Les intentions douteuses a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 33, 1987 : 26.
La subordination de l’ethnologie à la littérature relève de l’obscurantisme quand elle suppose que son insondable profondeur maintiendra l’Homme hors des limites de toute connaissance rationnelle.
J’ai bonne conscience sous ce rapport puisque j’ai achevé la rédaction d’un roman (Le salon de 1850) il y a quelques semaines à peine. Et quelques jours plus tard, j’entreprenais d’en écrire un autre. Cette expérience représenta pour moi la découverte de plaisirs jusque-là inconnus : jubilations induites par les trouvailles de langue, hésitations résolues de qui découvre l’éventail des signifiants ouvert à son choix, musique des mots aux multiples résonances.
Qu’on se souvienne aussi de ma plus récente chronique, consacrée à un roman : La Caravane de Pâques de Roger Vercel. J’avais tenu à souligner que l’écriture romanesque pouvait à l’occasion fournir à l’ethnologie bien plus qu’un simple substitut. Mieux encore, je lis en ce moment un ouvrage de Michael Jackson (sans parenté) intitulé Barawa and the Ways Birds Fly in the Sky *, « roman ethnographique » selon les termes de l’auteur, et je prends à la lecture de cette écriture au lyrisme maîtrisé, le plaisir authentique de découvrir les Kouranko du Sierra Leone (j’ajoute que j’aurais probablement reculé devant la lecture d’une monographie qui leur serait consacrée).
UNE IRRITATION À EXPLIQUER
Dans ces conditions, pourquoi suis-je à ce point irrité par toute suggestion que l’écriture ethnologique devrait se rapprocher de l’écriture romanesque ? Quand cette suggestion provient de personnes extérieures à la profession, il est bien possible que je succombe sans plus à la tentation corporatiste : « De quoi se mêle donc ce fâcheux ? S’imaginerait-il recommandant à un chimiste de s’adonner plutôt à la poésie ? Il se ferait bien recevoir ! Pourquoi faut-il que nous, ethnologues, accueillions poliment de telles propositions ? » Mais quand des propos semblables sont tenus par des collègues qu’y a-t-il donc à redire ?
Serait-ce alors qu’il y ait dans l’idée même de « mélange des genres » quelque chose qui rebute ? C’est probable : il est rarement de bonne pratique de faire deux choses à la fois. Serait-ce aussi que le style de la fiction soit en ethnologie particulièrement malvenu ? Certainement, il débouche ici sur une confusion particulièrement détestable : la traduction dans les termes de la nôtre d’une culture réellement distincte dans toutes ses options est un exercice délicat : soit cette culture est maintenue dans son altérité radicale, sans que soit jeté entre elle et nous le moindre pont, et l’on s’est déchargé alors de la tâche proprement anthropologique d’expliquer l’autre (on connaît ces monographies encombrées d’une foultitude de termes indigènes intraduits et qui constituent un remède très sûr à la lecture), soit il est fait au contraire appel pour rendre compte de sa spécificité aux procédés de l’écriture romanesque, et le style de la fiction se voit ainsi utilisé à contre-sens : mettant en scène le vrai au lieu du vraisemblable ; le tout s’identifiant à une stratégie proprement sophistique de négation de la différence : notre intuition « psychologique » de lecteur de fiction ne pouvant s’appliquer qu’aux héros qui soient indubitablement nos alter ego, sans que cette identification puisse être présupposée.
Quoi qu’il en soit, tout cela se discute et constitue d’ailleurs pour l’ethnologie une ouverture bienvenue sur la philosophie (il est regrettable que l’ethnologie n’ait pas relevé elle-même la pertinence de ces questions avant que deux philosophes, Lucien Lévy-Bruhl et Willard van Orman Quine l’aient mise en demeure de les traiter). Non, ce qui explique mon irritation, ce sont les intentions en fait douteuses de ceux qui prônent ainsi la subordination de l’ethnologie à la littérature : le roman, ils ne s’en soucient guère, mais ils préfèrent à tout autre pour la mise en scène inévitable des peuples sauvages, celle qui se fonde sur l’appréhension intuitive et les harmonies inanalysables.
