Bâtir les villes à la campagne

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Hier soir nous regardions Nashville (1975) de Robert Altman. Nous sommes au cœur d’une rétrospective Altman : McCabe and Mrs. Miller (1971), The Player (1992), Short Cuts (1993) A Prairie Home Companion (2006). Altman est mort en novembre 2006, trois mois avant que ne débute mon blog, sans quoi vous auriez certainement eu droit à l’un de mes petits portraits chaleureux – mais ne désespérez pas.

Vous avez déjà dû noter que je porte sur l’Amérique le même regard à la fois amusé en inquiet qu’Altman. Quand je parle du style Country & Western, par exemple, ou de Santa Monica. Quand j’avais vingt ans, j’ai été finaliste pour l’obtention d’une bourse d’études prestigieuse pour les États–Unis. L’épreuve décisive était une entretien avec quelqu’un du Centre Culturel américain. Cette dame m’a demandé de caractériser les États–Unis à mes yeux en un mot, et j’ai répondu « Violence ! » Crochet : je me suis effectivement rendu aux States, mais ce fut treize années plus tard et par mes propres moyens.

Vous connaissez peut–être ma thèse relative aux États–Unis et à la ruralité : qu’ils sont parvenus à maintenir – même au sein d’un environnement hyper-urbanisé – les valeurs, l’ habitus, des communautés rurales [1]. La Californie côtière ce n’est pas l’Amérique profonde mais il suffit de plonger de cinquante kilomètres dans les terres pour trouver celle-ci : le paysan craignant Dieu avec sa fourche, sa pipe de maïs, et son tromblon à la gâchette facile pour défendre son carré de betteraves. Je ne plaisante pas : quand on va de Los Angeles à San Francisco en empruntant la route 101, on passe par un patelin appelé Betteravia.

Enfant, j’ai connu les petites communautés rurales sous leur aspect idyllique : la fermette de mes parents en Hesbaye, ensuite, adulte, dans leur réalité : la proximité trop grande des voisins – même éloignés, les jalousies, dans certains pays les accusations de sorcellerie, et dans d’autres les incendies volontaires et les vendettas. Les petites communautés rurales sont rarement aimables et pour les rendre aimables, il faudrait sans doute, comme l’espérait Alphonse Allais, bâtir les villes à la campagne : inventer des communautés rurales à l’habitus urbain. Et c’est là l’une de mes préventions contre la décroissance : je n’attends pas le retour des petites communautés rurales avec impatience : elles sont trop dures à ceux qui les habitent.

La fin chaotique du Nashville d’Altman : la chanteuse ratée que personne n’a voulu entendre durant les deux heures du film se voit tendre un micro alors que sur la scène, la vedette vient elle d’être assassinée, et c’est son heure de gloire : « That’s America, baby ! »

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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5 réponses à “Bâtir les villes à la campagne”

