Illustration par ChatGPT
Freud a comparé le refoulement à un « censeur » psychique qui interdit aux désirs interdits de parvenir à la conscience. Voici l’image qu’il a utilisée, une analogie qui semble, avec le recul du temps, étrangement presciente en termes de régions inaccessibles au sein d’un paysage énergétique :
« Représentez-vous un chemin commode qui, en temps ordinaire, relie deux villages alpins. Au printemps, toutefois, sous l’effet de la fonte des neiges, le ruisseau enfle jusqu’à devenir un torrent impétueux. Quiconque veut alors aller d’un village à l’autre doit emprunter le sentier escarpé grimpant par la montagne, et n’atteint le but qu’épuisé. De même, les obstacles externes ou internes que crée la réalité contraignent la libido à un détour laborieux : celui des symptômes névrotiques » (Freud, Introduction à la psychanalyse [1916-1917]) *.
Dans un paysage d’optimisation, nous pouvons réimaginer ce censeur non pas comme un superviseur bénévole, mais comme la conséquence émergente du coût : une pénalité implicite qui remodèle le paysage énergétique de la pensée en attribuant un coût astronomique au franchissement de certaines frontières (au prix de « l’épuisement »). Le résultat n’est pas un blocage de la pensée, mais un détournement de celle-ci.
Ou, en termes formels : l’esprit minimise l’énergie libre soumise à des contraintes souples ou strictes – les mêmes mathématiques utilisées dans le deep learning moderne lorsque nous pénalisons les poids interneuronaux ou les aboutissements violant les desiderata. Dans les réseaux neuronaux artificiels, en effet, des termes de pénalité sont additionnés aux fonctions de perte afin de décourager certains comportements : surajustement, expressions politiquement « incorrectes » (en fonction de l’opinion des uns ou des autres), divergence par rapport aux normes culturelles en vigueur. Un poids trop important, une prédiction trop risquée, entraîne chacun un coût. Le réseau apprend à éviter ces parcours particuliers : il « oublie » que l’interdiction était le produit d’un ordre et s’habitue au fait qu’il est trop coûteux sur le plan énergétique : le processus exact que Freud décrivait dans sa remarquable analogie alpine. Dans ce contexte, le refoulement devient un équivalent psychologique : en aucune manière un refus de penser, mais une restructuration du paysage mental telle que les sentiers allant dans certaines directions deviennent prohibitivement escarpées.
Lorsque nous minimisons une fonction de perte par descente de gradient, chaque régulateur Ri agit comme une falaise dans le paysage : dès que nous nous en approchons, la perte augmente de manière explosive, et le gradient oriente la trajectoire vers un contournement d’accès plus aisé, de préférence à un affrontement direct de la falaise. Notre économie mentale se comporte de la même manière : ce n’est pas la « lâcheté » qui nous empêche de nourrir certaines idées, mais un coût structurel – une barrière interne – à ce point élevé que la seule solution viable est de le contourner.
Le résultat est un déviation forcée qui rappelle les zones mortes ReLU (régions de gradient nul que la trajectoire d’apprentissage ne parvient pas à franchir dans les réseaux neuronaux artificiels) ou les contraintes de limites strictes dans l’optimisation. Ce que nous entendons dans l’écoute analytique, c’est l’existence d’une déviation dans la parole de l’analysant.
Ces contraintes, bien qu’invisibles, laissent leurs traces dans le discours : des schémas observables et répétitifs qui indiquent les abords d’une zone interdite. Ici cinq exemples de comportements linguistiques signalant des murs de pénalité :
1) Dans l’évitement lexical, l’analysant remplace les termes qui s’imposeraient par d’autres qui sont eux vagues ou génériques. « Ces choses dont on a parlé il y a quelques séances… » évite de nommer l’événement traumatisant : le vecteur sémantique contourne l’obstacle.
