Retranscription de Les États-Unis et les fusils d’assaut, le 29 mai 2022 .
Bonjour, nous sommes le 29 mai 2022 et aujourd’hui, je vais vous parler des Etats-Unis et des fusils d’assaut.
Le 14 mai, un tueur s’est rendu dans un supermarché à Buffalo, dans l’Etat de New York, et il a tiré dans la foule et a tué 10 personnes. Il est venu d’assez loin. Il voulait trouver un magasin où il saurait qu’il n’y aurait pratiquement que des Afro-américains, que des Noirs et, effectivement, les 10 personnes qu’il a tuées – il en a blessé d’autres – sont effectivement des Afro-américains. Il s’agissait d’ailleurs d’un supermarché qui avait été délibérément créé dans un quartier où il n’y avait pas de commerces pour permettre aux gens du lieu de se rendre dans un supermarché.
Si j’ai bon souvenir, le tueur a fait 150 km pour se rendre à cet endroit et il a mis en ligne un manifeste suprémaciste blanc avec les arguments classiques : « grand remplacement » et compagnie, c’est-à-dire « C’est pas nous qui avons commencé, c’est eux qui veulent se débarrasser de nous et nous sommes dans une guerre de résistance ».
Dix jours plus tard, le 24, c’est-à-dire il y a 5 jours, dans une école primaire d’Uvalde dans le Texas, un tueur est venu là aussi avec des fusils d’assaut et il a, en une demi-heure, il a tué 21 personnes. C’est un scandale parce qu’il n’y avait pas de protection policière. La police a tardé à venir. Quand elle s’est trouvée devant la porte, les gens ont discuté en disant que, finalement, ce n’était pas une bonne chose d’essayer d’affronter quelqu’un qui est armé, c’est-à-dire que le massacre a continué.
Pendant ce temps-là, il y avait encore des élèves qui lançaient des SOS. Il y en avait qui s’étaient couverts du sang de leurs camarades pour faire semblant qu’ils étaient morts. Quand vous regardez les photos, euh … [pause].
Je dis « euh » parce que je sais que je vais me fâcher parce que je suis déjà fâché, j’aurais dû vous prévenir, c’est une de ces vidéos où je suis déjà enragé avant de commencer. Bon, j’ai regardé les photos des 21 morts. Il y a deux petites filles blondes qui sont des « Caucasiennes » comme on dit là-bas. Je vous rappelle pourquoi « caucasien », parce que les Etats-Unis en sont toujours à la classification de Blumenbach à la fin du XVIIIème siècle qui considérait que le plus beau crâne dans sa collection de personnes de peau blanche était celui d’une Caucasienne. Dans les 21 personnes parmi les morts, j’ai vu deux petites filles qui étaient « Caucasiennes ». Les autres sont des gens qu’on appelle là-bas « Latinos », « Hispanics ». Moi, je suis anthropologue, je vais les appeler par leur nom : les autres 20 personnes sont des Amérindiens.
Bon, dans les jours qui ont suivi, comme d’habitude, il y a eu indignation : « Pourquoi permet-on à des gens d’acheter des fusils d’assaut ? » Le bonhomme, il avait 18 ans. Il a pratiquement acheté ces armes le jour de ses 18 ans. Il a acheté des milliers de munitions. On ne lui a rien demandé parce qu’on est au Texas et que c’est une des grandes victoires du gouverneur de l’Etat du Texas d’avoir supprimé les dernières lois qui faisaient un tri parmi les gens qui veulent acheter des armes.
Alors, les Démocrates ont dit : « C’est un scandale. Maintenant, c’est terminé. On empêche ça une fois pour toutes ! » et les Républicains ont dit… Comme à leur habitude, ceux qui ont dit quelque chose, c’était pour se rendre à la réunion (c’était avant-hier si j’ai bon souvenir) de la National Rifle Association (NRA), l’« association nationale des fusils », qui est l’équivalent d’un parti d’extrême-droite dans les autres pays et où, entre autres, un certain nombre de députés / sénateurs républicains américains ont pris la parole et, en particulier, M. Trump qui avait lancé le message quelques jours auparavant « Guerre civile ! ». Voilà : guerre civile ! Pourquoi quand les Démocrates disent « Ça suffit maintenant, assez de morts dans les écoles, assez de morts dans les magasins ! ». Pourquoi est-ce que les Républicains ne disent rien ? Eh bien, je vais vous le dire mais vous le savez, vous connaissez la réponse, c’est parce que les morts de Buffalo étaient tous Noirs et parce que pratiquement tous les morts d’Uvalde étaient Amérindiens.
On nous dit maintenant : « Ah, le parti Républicain a découvert le « grand remplacement ». Oui, il a découvert le grand remplacement » de M. Renaud Camus et ses conneries mais ça n’a rien changé. Ça n’a rien changé : ce sont les mêmes personnes qui ont fait la Guerre de Sécession pour garder le sud esclavagiste dans les années 1860 [1861-1865]. Ils n’ont pas besoin de « grand remplacement ». Ils y croient depuis au moins deux siècles et ça ne fait aucune différence de leur côté.
