L’IA : Un champ de bataille technologique et idéologique entre les États‑Unis et la Chine

Illustration par ChatGPT

J’ai publié ici le 7 juin un billet intitulé : « Rivalité États-Unis / Chine dans le domaine de l’IA : Implications à long terme et perspectives d’avenir », le billet aujourd’hui ne le remplace pas, il le complète : il ajoute une perspective historique et met à jour les références aux versions les plus récentes des logiciels d’IA.

Auteurs :

Pour les prompts : Paul Jorion ; pour le texte : ChatGPT (4o et o3), Claude-sonnet-4 et DeepSeek R1

Introduction

Examinons comment l’intelligence artificielle est devenue un point focal de la rivalité entre les États‑Unis et la Chine et ce que cela signifie pour le monde.

Nous commençons par passer en revue les avancées techniques récentes qui illustrent l’intensité de cette course: la famille o3 d’OpenAI et ses successeurs lancés en août2025, ainsi que DeepSeek‑V3 et le futur DeepSeek‑V4 en Chine.

Nous explorons ensuite les stratégies nationales: comment la Chine vise l’autosuffisance technologique, l’influence mondiale et la fixation des normes en matière d’IA, tandis que les États‑Unis s’appuient sur leur écosystème d’innovation, leurs alliances, et de plus en plus sur une stratégie de modèles en accès libre.

Nous considérons également les dimensions sociétales et philosophiques du développement de l’IAopposition entre l’ouverture et la régulation prônées par les démocraties libérales et l’usage de l’IA à des fins de contrôle social dans le contexte autoritaire chinois.

Enfin, nous examinons le rôle des modèles open source et auto‑évolutifs (comme DeepSeek‑R1‑Zero) ainsi que de nouveaux venus tels que la série gpt‑oss d’OpenAI, qui pourraient remodeler le terrain.

Progrès récents: OpenAI o3, o3‑pro, gpt‑oss et DeepSeek‑V3, DeepSeek‑V4

Une série d’avancées techniques a récemment repoussé les frontières de l’IA, illustrant le rythme rapide —et la nature concurrentielledes progrès aux États‑Unis et en Chine.

Côté américain

Le modèle o3 d’OpenAI, suivi de son successeur o3‑pro en juin2025, a marqué un bond majeur en matière de raisonnement et d’adaptabilité.

En août, OpenAI a lancé deux modèles phares en poids ouverts: gpt‑oss‑120B et gpt‑oss‑20B, sous licence Apache2.0.

Ces modèles conservent des capacités avancées de raisonnement «chaîne de pensée» et peuvent fonctionner localement sur des ordinateurs portables ou même des smartphones, signalant une volonté d’élargir l’accès.

Parallèlement, GPT‑5 est attendu pour la mi‑ ou fin août2025; les premiers retours signalent des progrès notables en programmation et en raisonnement scientifique.

OpenAI a également enrichi l’écosystème ChatGPT Agent avec des outils comme Operator, Codex et un Agent généraliste, permettant l’automatisation de tâches complexes avec navigation web, codage et intégration d’outils.

Enfin, l’acquisition en mai2025 de la startup io (dirigée par Jony Ive) traduit une volonté d’entrer sur le marché des appareils grand public conçus pour l’IA, intégrés étroitement au logiciel maison.

Côté chinois

La Chine a surpris le monde de l’IA avec DeepSeek‑V3, publié fin2024, qui a égalé les meilleurs modèles occidentaux pour une fraction du coût grâce à une architecture à «mixture of experts» et un entraînement économe en calcul.

L’entreprise concentre désormais ses efforts sur DeepSeek‑R2 et le futur DeepSeek‑V4, attendus à l’été2025.

D’autres acteurs, comme Baidu, ont relancé la course interne avec les modèles multimodaux Ernie4.5Turbo et X1Turbo, couplés au logiciel d’agent Xinxiang et à un cluster de puces Kunlun de grande taille.

Cela confirme la volonté de Pékin de miser non seulement sur l’efficacité, mais aussi sur l’intégration en entreprise et le déploiement à l’échelle nationale.