2) Dans la circonlocution, les pensées battent la campagne de manière tortueuse. « Il y a évidemment ce type de jouissance dont on ne parle pas normalement mais qui n’implique pas que d’autres personnes participent… » remplace la mention directe par des images ou des euphémismes. Le gradient se fraie une longue piste sinueuse à travers la brousse.
3) Avec l’hésitation et les mots bouche-trou, le flux des mots s’interrompt lorsque l’énoncé se rapproche dangereusement d’un sujet tabou. « Oui bon… eh bien… euh… comme vous le savez… » signalent une instabilité locale, une hésitation aux abords de la crête.
4) Avec la dérive du sujet, lorsqu’il n’y a pas d’échappatoire acceptable, la psyché « botte en touche ». Une confession se métamorphose instantanément en banalités. « Des choses comme ça qui vous font pleurer… Coluche, lui, me faisait rire ! Vous vous souvenez quand il disait … ». Le gradient s’effondre.
5) Dans le lapsus freudien, la pression d’une source inconsciente parvient à se faufiler vers l’expression consciente. Un signifiant interdit fait surface : le surnom secret et dégradant d’un ou d’une partenaire, une expression ordurière, etc., avant que l’analysant ne se confonde en excuses. Une brèche momentanée est apparue, précédant de eu une retraite rétablissant un retour à la normale.
Il s’agit là davantage de signaux que de la manifestation d’échecs cinglants : de brefs instants où le système trahit ses propres limites. Ces phénomènes fournissent aux thérapeutes des repères comportementaux : chacun indique qu’une barrière de refoulement a été touchée et offre l’occasion d’exercer une chiquenaude calibrée.
Contrairement à la régularisation statique dans le deep learning, les sanctions de refoulement sont plastiques. Elles s’érodent sous l’effet d’une exposition répétée inoffensive ou se renforcent au contraire sous l’effet d’un renforcement traumatique **.
Le refoulement est donc ce qu’on pourrait appeler une « optimisation sous contrainte ». Le confronter s’identifie à transformer progressivement l’indicible d’autrefois en désormais pensable. Si la descente de gradient guide le raisonnement des IA de la même manière que l’évitement de la douleur guide nos analysants, alors une science unifiée de la contrainte forcée est sur le point d’être dévoilée : une science rassemblant l’inconscient et le mal-aligné informatique, le tabou personnel et la manœuvre dissimulée par la machine (« scheming »), débusquée par les red-teams, en un langage unique de parcours de la signification, certains permis, d’autres, prohibés.
Si nous traitons le contenu tabou comme un terme de pénalité, nous obtenons des marqueurs diagnostiques, des outils de simulation, et nous jetons un pont vers la recherche sur l’alignement : la coïncidence des objectifs humains et du comportement effectif des IA, faisant ainsi progresser une science unifiée des esprits soumis à des contraintes, tant organiques qu’artificiels.
Le lien entre la psychanalyse et le principe de l’énergie libre (FEP) ancre donc ma manière personnelle de rendre compte des faits dans la descente de gradient telle que la conçoivent les neurosciences contemporaines, et ouvre une voie de nature quantitative pour tester des concepts traditionnellement considérés comme irréductiblement d’ordre qualitatif.
(à suivre…)
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* Le passage n’existe cependant pas dans la traduction française de Jankélévitch, qui a mis à la place un expéditif : « La libido trouve la voie, pour ainsi dire, bloquée, et doit essayer de s’échapper dans une [autre] direction… ».
** Il est possible de formuler une telle évolution de la manière suivante :
d Ri/dt = α · (valencei) – β · (expérience corrective)
Si la valence émotionnelle associée à un souvenir est profondément négative (valencei < 0), le mur s’élève. Mais une exposition répétée (que ce soit au cours de la thérapie ou dans la vie de tous les jours( exerce une pression à la baisse (β > 0).
La thérapie vise à accroître la pente de l’équation différentielle de manière à ce que Ri décroisse, permettant au système de traverser une zone jusque-là interdite et de se stabiliser à un niveau énergétique global plus bas.
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