’avoir renvoyée dans la nuit, alors que les embruns battaient hargneusement les vitres et que la porte que j’ouvris pour la prier de sortir s’ouvrait sur un gouffre noir de hauts de hurlevent. 

J’ignore si j’aurais toujours agi semblablement dans le même type de circonstances, le cas ne s’étant jamais représenté. Or il s’est fait que j’ai repensé à cette aventure au cours de la semaine dernière, sans la relier alors à rien de particulier. Jusqu’à hier soir, quand elle m’est revenue en mémoire. 

Vendredi de la semaine dernière, j’ai été invité à dîner chez Raoul. Je savais qu’il était marié et que son épouse et lui avaient une petite fille mais je n’avais jamais encore rencontré ni la femme, ni l’enfant. 

Et j’arrive donc chez eux : Raoul et moi sommes venus ensemble directement du bureau. Schultz a également été invité et viendra séparément. C’est Raoul qui le remplacera à la banque, lui-même ayant été viré pour inefficacité notoire, raison pour laquelle ils se sont connus, l’employé déchu étant requis d’instruire, coutume séculaire et avanie ultime, son nouvel avatar, censé davantage performant. 

Et il y a donc en cet instant dans ce petit appartement, Macha, l’épouse de Raoul et Léna, la petite fille qui aura bientôt trois ans. Macha est belle, de la beauté resplendissante d’une ouvrière portant foulard sur la photo d’une ligne d’assemblage à Leningrad en 1943. Ses pommettes saillantes, venues d’Asie Centrale, rappellent que sous un visage existent toujours des os. Ses cheveux sont noir de jais et toute sa personne s’organise harmonieusement autour de la couleur de sa chevelure, comme Blanche-Neige sous le regard de Walt Disney : la peau trop blanche, les lèvres trop rouges. Elle s’épile les sourcils en arc de cercle comme, à une autre époque, Marlène Dietrich. 

Je savais que Raoul parlait russe : il est d’une famille grecque installée à Odessa depuis plusieurs générations. Quand j’apprends que Macha est Russe, je demande s’ils se sont rencontrés là-bas, mais non, le coup de foudre a eu banalement lieu, si l’on peut dire, ici à San Francisco. 

Et la petite est volubile : bavarde comme une pie, et revient sans cesse sur son explication complexe du déploiement d’une poussette – du moins c’est ce que son père m’indique, puisqu’à part ce qu’elle dit avec les mains, la petite s’exprime uniquement en russe. Je demande si elle va à l’école maternelle ou dans une garderie : non, elle passe ses journées avec sa maman. A-t-elle l’occasion de voir de petits Américains et de parler anglais ? « Oui, à la plaine de jeux de Chestnut à Buchanan. » Admettons, mais comme l’endroit est à onze blocs de chez eux, ça ne doit pas arriver souvent. Et je les imagine, la mère et l’enfant seules à longueur de journées dans le cœur huppé de San Francisco, se parlant russe l’une à l’autre, comme un couple autiste, et donc jusqu’à plus informé, le contraire d’une histoire exemplaire d’intégration aux États-Unis.

Et Macha a mis les petits plats dans les grands : elle a confectionné une tourte aux légumes comme entrée et le plat principal c’est du blanc de poulet dans une roulade savante dont je ne parviens pas à décomposer les saveurs. Et comme dessert, elle a préparé une sorte de flanc au fromage frais (une spécialité, m’informe-t-elle, de la Pâque orthodoxe) et une pâtisserie extrêmement élaborée apparentée au plum-pudding : débordante de noix diverses et de fruits confits. 

Le sens de l’hospitalité de Macha est très européen : les Américains vous offrent toujours des mets qui ont été – au moins partiellement – confectionnés en usine ou, dans le meilleur des cas, par des professionnels : on considère ici comme un donné que personne n’a le temps de préparer un plat digne de ce nom. Quand l’Américain « cuisine » c’est, la chose vous est familière, toujours une grillade. On vous rappelle volontiers ici que l’on mange très mal en Angleterre, mais uniquement parce qu’on l’a entendu dire par des Français. En fait, on mange beaucoup mieux en Angleterre qu’en Amérique : en dix ans je n’y ai jamais mangé des choses aussi abominables que celles qu’on trouve aux États-Unis. 

Et l’hospitalité de Macha n’est pas uniquement européenne mais en sus, rurale : il y a chez elle une sorte de respect, de révérence, pour l’invité, que je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer dans les villes mais seulement dans les campagnes.