IA open source et auto‑évolutive: égalisation des chances?

L’open source et les techniques d’auto‑évolution continuent de remodeler la rivalité.

La sortie de V3 par DeepSeek a établi un précédent en partageant poids et code, mais août2025 a vu OpenAI adopter la même logique avec gpt‑oss‑120B et gpt‑oss‑20B.

La mise à disposition de tels modèles sous licence permissive élargit l’accès: en Afrique, l’opérateur Orange prévoit déjà de les affiner pour des langues peu desservies et des usages publics.

Ces modèles deviennent ainsi des instruments de puissance douce et de diplomatie technologique.

DeepSeek poursuit de son côté le développement d’architectures auto‑évolutivesR1, R2 et V4centrées sur l’efficacité et l’apprentissage continu malgré les contraintes d’accès aux GPU haut de gamme.

Même en Chine, certains acteurs comme Baidu soulignent les limites des grands modèles texte‑seul, en termes de vitesse et de précision, d’où le pivot vers des systèmes multimodaux et orientés entreprise.

L’effet stratégique de l’open source reste nuancé: s’il abaisse les barrières à l’entrée, l’avantage compétitif repose toujours sur l’infrastructure, la qualité des données et les talents.

La rivalité se déplace donc de la seule propriété de l’algorithme vers la capacité à le déployer, l’intégrer et l’adapter efficacement.

Parallèles historiques et leçons stratégiques

Les observateurs établissent fréquemment des parallèles entre la rivalité actuelle en matière d’IA et les courses technologiques du passé, notamment la compétition entre les États‑Unis et l’Union soviétique pendant la guerre froide dans le domaine des armes nucléaires et de l’exploration spatiale. Bien que l’histoire ne se répète jamais à l’identique, ces analogies offrent un prisme utile pour examiner les dynamiques, les risques et les résultats possibles du champ de bataille sino‑américain de l’IA.

Pendant la guerre froide, les États‑Unis et l’Union soviétique se sont livrés à une compétition intense pour se surpasser sur le plan technologique, en tant que substitut à la suprématie idéologique. La «course à l’espace» en est peut‑être l’épisode le plus célèbre: après le succès surprise du lancement soviétique de Spoutnik (le premier satellite) en 1957, les États‑Unis ont répondu par un effort national qui a culminé avec l’alunissage d’Apollo en 1969. Ce concours visait à démontrer la supériorité d’un système (démocratie capitaliste contre socialisme communiste) par la réussite scientifique. De manière similaire, beaucoup considèrent la course à l’IA comme un concours visant à montrer quel modèle de gouvernance — libéralisme occidental ou capitalisme d’État autoritaire chinois — est le plus à même de favoriser le progrès technologique. De fait, les percées chinoises, comme les modèles DeepSeek, ont été explicitement comparées à Spoutnik quant à leur impact psychologique sur la communauté technologique américaine. Tout comme Spoutnik avait été un signal d’alarme prouvant que les Soviétiques pouvaient défier le leadership américain, le succès de l’IA chinoise avec des ressources limitées montre que les États‑Unis ne peuvent pas considérer leur domination dans les technologies de pointe comme acquise pour toujours.

Un autre parallèle réside dans le concept de course aux armements. Dans la course nucléaire de la guerre froide, chaque camp accumulait des armes toujours plus puissantes, conduisant à un équilibre précaire appelé «destruction mutuelle assurée». Dans le contexte de l’IA, bien que les systèmes ne soient pas des armes au sens explosif, ils sont de plus en plus considérés comme des atouts stratégiques susceptibles de conférer des avantages militaires et économiques décisifs. On craint une spirale similaire: si un pays accélère la recherche militaire fondée sur l’IA (drones autonomes, cyber‑guerre assistée par IA), l’autre fera de même pour ne pas être distancé, entraînant une escalade continue. On pourrait qualifier ce scénario d’«intelligence mutuelle assurée» — aucun camp ne peut se permettre d’arrêter sous peine de céder un avantage critique à l’adversaire. Le danger, analogue à celui du nucléaire, est que déployer précipitamment l’IA (par exemple dans le commandement et le contrôle des armes ou des infrastructures critiques) sans garanties de sécurité suffisantes puisse provoquer des accidents ou des conflits involontaires (une IA défaillante pouvant causer un chaos comparable à un tir accidentel). C’est pourquoi certains stratèges appellent à des accords de contrôle des armements appliqués à l’IA, semblables aux traités de la guerre froide, pour limiter certains usages — mais parvenir à de tels accords est difficile, compte tenu du caractère à double usage de l’IA (le même algorithme pouvant améliorer un système de recommandation de produits ou un guidage de missile).