  1. Avatar de Omar Yagoubi
    Omar Yagoubi

    Bonsoir M. Jorion,
    Je lis votre blog depuis longtemps, de loin un des plus intéressant de la toile, sans vouloir vous flatter.
    Je tente et je vis ce que je crois être une réponse à la transformation de notre civilisation occidentale, aussi j’apporte ici mon témoignage et mes reflexions sur le sujet de « Bâtir les villes à la campagne », diéser et bémoliser.
    Le verbe défricher est souvent dans vos propos, mais la carte n’est pas le territoire, c’est pourquoi je serai très prudent quand vous parlez de l’accueil suspicieux que nous réservons aux « étrangers », essentiellement des citadins, des urbains; ce n’est pas comme vous le présentez, enfin je veux dire que c’est réducteur.
    Je présente mon village et mon domaine si vous le voulez. Le village, c’est Rémy (62156), dans le Pas de Calais, 200 hbts, communauté essentiellement rurale, le domaine c’est Le Moulin du Roy. Les premières traces écrites concernant le moulin sont de 1297, le château « privé » de Mahaut d’Artois était à Rémy. Nous sommes donc dans les rois maudits sur les terres des comtes d’Artois. Pourquoi ces précisions, parce que bien des communautés rurales européennes ont une longue histoire, à la différence de celles de Californie. Elles sont placés géographiquement sur des terres permettant une autonomie relative (pour abonder dans votre sens de la prévention) et qui me permet de croire qu’elles pourront présenter un hâvre après le grand changement que je prévois. Il y a une rivière « la Sensée », des bois, des terres, des animaux et des gens rudes, simples, raffinés, idiots ou méchants, comme partout. La spécificité néanmoins par rapport à la grande ville, c’est l’immédiate proximité et l’esprit de corps qui est de facto imposé: On ne demande pas à son estomac comment il digère, c’est comme ça, et depuis longtemps.
    Cette absence de questions métaphysiques ne veux pas dire que nous sommes esclaves de la terre et du travail, assez pénible, qu’elle procure; elle cimente un corps social, stable, durablement.
    Par exemple, au sujet du domaine( mais je parle aussi pour les familles agricoles) la problèmatique est: Qui appartient à qui? Est-ce moi le propriétaire du domaine ou bien est-ce moi qui sers le domaine , that’s is the question. Qui nourrit qui dans cette histoire. Défricher prend alors tout son sens, et il faut maintenant, après tous les dégats collatéraux de la consommation non-maîtrisée, défricher intelligement voir sensuellement.
    Ma tronçonneuse, une amie indispensable ici, peut-être utilisée avec intelligence et sensualité, (j’en vois qui rient), c’est vrai parce que cet outil est en adéquation avec le territoire: nettoyer après les tempêtes, se chauffer, défricher. Tout comme l’argent, la tronçonneuse peut-être extrémement dangereuse. Cela arrive quand le sentiment de puissance déborde le cadre naturel de sa fonction simple. Il ne faut jamais couper un arbre quand ce n’est pas nécessaire, et pourtant, par appât du gain, beaucoup le font: vous voyez que l’argent est bien plus violent. Mais je m’éloigne de votre sujet: Bâtir les villes à la campagne.
    C’est avec un vive attention que nous nous apprétons à accueillir 21 familles d’un coup en 2009, sur des terres vendues par l’ancien Baron (comme quoi la féodalité est encore aux portes de Paris). Cette expérience n’est que le prélude à l’exode inévitable des grand centres urbains dans les 30 prochaines années. Nous verrons bien comment l’alchimie se passera, notre relative indépendance devra être repenser j’imagine.
    Dans l’Histoire, être résolument moderne , c’est être le brillant allié de ses propres fossoyeurs, aussi ne croyez pas que nous sommes rebelles à la modernité vue de la ville. Nous sommes juste des graines qui veillent à pouvoir germer tranquillement.Même ici, la démesure, l’orgueil, l’hybris, a causé certain dégâts, alors on est devenu prudent, un peu sauvage en apparence. Comme vous le pressentez, ces îlots sont des hâvres sains dans un corps économique qui meurt plus rapidement que prévu; notre petitesse et notre discrétion sont nos atouts.
    Voila, j’ai eu l’impression d’un élève passant un écrit, mais ça passera et c’était bien agréable. De toute façon, il n’y a pas d’écoles pour devenir père, musicien, châtelain et tronçonneur, si vous voulez plus d’info sur moi, tapez juste mon nom sur google, comme je l’ai fait pour vous.
    J’espère que mes histoires rurales un peu décousues ne vous ont pas ennuyé.
    Cordialement
    Omar

  2. Avatar de Fred L.
    Fred L.

    Tout à fait d’accord avec l’analyse.

    Pour les comunautés rurales, je me souviens encore avec amusement du beau père de la fiancée de mon ex roomate dont j’étais le témoin de mariage, ce fameux beau-père donc, qui nous a brulé un dvd de When Harry meet Sally sous prétexte que cela venait droit de l’enfer, tout cela à quelques dizaines de kilomètres de san franciso et non sans nous avoir très cordialement accueillis.

    Pour le reste, je constate, encore avec amusement, que nos trajectoires sont symétriques. Quand j’ai répondu à la dame de Fulbright qui me demandait ce que représentait l’amérique que, pour moi, l’amérique c’était la liberté, j’ai eu la bourse et j’y croyais. Mais aujourd’hui, je ne crois pas que j’envisagerais d’y retourner pour quelque raison que ce soit, la course vers le fascisme m’y paraissant effrayante, et beaucoup plus forte qu’en europe 🙂

  3. Avatar de Pierre-Yves D.
    Pierre-Yves D.

    C’est vrai les communautés paysannes ne sont pas toujours des lieux idylliques et le poids de la collectivité sur l’individu
    y est toujours très fort. Chacun vit en permanence sous le regard des autres dès l’espace de la maison franchi.
    Cela existe encore et j’ai pu par moi-même l’observer lorsqu’avec mes parents j’allais en vacances dans un petit village du périgord, entre la Dordogne et la Vézère. L’entraide n’est pas un vain mot mais les originaux ne sont pas pris au sérieux, on les trouve amusants mais point trop n’en faut. Ainsi un jour j’ai appris que celui que l’on croisait imanquablement sur la petite place du hameau avait fait une grave dépression, puis qu’il était mort. C’était un vieux célibataire. ll était pourtant surnommé « radio valades », il connaissait toutes les nouvelles et potins du coin, était gai comme un pinson, mais les gens du hameau le prenaient un peu pour un paresseux. Mais comme dit aussi Omar Yabougi il me semble qu’il ne faut pas se hâter de généraliser.
    Chaque région — je parle pour la France — a ses spécificités, et, s’agissant du Périgord, par exemple, c’est une vielle terre d’invasion, de brassages de populations. Les Anglais ont été présents très longtemps dans cette région et y achètent d’ailleurs moult maisons. En périgord les étrangers sont bien accueillis pourvu qu’ils respectent les règles implicites du village.
    Souvent il s’agit juste de respecter le lieu et les gens qui y habitent, bref il ne leur est pas demandé la lune ! Sinon, en effet, gare, celui qui a contrevenu aux usages du lieu, risque de retrouver sa façade maculée d’oeufs pourris.