Pourquoi donc les Républicains qui se sont rendus à l’association des possesseurs d’armes n’ont rien dit en matière de changer les choses ? Qu’on regarderait au moins à qui on vend les armes ? Les Démocrates demandent des choses extraordinaires comme le fait qu’on vérifie qui est la personne à qui on vend des armes, qu’on fasse passer l’autorisation d’acheter des armes à feu de 18 à 21 ans.
C’est-à-dire que les Républicains savent où ils sont. Les Démocrates ne sont encore absolument nulle part et ils n’obtiendront jamais dans ce pays la majorité pour un renversement de la législation. Pourquoi ? Grâce à ce système qui fait que les états ruraux ont au Sénat autant de représentants qu’un état comme New York ou la Californie. La Californie, 7e économie mondiale, a le même nombre de sénateurs que le Nebraska ou le Dakota du Sud où il n’y a absolument personne qui habite.
C’est comme ça que fonctionne ce pays c’est la démocratie à l’américaine. Pourquoi est-ce que les Républicains, qui soutiennent en sous-main au moins les thèses suprémacistes blanches, pourquoi ne protestent-ils pas les larmes aux yeux comme les Démocrates quand on tue 10 Noirs dans un magasin ou quand on tue 20 Amérindiens dans une école ? Vous avez vu cette école, vous avez peut-être vu les photos aériennes de cette école à Uvalde. Vous avez vu à quoi ça ressemble ? Ça ressemble à une casemate. On n’a pas… Ils ne sont pas… Le gouvernement du Texas ne s’est pas ruiné en créant cette école-là : c’est un hangar avec des fenêtres quelque part et pas de protection policière. Il y a plein d’argent au Texas pour qu’il y ait des patrouilles qui fassent le tour des écoles. Cette école-là ? On s’en foutait. Appelons les choses par leur nom : on s’en foutait !
Il n’y avait pas de patrouille. On nous a dit, quand on a eu les premiers rapports, que les policiers à l’entrée s’étaient bien défendus. Il n’y avait pas de policier à l’entrée ! Il a fallu 20 minutes pour qu’ils arrivent et à ce moment-là, ils se sont dit que, finalement, c’était bien dangereux de s’approcher davantage. Pendant ce temps-là, le type continuait à canarder à l’intérieur. Il essayait de trouver les élèves, ces élèves d’école primaire qui étaient dans le sang de leurs camarades et qui se couvraient du sang de leurs camarades pour qu’on ne tire pas sur eux en pensant qu’ils étaient encore en vie. Que faire ?
Que faire ? Quand on fait des analyses comme je fais des analyses, on se dit qu’il y a peut-être quelqu’un quelque part qui regardera ça, qui se dira peut-être qu’il y a une bonne idée là, qui voudra en faire quelque chose, qu’il y a une décision qui sera prise quelque part pour changer les choses. Or, ce que je vous dis là n’a absolument aucun impact : ce pays est partagé en deux camps depuis les années 1860. Il se fait que le camp du Sud a perdu à ce moment-là mais on lui a permis, dans un but d’apaisement, dès 10 ans plus tard, de reconstruire des monuments à ses généraux et à reconstruire, je dirais, de fait, une vie sociale selon les mêmes principes qu’avant. Ce qu’il y a simplement, c’est que les anciens esclaves étaient devenus des salariés payés au lance-pierre et ça ne faisait pas grande différence. Voilà dans quel état ce pays est depuis ce moment-là. Ça n’a rien changé. Si, on a changé les choses dans les années 1960, un siècle plus tard : on a interdit au niveau fédéral toutes les lois de ségrégation. A quoi est-ce que ça a conduit ? Ça a conduit à ce qu’on voit maintenant : les Blancs ont commencé à se surarmer. C’est à ce moment-là que ça a commencé de cette manière-là. Je ne parle pas des bourgeois de New York, je ne parle pas des gens que j’ai fréquentés à Los Angeles ou à San Francisco, bien entendu, je veux dire les gens qui représentent dans tous les pays, les personnalités rigides et qui font des électeurs d’extrême-droite qui n’ont pas besoin de la théorie de remplacement : si on ne l’avait pas produite pour eux, ils l’auraient inventée eux-mêmes. Et ils y croyaient déjà de toute manière. Que faire ?
Que faire ? Je ne sais pas. Je ne sais absolument pas. Ce pays est un pays qui a des institutions démocratiques. On a vu pendant les 4 ans de Trump qu’aucun des contre-pouvoirs n’a fonctionné. Aucun des contre-pouvoirs n’a pu fonctionner. Maintenant, on nous dit : « Voilà, tout va changer parce qu’il y aura des auditions publiques sur le coup d’Etat de M. Trump. Il va y en avoir six au mois de juin ». Ah, malheureusement, on n’a pas pu mettre les six à des heures de grande écoute mais enfin, il y en aura quand même deux qui passeront à une heure de grande écoute à la télévision ». Qu’est-ce qu’on va nous dire là ? On va nous dire : « M. Trump a préparé un coup d’Etat. Il est trop con pour l’avoir réussi mais c’était quand même bien préparé et tous ses complices vont être dénoncés ! ».