L’aspect «course à l’espace» apporte aussi ses leçons. Cette compétition a entraîné des investissements massifs dans l’éducation et la recherche (par exemple, les États‑Unis ont créé la NASA et investi dans les disciplines STEM après Spoutnik). De la même manière, la course à l’IA incite les nations à investir dans le capital humain: bourses pour les études en IA, recrutement international de talents, laboratoires nationaux d’IA. Le bénéfice à long terme, comme ce fut le cas pour l’espace, pourrait être une cascade d’innovations dépassant l’objectif initial. La course à l’espace nous a donné les satellites, la micro‑électronique et, indirectement via les efforts de la DARPA, Internet. La course à l’IA pourrait produire des avancées en santé (découverte de médicaments par IA), en modélisation climatique, et plus encore, comme retombées de la volonté de surpasser l’adversaire. Cependant, une différence clé est que la conquête spatiale était largement pilotée par les gouvernements, alors qu’aujourd’hui l’IA est propulsée à la fois par les gouvernements et par les entreprises privées. Cela introduit des forces de marché qui n’existaient pas de la même façon dans les années 1960, compliquant toute tentative de coordination ou de limitation de la compétition.

Historiquement, les rivalités technologiques ont parfois favorisé une coopération inattendue. Par exemple, malgré la guerre froide, les États‑Unis et l’URSS ont négocié des accords de limitation des armements lorsque les coûts et les risques devenaient trop élevés. Dans le domaine de l’IA, on observe des efforts naissants de coopération internationale: forums multipartites sur l’éthique de l’IA, dialogues scientifiques sino‑américains, panels mondiaux appelant à des normes communes de sécurité. On peut imaginer que les deux superpuissances de l’IA reconnaissent un jour un intérêt commun à prévenir des défaillances catastrophiques ou une course aux armements incontrôlée, aboutissant à quelque chose comme un «traité sur l’IA». Néanmoins, des déficits de confiance et des divergences idéologiques rendent cela difficile à court terme.

Une autre analogie historique provient de l’économie: la compétition dans les technologies de la révolution industrielle entre grandes puissances. La domination britannique dans la vapeur et le textile au XIX siècle a incité d’autres à rattraper leur retard; la rivalité États‑Unis–Japon dans les semi‑conducteurs dans les années 1980 en est un autre exemple. Ces concours se sont souvent soldés non par l’élimination d’un camp, mais par un réajustement — par exemple, le Japon est devenu un important producteur de semi‑conducteurs mais a établi une relation symbiotique avec les entreprises américaines. Dans le contexte de l’IA, on peut envisager un futur où les États‑Unis et la Chine excelleraient chacun dans des niches distinctes et trouveraient un modus vivendi: par exemple, les États‑Unis domineraient dans certains modèles fondamentaux ou technologies de puces, tandis que la Chine excellerait dans l’adaptation et le déploiement à grande échelle, et chacun échangerait avec l’autre (directement ou via des alliés) car un découplage complet se révélerait inefficace. Ce serait davantage une coexistence compétitive qu’un scénario où «le gagnant prend tout».

En traçant ces parallèles, il faut rester prudent. L’IA n’est pas du matériel spatial ou des missiles nucléaires; elle est plus diffuse, intégrée dans des logiciels et des données, et évolue rapidement. Les calendriers sont également incertains: certains parlent d’une «course à l’IA» vers l’intelligence artificielle générale (IAG), point hypothétique où l’IA surpasserait largement les capacités cognitives humaines. D’autres doutent qu’un tel jalon soit proche ou même bien défini. L’ambiguïté entourant l’objectif final (IAG? domination économique? supériorité militaire?) rend la rivalité en IA à certains égards plus complexe que la course à l’espace (qui avait des objectifs clairs comme «atteindre la Lune en premier»).

