Keynes et le mystère du taux d’intérêt (VII) La préférence pour la liquidité

Nous avons vu que Keynes considère que la « préférence pour la liquidité » fixe le taux d’intérêt au niveau-seuil où il est également tentant pour un prêteur éventuel de prêter une somme ou de la conserver sous forme d’argent liquide. Ou, pour utiliser les notions que nous venons de voir à propos de l’argent, la préférence pour la liquidité, c’est la reconnaissance d’une transition entre l’argent en tant que réserve (l’argent en puissance) et en tant que moyen d’échange (l’argent en acte), dont, selon Keynes, le taux d’intérêt est la matérialisation au niveau précis où cette transition se constate.

Voici ce que Keynes écrit à ce propos en 1936 dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie :

Les préférences psychologiques d’un individu dans la chronologie requièrent pour être pleinement mises en application, deux types distincts de décisions. Les premières ont trait à cet aspect de la préférence chronologique que j’ai appelé la propension à consommer qui, sous l’influence des diverses motivations indiquées au Livre Ill, détermine pour chaque individu quelle est la part de ses revenus qu’il consommera et la part qu’il gardera en réserve en tant que pouvoir de commandement sur sa consommation future.

Mais, cette décision ayant été prise, il lui reste à en prendre une seconde, à savoir, sous quelle forme exercer le pouvoir de commandement dont il dispose sur la consommation future qu’il s’est promise, qu’il s’agisse de puiser sur ses revenus actuels ou sur des économies qu’il a accumulées antérieurement ? Veut-il l’exercer en tant que pouvoir de commandement immédiat, liquide (c’est-à-dire sous la forme d’argent ou son équivalent) ? Ou est-il prêt à abandonner pour une durée déterminée ou indéterminée un tel pouvoir de commandement immédiat, confiant aux conjonctures à venir du marché de définir dans quels termes il pourra, en cas de besoin, convertir son pouvoir de commandement différé sur des biens spécifiques en un pouvoir de commandement immédiat sur des biens d’une nature quelconque ? En d’autres termes, quel est le degré de sa préférence pour la liquidité – où la préférence pour la liquidité d’un individu trouve à s’exprimer dans un échéancier du montant de ses ressources, évaluées soit en argent soit en unités de salaire, qu’il tiendra à conserver sous forme monétaire dans différents scénarios.

Nous verrons que l’erreur des théories couramment admises du taux d’intérêt réside dans leur tentative de faire découler le taux d’intérêt de la première composante de ces préférences psychologiques dans la chronologie aux dépends de la seconde, et c’est cette négligence qu’il nous faut maintenant réparer (Keynes 1936 : 166).

Nous observons que deux hypothèses sont présentées par Keynes quant au mécanisme définissant le taux d’intérêt : la première a pour origine la propension de l’individu à consommer, alors que la seconde reflète le degré de sa préférence pour la liquidité. Keynes affirme que la première de ces hypothèses est celle que défendent les « théories couramment admises du taux d’intérêt » alors que c’est à la seconde qu’il faudrait souscrire. Relevons également que le mécanisme qui établit le taux d’intérêt peut seulement résider selon lui dans l’une ou l’autre de ces deux « préférences psychologiques dans la chronologie d’un individu ». Est totalement exclue ici la suggestion que les versements d’intérêts pourraient s’assimiler à une part de la richesse nouvellement créée, dont la proportion précise serait déterminée par le rapport de force existant entre prêteur et emprunteur. Non : ce qui fixe le taux d’intérêt c’est l’une de deux représentations qu’a un individu, identifié au prêteur, portant soit sur son désir de consommer, soit sur son désir de thésauriser.

Imaginons qu’un capitaliste (un prêteur éventuel) dispose d’une certaine somme d’argent, qu’il envisage de prêter. Il est disposé à la prêter au taux de 3,2 %, pas moins. Comment est-il parvenu à ce chiffre ? Il s’agit du produit, affirme Keynes, d’anticipations par cette personne de conjonctures économiques à venir et en particulier des taux d’intérêt, sujets par exemple à l’inflation. Notons que si la personne en question a une opinion bien précise sur ce que sera le niveau à venir des taux d’intérêt, il va sans dire qu’il s’agit d’un investisseur averti, puisque nous savons par ailleurs qu’aux yeux de Keynes, le petit épargnant a de son côté une vue « conventionnelle », sans imagination, du niveau futur des taux d’intérêt, à savoir qu’il est plus que probable qu’ils ne bougeront pas.

