Ochi Day (Ημέρα του Όχι), par PAD

Illustration par ChatGPT

Il arrive parfois qu’un simple geste administratif contienne plus de philosophie qu’un traité entier. Depuis 2017, celui qui défile en premier dans les écoles grecques n’est plus le premier de la classe, c’est le sort qui décide. Un geste simple, discret, mais d’une portée immense, l’excellence individuelle cède la place au hasard. Ainsi, le hasard devient démocratique.

Le 28 octobre, la Grèce célèbre l’Ochi Day (Ημέρα του Όχι), le jour du « non ».

Ce matin de 1940, le Premier ministre Ioánnis Metaxás reçut l’ambassadeur d’Italie, porteur d’un ultimatum de Mussolini exigeant le passage de ses troupes à travers la Grèce. Metaxás répondit en français, d’une voix calme : « Alors, c’est la guerre. » Ce n’était pas un cri, mais un constat lucide. Et pourtant, dans les rues d’Athènes, ce refus devint un mot : Ochi. Il n’avait pas été prononcé, il fut inventé par le peuple, cri de résistance, écho d’une liberté.

Metaxás n’était pas un démocrate. Chef autoritaire, inspiré par certains régimes fascistes, il gouvernait la Grèce d’une main ferme depuis 1936. Sa volonté première n’était pas la guerre, mais la neutralité, préserver l’indépendance du pays sans provoquer ni Rome, ni Berlin. Mais l’ultimatum de Mussolini, dans la nuit du 28 octobre 1940, ne lui laissa plus le choix. Son « Alors, c’est la guerre » fut une réponse contrainte, non un défi. Et pourtant, au matin, le peuple grec s’en empara et le transforma en cri de liberté. Ce paradoxe, c’est tout l’Ochi Day : un refus né d’un pouvoir autoritaire, devenu le souffle d’une nation qui ne voulait plus plier.

En 2017, un apartheid discret a pris fin. Ce qui séparait les élèves « méritants » des autres a cédé devant la justice du « hasard ». La Grèce a rappelé au monde que l’égalité ne s’enseigne pas, elle se pratique. Ce jour-là, c’est aussi un autre empire qui a vacillé, celui de la performance, ce mot qui mesure tout et détruit l’essentiel. En abolissant la compétition pour le drapeau, c’est une idée du monde qu’on a remise en cause, celle qui confond valeur et rendement, destin et classement.

Et le lieu de cette révolution n’était pas la rue, mais la cour d’école, un espace symbolique où l’on rejoue chaque année, sous les drapeaux et les chants patriotiques, le Ochi Day. Une cérémonie dans la Cérémonie, le non des enfants à la hiérarchie fait écho au non du peuple à la soumission. Le hasard, ici, n’est pas caprice, il devient un principe d’équité, une leçon de démocratie en acte.

Dans la Grèce antique, on appelait cela klêrosis (le tirage au sort). Aristote en donnait la définition la plus limpide  « Le tirage au sort est l’essence même de la démocratie, tandis que l’élection est le signe de l’oligarchie. »

Autrement dit, lorsqu’une communauté choisit au hasard, elle affirme que chacun vaut autant que tous les autres. Que le destin, et non la hiérarchie, désigne celui qui portera la bannière. Ce n’est plus un mérite, c’est une rotation du symbole, une manière de dire  « Marche en tête aujourd’hui, car demain ce pourrait être moi. »

Car le premier du cortège n’est plus un modèle, mais un miroir. Il ne marche pas devant les autres, il marche pour les autres. Comme jadis à Athènes, où le citoyen tiré au sort incarnait la confiance de tous, et non la supériorité de quelques-uns.

La démocratie, au fond, n’a jamais cessé d’être un pari.

Et dans ce petit bout de hasard, au cœur d’une cérémonie scolaire, c’est peut-être son esprit le plus pur qui respire encore, celui d’un peuple qui, de génération en génération, continue à chercher dans l’imprévisible une forme d’équité, dans le partage des places une mesure du monde, et dans ce hasard partagé, un rappel qu’aucune intelligence, humaine ou non, ne devrait prétendre au monopole du juste.