Et au moment de nous séparer, il me semble qu’il n’existe qu’une seule façon pour moi d’exprimer ma reconnaissance qui serait à la hauteur de la manière dont j’ai été reçu, et c’est de « réciproquer » comme le dit le français pratiqué en Belgique. Et j’invite tous les présents à venir chez moi le samedi suivant, c’est-à-dire hier. 

Et le lendemain de mon invitation, au réveil, je me dis que l’appartement est trop nu à la suite du récent partage des biens et je m’empresse d’aller acheter un tapis pour le hall et un kilim pour la chambre à coucher.

Raoul, Macha et Léna arrivent avec plus d’une heure de retard. J’ai fini par les appeler et ils étaient toujours chez eux, « sur le point de partir ». Schultz qui en a eu marre d’attendre, a décidé d’aller regarder dans ma chambre un film glauque que je lui ai recommandé : l’After Hours de Martin Scorsese. En arrivant, il a constaté que cette fois c’était moi qui avais mis les petits plats dans les grands, ce qui l’a conduit à dire sur un ton sarcastique : « Des pistaches ? Mazette ! Pourtant c’est juste Raoul ! » 

Et Macha enlève son manteau et je vois qu’elle s’est faite belle, en réalité vraiment très très belle, et c’est peut-être pour cela qu’ils arrivent si tard. L’ensemble qu’elle porte est très intéressant, le haut, c’est une blouse en dentelle noire sur un maillot de corps, noir lui aussi, une sorte de flanelle, le tout très court, comme ce qu’on voit en ce moment. Je veux dire que si la peau de son ventre n’apparaît pas, c’est aux seules conditions qu’elle se tienne roide et immobile comme un piquet. Mais devrait-elle se pencher vers la petite fille assise par terre, qu’on lui verrait plus de la moitié du dos, et je détourne pudiquement le regard, qui tombe alors sur celui de son époux – s’inquiétant également de son côté de la spectaculaire étendue de peau exposée.

Et sa jupe est très longue, noire elle aussi : c’est comme du chiffon, gansé tous les trente centimètres par une torsade horizontale. Ce qui n’est pas sans rappeler le style trashy de Madonna dans les années quatre-vingts, sauf qu’ici c’est sans le trash : ça ne sort pas d’une poubelle, c’est au contraire très élégant. Et il me suffit de la voir comme ça, faisant tomber son manteau sur ses épaules, pour que je réalise soudain pourquoi durant la semaine écoulée la pensée m’est venue de Roberte, et du don malvenu de sa personne au milieu de la nuit.

Cinq mois de solitude ont fait de moi l’un de ces mâles périphériques à l’orbite irrégulière autour de la horde, le regard délibérément absent mais néanmoins fixé sur le centre où sont les femelles appartenant à d’autres. Et dès qu’ils sont partis, et que je me couche, ma résolution fléchit. Je me souviens de la suite de l’histoire de Marc et de Roberte. Je suis allé les voir, quatre ans plus tard. Ils avaient maintenant un enfant : un petit garçon. Et c’est tout juste s’ils ne m’ont pas jeté. Ils étaient hostiles : ils n’avaient pas envie de me revoir. Et j’ai réfléchi, et je me suis dit que j’étais le témoin gênant : qu’elle avait dû lui expliquer ce qui s’était passé cette nuit où elle s’était esquivée pour venir frapper à ma porte. Et je les retrouvais bien plus tard, réconciliés et résignés : elle, revenue à ses côtés mais parce que je l’avais éconduite ; lui qui la possède, mais uniquement parce que je n’avais pas voulu d’elle. Humiliés par moi, l’un et l’autre.

Et au milieu de la nuit je pèse les mérites de deux scénarios contradictoires et exclusifs : le premier qui ne dépasse pas le stade de l’esquisse, où je fais asseoir Macha, comme Roberte trente ans plus tôt, et lui explique le sens de l’amitié authentique, et le second, qui a droit à de plus longs développements et à des variations multiples et détaillées. Si bien qu’au bout d’un moment, je formule une hypothèse : et s’il aurait mieux valu accepter la proposition de Roberte, une femme dont j’ai jusqu’ici, par inadvertance, oublié de souligner à quel point j’étais attiré par elle, et lui offrir ainsi le choix entre retourner chez lui ou rester à mes côtés ? M’abandonnant plus tard pour lui, elle aurait été triomphante, maîtresse de sa vie : ayant eu ce qu’elle voulait et le rechoisissant lui, en toute liberté, et lui, pour sa part, retrouvant sa femme, qui le préfère alors à un rival pourtant redoutable : en d’autres mots, « vainqueur ». 