Néanmoins, le contexte historique apporte un avertissement: les courses technologiques débridées peuvent être risquées et coûteuses. Elles peuvent mener à un monde polarisé, où chaque camp forme des blocs fermés (on parle déjà d’un écosystème technologique bifurqué, d’un «rideau de fer numérique» séparant l’IA chinoise et occidentale). Elles peuvent détourner d’énormes ressources vers des objectifs militaires ou redondants, au détriment de problèmes mondiaux nécessitant une coopération (comme le changement climatique, domaine où l’IA pourrait ironiquement aider si elle était partagée). Et elles peuvent engendrer paranoïa et malentendus: la guerre froide a connu plusieurs quasi‑accidents nucléaires dus à de fausses alertes; on peut craindre à l’avenir un incident déclenché par l’IA (par exemple, un système de surveillance automatisé interprétant à tort un exercice militaire de routine comme une attaque, déclenchant une crise).

Les analogies historiques prennent un relief accru à la lumière des sorties en poids ouverts d’août2025 et des nouveaux systèmes multimodaux chinois.

L’analogie du «moment Spoutnik» de la Guerre froide ne s’applique plus seulement à DeepSeek‑V3, mais aussi à l’impact symbolique de la série gpt‑oss.

Implications à long terme et perspectives

Depuis juin2025, l’équilibre concurrentiel a évolué en matière de gouvernance et d’influence.

Les sorties en poids ouverts des acteurs américains et chinois ont modifié la diplomatie de l’IA: elles permettent potentiellement des travaux conjoints sur la sécurité, même en contexte de rivalité, tout en servant d’outils de consolidation d’alliances.

Les stratégies régionales se renforcent: le projet d’Orange en Afrique illustre comment l’affinage local de modèles ouverts peut réduire les inégalités en IA; l’Europe et d’autres régions poursuivent une «souveraineté technologique» via leurs propres cadres réglementaires et une adoption sélective.

Les scénarios restent variés:

  • un ordre technologique bipolaire ancré sur les États‑Unis et la Chine;
  • des percées asymétriques si l’un des deux atteint le premier un niveau de type AGI;
  • ou une coexistence compétitive si chacun excelle dans des niches différentes.

Mais les évolutions d’août2025 montrent que la fixation des normes et l’intégration aux infrastructures seront aussi décisives que les percées algorithmiques.

Les modèles en poids ouverts peuvent atténuer la dynamique du «winner‑takes‑all» sans mettre fin à la compétition; ce sont les choix de gouvernance qui détermineront si l’ouverture favorise la stabilité ou accélère une nouvelle course aux armements.

Conclusion

Le champ de bataille de l’IA ne se définit plus uniquement par l’échelle des modèles ou l’avantage propriétaire. Avec la série gpt‑oss d’OpenAI, l’évolution continue de DeepSeek et la montée des plateformes multimodales orientées entreprise, la course porte désormais sur l’intégration, la gouvernance et l’influence normative.

La question est de savoir si cette dynamique orientera l’humanité vers un ordre de l’IA coopératif ou vers des blocs technologiques retranchés —et cela dépendra des choix faits dans les prochaines années, par les gouvernements, les entreprises et la communauté de recherche au sens large.

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2 réponses à “L’IA : Un champ de bataille technologique et idéologique entre les États‑Unis et la Chine

  1. Avatar de konrad
    konrad

    Elle est drôle cette image. Elle nous montre les USA sous les traits d’une jeune femme avec les attributs du progrès – la fusée découvrant de nouveaux horizons – et de la science, la géométrie et l’atome…
    Les chinois sont militaires, uniforme et chars indiquent la volonté guerrière.
    Que nous dit cette image ?
    L’IA nous montrerait-elle sa « vérité » ?

    1. Avatar de Otromeros
      Otromeros

      Tout dépend de la formulation/désir du  » prompteur  » …^!^…

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