    Je partage l’idée qu’il faudrait que les villes retrouvent une certaine joie de vivre, une vraie urbanité pour le coup ! J’ai connu dans mon très jeune age une ville où le gens chantonnaient, sifflotaient facilement, où il existait encore des marchands de quatre saisons, et des vitriers qui annonçaient leur passage en poussant leur harrangue si particulière. Cela a disparu, au lieu de cela beaucoup ont troqué l’usage de leur voix naturelle pour l’usage intempestif du casque audio, s’isolant un peu plus d’un l’espace public de plus en plus déserté par la présence humaine : l’espace privé a envahi les villes. La rue, et même les cafés, ne sont plus, sauf exceptions, des lieux de rencontre. L’espace social se réduit et le marché du lien social se développe, notamment sur Internet et ses sites payants de rencontres. Pas vraiment un progrès !

    Le rapport villes-campagne pose le problème plus général de notre habitation de l’espace et du temps.
    Or le temps est aujourd’hui devenu une denrée plus que jamais appropriée par un système économique qui rapporte tous les temps individuels et même sociaux au seul temps de l’écoulement et de la consommation des marchandises sur des marchés ad hoc. La campagne reste dans une certaine mesure un hâvre de paix car elle échappe encore à cette emprise du temps monnayé. La nature (quand elle n’est pas polluée), le paysage, le rythme de vie, sont offerts à tout à chacun pourvu qu’on sache y goûter. Et il y a des paysans poètes, j’en ai rencontré, et même dans le nord de la France en Flandre marîtime dans ce pays de polders si industrieux, pas loin de la Belgique.

    Si les ville sont un peu dévitalisées n’est-ce pas aussi parce qu’elles se sont étendues au delà de toute mesure et surtout selon des configurations anarchiques, dans le mauvais sens du terme, c’est à dire selon une logique purement économique. Le problème des villes aujourd’hui c’est essentiellement le problème des banlieues. Les centres villes des villes européennes sont généralement agréables et d’ailleurs ce sont les plus nantis qui y vivent en majorité. En parlant des villes à la campagne, pourquoi par exemple les ceintures maréchaires des villes ont-elles disparues ? Plutôt que d’importer des denrées des confins de l’Europe ou du monde, ne faudrait-il pas encourager l’approvisionnement local ? Source d’emplois et garantie de produits frais, voire écologiques.

    A l’inverse les villes se sont urbanisés. Les modes de vie des villageois se sont rapprochés de ceux des urbains, y compris chez les agriculteurs. Il n’y a plus de réelle césure entre monde paysan et urbain. Les télécommunications, Internet, ont largement pénétré la campagne. Mais, à la ville comme à la campagne, ces technologies numériques ne peuvent donner plus qu’elles n’ont à proposer, en l’état (voir mes commentaires des 7, 17 et 19 déc après le billet de réponse d’Attali) : pour l’instant elles sont confugurées de telle façon qu’elles servent la société de marché, pulsionnelle et destructurante, plutôt qu’elles n’émancipent réellement les individus, sauf exceptions. IL y a maintenant aussi les « néo-ruraux », ces gens de la ville qui partent s’installer « à mi-temps » ou durablement à la campagne et où ils tissent des liens plus ou moins profonds avec les populations « autochtones ».

    Bref, dire que les villes devraient s’installer à la campagne revient finalement à dire que les villes doivent pouvoir retrouver, ou inventer leur urbanité oubliée ou encore à faire en incorporant un peu de la convivalité des campagnes. je rappelle que l’urbanité selon la belle définition du Robert c’est ce « qui la les qualités de l’homme de la ville ; politesse où entre beaucoup d’affabilité naturelle et d’usage du monde ». Mais pour le réaliser il est nécessaire d’intégrer la question de l’urbanité dans celle plus large du modèle de civilisation (qui intègre ville et campagne) que nous voudrions. Et c’est ici que nous retombons sur la question de la monnaie et du type d’économie dont elle est solidaire. Contrairement aux libéraux hayekiens je pense que la question des valeurs n’est pas subsidiaire mais doit être au coeur de nos préoccupations, non pas pour en discuter dans l’abstrait mais pour montrer que tout problème soulevé implique la question de la valeur, et celle de la monnaie en est une !

  4. Avatar de Di Girolamo
    Di Girolamo

    Revisiter radicalement les concepts villes/campagne , dans les faits : construire ,aménager , respirer, vivre ,penser …. sera le signe et le fondement du nouveau paradigme sociétal. Concentration urbaine humaine , concentration végétale et animal en « milieu » rural sont les deux faces d’un même monnaie , celle , au delà du signe , dont on cause ici.

  5. Avatar de coco

    ce n’est pas bien!
    laissez la nature tranquille!

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