UNE ÉTAPE REDOUTÉE
Je tiens que si nos littérateurs se sont avisés que les ethnologues feraient mieux d’écrire des romans, c’est qu’ils craignent désormais ce qu’écriront ces derniers s’ils poursuivent dans la voie tracée jusqu’ici. Un complot ? Si fait ! du moins une manière de complot. Résumons. L’ethnologie a achevé ou presque la tâche première de toute science empirique, établir l’inventaire de son objet : les formes diverses de cultures et de sociétés humaines, et elle a conçu pour celles-ci les principes d’un classement raisonné. Il lui devient donc possible de passer à l’étape suivante : celle de la théorisation ; même si, selon la remarque judicieuse de Sperber, les coureurs de brousse/ethnographes ne font pas automatiquement les meilleurs théoriciens/anthropologues.
Or, que nous dit par exemple Clifford Geertz : qu’il convient pour l’ethnologie de passer sans tarder à l’écriture romanesque, que les tentatives d’ériger l’ethnologie en science ont d’ores et déjà échoué, que les modélisations se sont toutes avérées stériles, etc. D’où tient-il cela ? Je n’en sais fichtre rien. La théorisation ethnologique est peu avancée sans doute et a besoin d’encouragements, mais elle est loin d’être inexistante. Les théoriciens de l’ethnologie se comptent hélas sur les doigts des deux mains mais leurs contributions ne sont pas pour autant négligeables. Certains d’entre eux sont déjà des auteurs anciens, tels Morgan ou Tylor, et les matériaux dont ils disposaient pour leurs généralisations étaient incomplets (encore que de bien meilleure qualité qu’on ne l’imagine souvent aujourd’hui).
Nos thuriféraires de l’ethnologie romanesque craignent plutôt ce qu’une ethnologie risque de révéler bientôt. Car ces auteurs ne cachent pas leurs sympathies pour le préjugé diltheyien, pour le solipsisme gadamérien ou pour l’Einfühlung heideggerienne : ce qu’ils aiment à se dire – et c’est là que réside le ressort de leur prédilection immodérée pour le roman et sa profondeur psychologique nécessairement abyssale – c’est que l’Homme est par essence inconnaissable, et ils s’inquiètent à raison que l’ethnologie ne s’apprête à montrer (comme la psychanalyse avant elle et de son côté), qu’il n’en est absolument rien.
LE MAINTIEN D’UNE ILLUSION
L’Homme est très connaissable, c’est-à-dire dans les limites de toute science, et sa profondeur et son mystère ne sont qu’illusions. De même que les dédales affreux de la signification se parcourent aisément dès que le signifié s’est révélé le sous-produit d’une logique pure du signifiant, de même il apparaîtra désormais que la vérité du rite consiste sans plus à faire du bruit ensemble, que les arcanes de la parenté australienne reflètent une prédisposition bonhomme à ne pas partager le monde en plus de huit divisions et que l’on a autant d’enfants qu’il est utile à la bonne marche de ses affaires [cf. La transmission des savoirs, de Delbos & Jorion 1985].
La complication ne résulte que de la combinaison de soucis divers ayant chacun ses modalités simples et elle s’évanouit sitôt ceux-ci distingués. Voilà la vérité dont les détails pointent déjà et dont les implications dérangent ceux qui font profession du découragement de l’âme.
L’écriture romanesque est un exercice éclairant qui tire parti de notre faculté à reconstituer les manques de l’ellipse à partir d’un savoir préalable ; l’ethnologie, quant à elle, est une science de l’Homme aux touts débuts de sa théorisation. L’une et l’autre se passent volontiers de cette vanité – porte ouverte à toutes les tentations obscurantistes – qui consiste à lire dans la complication, le signe d’une profondeur qui établirait notre condition d’acteurs privilégiés dans un projet conçu ailleurs (plus haut) et dont il importerait que nous ne cherchions pas à percer vraiment le mystère : c’est dans cette perspective que la littérature comme jeu avec la langue nous est proposée en lieu et place d’un authentique savoir.
Locoal, le 24 septembre 1987
* Michael Jackson, Barawa and the Ways Birds Fly in the Sky, Smithsonian Institute, Washington & London, 1986
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