Est-ce que ça va faire changer d’avis quiconque qui regardera ça ? Non : il y a ceux qui n’aiment pas Trump, qui n’aiment pas cette montée du fascisme aux Etats-Unis et, de l’autre côté, il y a ceux qui aiment Trump et qui aiment cette montée du fascisme aux Etats-Unis. Est-ce qu’il y aura, comme l’espère cette sénatrice noire américaine que je viens d’écouter, un revirement parmi les gens qui écouteront ? S’il y avait une personne qui change d’avis dans cette affaire, je serais déjà content. Je n’y compte pas.
Je n’y compte pas : ce pays est entièrement polarisé. La personne de Trump a permis que cette polarisation arrive en surface. Dans les pays comme les nôtres, cette polarisation est là aussi et parfois aussi, elle est là depuis 200 ans, c’est simplement que les personnalités arrivant au pouvoir, qui permettent que cette polarisation arrive véritablement en surface, ça, ça n’arrive pas tout le temps heureusement, mais quand ça a eu lieu, comme c’est le cas avec Trump, les institutions montrent qu’elles sont incapables, incapables de résister à cela : il faut des majorités des deux-tiers pour faire avancer quoi que ce soit, c’est-à-dire des majorités qu’on n’obtient pas.
Même chose, comme on le sait, au niveau des institutions européennes, des effets de cliquet qui ont été mis en place par les droites quand elles ont accepté un principe, je dirais, de démocratie de surface. En fait, elles ont laissé les traces de leur pouvoir à l’intérieur du système et se sont donné les moyens de le reprendre au moment qui leur conviendrait. Quand je dis les droites, c’est souvent des droites évidemment de type autoritaire tolérées par les hautes bourgeoisies de droite en se disant que c’est un pis-aller comme on a pu le voir en Allemagne nazie. On a vu ce que ça a donné. Dire que c’était une exception, que ça n’arrivera plus jamais, ça, ça a été, je dirais, le drame des 50 années en disant : « Ça a été une aberration ! ».
L’Allemagne nazie n’a pas été une aberration. C’est un truc qu’on a fini par faire tomber. Ce n’était pas une aberration : c’était inscrit là aussi dans les institutions de Weimar comme c’est inscrit dans les institutions « démocratiques » des Etats-Unis. Il y a là tout un système en arrière-plan qui permet en fait à des partis fascistes de prendre le pouvoir quand nécessaire. Je ne parle même pas des « lois martiales » et compagnie, des décisions « par ordonnance », des choses de cet ordre-là dont tout le monde connaît l’existence, non, je veux dire les majorités des deux-tiers ici ou là, des choses qui empêchent à ce moment-là, au moment où le basculement a lieu, qu’il puisse se refaire dans l’autre sens. Ce sont des choses irréversibles et c’est finalement par des guerres qu’on se débarrasse finalement de ces dictateurs.
J’aimerais avoir un message d’espoir pour la situation des Etats-Unis, de dire que « si au moins on essayait ceci ou cela… » mais je ne vois pas, je ne vois absolument pas. Non : il y a une population qui est contente quand il y a des Noirs qui sont tués, qui est contente qu’il y a des Amérindiens qui sont tués. Pourquoi ? Parce que ces gens-là sont là « pour venir nous faire la peau ». Alors, eh bien, c’est de la légitime défense, c’est rien d’autre.
C’est comme ça que ces gens le conçoivent. Ils ne savent même pas que les Amérindiens étaient là avant eux et ont davantage de droits sur ce pays qu’eux-mêmes. Ils ne se souviennent plus que les Noirs qui sont là, c’est parce que leurs ancêtres ont traversé l’Atlantique avec des chaînes aux pieds et où on avait sans doute la moitié qui crevait en cours de route et on ne devait pas s’occuper beaucoup de ceux qui étaient malades (à l’arrivée, si, peut-être, de temps en temps, parce qu’on se disait qu’on allait perdre de l’argent). C’est ça le pays, c’est ça ce pays …
Avec un peu de recul, dans 10 ans, si je suis toujours là, on considèrera comme un miracle que ce système ait pu fonctionner de manière pseudo-démocratique pendant un certain temps. Le ver était dans le fruit depuis que ce pays s’est constitué par le massacre, par le génocide, des personnes qui étaient là et leur remplacement délibéré par des esclaves, des gens sans leur liberté amenés là dans des conditions abominables.
On me dit parfois que j’ai une vision trop idyllique, trop sympathique, trop aimable, des Etats-Unis, je ne crois pas qu’aujourd’hui cela se sera exprimé dans mes propos.
Voilà, allez, à bientôt !
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