Alors, au-delà de la Grèce, au-delà des drapeaux, au-delà des cortèges, une question demeure : et si, un jour, c’était à l’humanité tout entière de tirer au sort la sagesse ?

Illustrations par ChatGPT

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10 réponses à “Ochi Day (Ημέρα του Όχι), par PAD”

  1. Avatar de Fred AFT
    Fred AFT

    Magnifique !

    La méritocratie me semble un mensonge en pratique (nos sociétés récompensent la réussite dans une « tautologie » de marché), comme un piège en horizon (idéologie pour soumettre les populations et flatter de tristes passions de profit).

    A y réfléchir, on a dans la devise de quoi étayer la démocratie (égalité, liberté, fraternité). Les procédures pour la faire vivre, comme ce Emera tou Ochi, sont à remettre a l’ordre du jour (tirage au sort, rotation des mandats, liturgies, apatè tou demou, graphè paranomon, etc.)

    Mais comme disait Paul hier, pour le moment l’homme a prouvé qu’il « n’avait pas la qualité exigée ». Peut-être les prochains couplages, peut-être les prochaines compressions… Peut-être un surgissement humain révolutionnaire.

  2. Avatar de Scapatria
    Scapatria

    Sans vouloir faire de dégagisme, une limitation des mandats exécutifs y compris locaux, Nouvelle Donne proposait 2 mandats, améliorerait le climat politique. L’expérience et la compétence ne sont pas un motif suffisant pour rester en place.

    1. Avatar de Zoupidou
      Zoupidou

      Avec les évocations de dissolution possible et la valse des gouvernements, je pense que, une seule fois, pour renouveler la classe politique, il faudrait :

      – que tout député qui l’était déjà avant la dissolution de 2024 (ou l’élection de 2022) devrait être interdit d’y revenir. Les sénateurs ayant fait plus de 2 mandats récents consécutifs, idem.
      – toute personne ayant déjà été ministre : plus jamais ministre
      – et pas de ministre ayant une fonction quelconque dans un parti

      Et ensuite, on repart comme avant ou bien on change, comme vous dites, les règles.

  3. Avatar de pierre guillemot
    pierre guillemot

    En effet. Le tirage au sort des charges publiques (honneur et pouvoir, porter le drapeau est un honneur) est une tradition respectée. En France c’est limité au jury d’assises, dans les pays anglo-saxons c’est plus large (ainsi le couple Maxcron sollicite auprès de la haute cour du Delaware un jugement par jury dans son litige avec Candace Owen dont les publications causent aux plaignants une douleur morale). Dois-je en tirer que les résultats aux concours scolaires et universitaires devraient être tirés au sort, au lieu d’être abandonnés à la réussite d’un candidat qu’il est abusif de désigner comme « mérite » ? Le choix par le sort de ceux qui deviendront enseignants (pour ne pas sortir du monde de l’école) n’est-il pas supérieur au résultat du concours, qui laisse ceux qui ont échoué avec le traumatisme de l’échec, dont ils souffriront une vie entière (alors que je n’en veux pas au Loto qui par le sort m’élimine du groupe des gagnants chaque fois que je suis candidat).

  4. Avatar de Hervey

    Oui.
    Je respire les embruns.

    Merci PAD d’avoir ouvert cette fenêtre !

  5. Avatar de Sándor
    Sándor

    L’empire n’a jamais pris fin.

  6. Avatar de bb
    bb

    L’exemple de Socrate et de la démocratie Athéniènne et souvent pris en exemple pour montrer que notre démocratie représentative n’est pas un bon système. Et les contre arguments sont toujours les même:

    Cette démocratie Athénienne excluait des femmes, esclaves et métèques : seuls les citoyens mâles athéniens pouvaient participer, ce qui limitait la portée démocratique au regard des standards modernes.

    Socrate lui-même n’a jamais écrit, mais selon les dialogues de Platon et les témoignages de Xénophon, il critiquait souvent l’idée que des fonctions importantes puissent être confiées à des citoyens non qualifiés simplement par tirage au sort. Platon et Aristote étaient également hostiles à cette pratique, qu’ils jugeaient dangereuse pour la compétence et la stabilité politique.