Et voilà donc ce que j’élabore dans mon fantasme solitaire : la réinvention de l’histoire dans une version qui ne fait que des heureux, et, qui moi, m’exonère. Parce que si Macha devait venir frapper à ma porte, à la faveur de la nuit, le meilleur service que je puisse lui rendre ainsi qu’à mon ami, serait de la lui ouvrir sans rien dire, de lui signifier « Chut ! » de mon index touchant ses lèvres, et de l’enlacer aussitôt le seuil dépassé, avant qu’elle n’ait pu même prononcer un seul mot, et mes lèvres et mes mains tireraient alors parti sans vergogne des diktats d’une mode aujourd’hui complice de mes desseins, jusqu’à ce que les genoux lui manquent et qu’elle s’affaisse à l’endroit-même où nous sommes (d’où l’intérêt des tapis acquis récemment) pour lui faire l’amour sur le sol, faisant quelquefois mine au cours de la nuit de la laisser s’échapper, pour souligner ainsi à chaque fois la vanité de tentatives qui, étant celles d’une femme nue, et ne pouvant avoir lieu qu’à quatre pattes ou en rampant, constituent nécessairement autant de nouvelles provocations, autant d’huile fraîche versée sur notre feu. Voilà jusqu’où pourrait aller mon sacrifice.

Et les enfants dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien, ils grandissent, comme ils l’ont toujours fait, l’espèce étant ce qu’elle est. De deux choses l’une : soit les parents baisent et les enfants trinquent, ce qui n’est pas bien, soit la présence des enfants suffit à empêcher les adultes de concrétiser leurs rêveries, obligeant celles-ci à demeurer ce qu’elles sont, à savoir de purs fantasmes. Et dans ce cas-là, tant pis pour les Macha et tant pis pour les Paul Jorion de ce monde. Tant pis pour tous les amants en puissance auxquels est refusé d’être jamais amants en acte. Et cela aussi, à sa manière, ce n’est pas bien non plus.  

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5 réponses à “« Dix-sept portraits de femmes » XXIV. La femme de mon ami

  1. Avatar de Pierre-Alain Dauzet
    Pierre-Alain Dauzet

    Un vrai régal … loin d’être roide 🙂

    1. Avatar de Paul Jorion

      😀

      Merci : c’est un énorme boulot de rédiger un texte comme cela. Mais il y a sa récompense, comme le clin d’œil à Proust avec la phrase de 963 signes :

      Parce que si Macha devait venir frapper à ma porte, à la faveur de la nuit, le meilleur service que je puisse lui rendre ainsi qu’à mon ami, serait de la lui ouvrir sans rien dire, de lui signifier « Chut ! » de mon index touchant ses lèvres, et de l’enlacer aussitôt le seuil dépassé, avant qu’elle n’ait pu même prononcer un seul mot, et mes lèvres et mes mains tireraient alors parti sans vergogne des diktats d’une mode aujourd’hui complice de mes desseins, jusqu’à ce que les genoux lui manquent et qu’elle s’affaisse à l’endroit-même où nous sommes (d’où l’intérêt des tapis acquis récemment) pour lui faire l’amour sur le sol, faisant quelquefois mine au cours de la nuit de la laisser s’échapper, pour souligner ainsi à chaque fois la vanité de tentatives qui, étant celles d’une femme nue, et ne pouvant avoir lieu qu’à quatre pattes ou en rampant, constituent nécessairement autant de nouvelles provocations, autant d’huile fraîche versée sur notre feu.

  2. Avatar de Hervey

    … s’appeler « Roberte » et se voir refuser « les lois de l’hospitalité » serait-il tout autant inavouable ?

  3. Avatar de arkao

    Heureusement les enfants grandissent et quittent le nid un jour.
    Il n’est pas trop tard alors pour vivre de nouvelles aventures et retrouver l’exaltation de nos vingt ans.

  4. Avatar de Daniele Briquet
    Daniele Briquet

    Devant Roberte, Georges n’a pas hésité. La preuve :

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  4. C’est pas moi, c’est l’autre ! « Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre…

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  6. @Ruiz Répondre Oui à cette question, cela revient à enfoncer des portes ouvertes. Paul Jorion, mais quasiment tous les médias…

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