  7. Avatar de bb
    bb

    L’exemple de Socrate qui prône le tirage au sort est ambigu;

    La démocratie Athénienne excluait les femmes, esclaves et « métèques » : seuls les citoyens mâles athéniens pouvaient participer, ce qui limitait la portée démocratique au regard des standards modernes.

    Socrate et ses contemporains : Socrate lui-même n’a jamais écrit, mais selon les dialogues de Platon et les témoignages de Xénophon, il critiquait souvent l’idée que des fonctions importantes puissent être confiées à des citoyens non qualifiés simplement par tirage au sort. Platon et Aristote étaient également hostiles à cette pratique, qu’ils jugeaient dangereuse pour la compétence et la stabilité politique

  8. Avatar de bb
    bb

    Tirer au sort des hommes ou femmes pour exercer le pouvoir, cela me paraît tout de même une utopie.

    Déjà, il faut que les tirés au sort soient volontaires. Avec tout ce que cela implique de préparation personnelles. Donc potentiellement une éducation politique minimale. Ensuite, en dehors des compétences intellectuelles qui peuvent être discutées, il faut d’autres type de qualités humaines pas du tout garanties par le tirage au sort :
    La capacité à résister à la corruption. Le rapport à la vériteé. La gestion de l’ego. Le courage face à l’impopularité. La capacité à déléguer et écouter.

    J’en vois déjà me répondre : « Et vous pensez que les hommes politiques en place actuellement présentent ces qualités ? ». Je n’en sais rien. Mais le tirage au sort ne garantit pas que les travers de nos hommes politiques tellement critiqués ne seront pas présents chez les tirés au sort.

    —–

    Selon moi, un futur gouvernant doit être préparé à sa future fonction. Et les philosophes ont pensé le pouvoir représentatif :

    Platon : Dans La République, il affirme que seuls les philosophes-rois, formés à la vérité et au bien, devraient gouverner — car le pouvoir corrompt ceux qui ne sont pas préparés à le porter. Selon lui, la formation dure 50 ans. Et c’est vers 55 ans qu’un homme est préparé à gouverner.

    Machiavel : Dans Le Prince, il montre que le pouvoir exige parfois de feindre, de manipuler, de trancher — et que le caractère du dirigeant se mesure à sa capacité à maintenir l’ordre, même au prix de la vertu.

    Simone Weil : Elle voit le pouvoir comme une force impersonnelle qui tend à déshumaniser ceux qui le détiennent, sauf s’ils y résistent par une discipline intérieure.

    Michel Foucault : Il ne voit pas le pouvoir comme une possession, mais comme un réseau de relations. Le caractère se révèle dans la manière dont on circule dans ce réseau — en dominant, en résistant, ou en transformant.

    —-
    Il existe évidemment un autre paradigme. Le pouvoir n’est plus aux mains d’une minorité. Mais aux mains du peuple via la démocratie directe (qui inclue un certain type de tirage au sort…)

    Jean-Jacques Roussea : Le peuple est souverain. Toute loi doit être ratifiée par lui.

    Condorcet : Il propose des mécanismes de votes et de délibérations collectives. Il est le précurseur du référendum.

    John Dewey : La démocratie est un mode de vie, pas seulement un système politique. Il favorise l’éducation civique.

    Et ce dernier point est essentiel. Notre société occidentale n’éduqué pas sa jeunesse à la politique. Je pense qu’en l’état, notre société ne peut pas prétendre à être gouvernée par le peuple. Il faut « préparer » la société a cette idée. Et là, c’est nous qui ne sommes pas prêts.

  9. Avatar de Ruiz
    Ruiz

    Le rappel (?) de cet épisode de la seconde guerre mondiale où le premier ministre grec a répondu Non à l’ultimatum de Mussolini est peut être celui du grain de sable qui a changé le cours (voire l’issue) de la guerre. Le présomptueux Mussolini, en ayant une vision erronée de la réaction de son pair autocrate, (comme Poutine de Zelenski) n’a put par la suite vaincre en 6 mois ce que la wehrmacht accomplit en un mois au prix d’un retard (peut être fatal) de l’opération Barbarossa.

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