Pourquoi vouloir thésauriser plutôt que prêter alors qu’il n’y a là aucun bénéfice et que prêter apporte sa récompense ? Voici ce que Keynes en dit :

 … en partie pour des motifs rationnels et en partie pour des motifs instinctifs, notre désir de détenir de l’argent comme réserve de valeur sert de baromètre au degré de notre défiance quant à nos propres calculs et à notre conventionnalisme pour ce qui touche à l’avenir […] la possession d’argent liquide apaise notre inquiétude, et la prime que nous exigeons pour que nous acceptions de nous séparer de notre argent est la mesure du degré de notre défiance (Keynes 1937a : 116).

« Imaginons qu’un capitaliste décide de prêter ou non selon que le taux de marché est supérieur ou inférieur à 3,2 %… », mais on l’aura compris, ceci n’est précisément pas la manière dont les choses se passeront selon Keynes car les acteurs du marché des capitaux, conscients du fait que le taux s’établit en fonction de l’image globale émergeant de la foule qu’ils constituent, chacun définissant son propre seuil de préférence pour la liquidité, se conformeront au conventionnalisme ambiant et, confiants dans la sagesse du marché dans son ensemble, préféreront prêter au taux du marché plutôt que thésauriser, sachant qu’il est le seuil global de préférence pour la liquidité valant pour eux tous.

On peut exprimer cela d’autres manières encore : selon Keynes, le taux de marché est le prix à payer au prêteur éventuel pour qu’il abandonne sa préférence pour la liquidité. Ou, ce qui revient au même, le taux de marché, tel que la préférence pour la liquidité le définit, est très exactement le prix qu’exige un capitaliste pour détenir une reconnaissance de dette plutôt qu’une somme d’argent. Ou encore – et nous revenons ainsi à notre définition d’entrée – le taux de marché représente le seuil auquel le détenteur de capital opère la transition qui transforme des sommes dont il dispose en réserve, en moyen d’échange.

Qu’il s’agisse du raisonnement qui précède ou de ses trois reformulations, leur caractère à première vue informatif s’évanouit dès qu’on s’intéresse à leur capacité à la prévision, et il se pourrait bien que l’on ait affaire ici au genre de « raisonnement circulaire » que Keynes dénonçait de son côté quand il écartait pour le taux d’intérêt l’hypothèse du rendement marginal du capital : rien ne nous explique finalement pourquoi le taux d’intérêt atteint tel niveau plutôt que tout autre, si ce n’est une éventuelle illusion collective engendrée par le conformisme et, si l’on prend au sérieux deux suggestions de Keynes au chapitre 12 de La théorie générale : le « concours de beauté » et les « esprits animaux », il n’est pas excessif d’affirmer que ce niveau est en réalité inconnaissable.

Je rappelle l’argument du « concours de beauté » :

 … investir au niveau professionnel peut être comparé à ces concours qu’on trouve dans les journaux où les lecteurs doivent sélectionner les six plus beaux visages parmi une centaine de photos qu’on leur soumet, le prix revenant au lecteur dont le choix est le plus proche de la préférence moyenne de l’ensemble des participants. Ceci implique que chacun de ceux-ci doit choisir, non pas les visages qui lui paraissent à titre personnel les plus plaisants, mais ceux dont il imagine que la probabilité est la plus élevée qu’ils retiendront l’attention des autres participants, pour qui le problème se pose exactement dans les mêmes termes. Il ne s’agit pas de choisir ceux qui, pour autant que l’on puisse juger, sont véritablement les plus beaux, ni même ceux que l’opinion moyenne juge véritablement tels. Nous atteignons là un troisième degré où notre réflexion porte sur une anticipation de ce que l’opinion moyenne s’attend à ce que l’opinion moyenne soit. Et il doit exister des gens qui atteignent, j’imagine, le quatrième degré, le cinquième, voire des degrés plus élevés encore (Keynes 1936 : 156).

… et même si l’on peut entretenir des doutes quant à l’existence de ces « quatrième degré, […] cinquième, voire […] degrés plus élevés encore », comme c’est, je l’ai dit, mon cas, il demeure qu’il est très difficile de deviner qui sortira vainqueur, a moins que sa propre opinion ne s’avère d’emblée « modale », la mieux représentée, et que l’on en soit conscient !

Les « esprits animaux » renvoient à un inconnaissable d’un autre ordre puisqu’ils suggèrent que les actes que nous posons pourraient être entièrement déconnectés de tout processus rationnel de décision tel celui que l’on observe à l’œuvre dans l’illustration du « concours de beauté ». Lisons le passage :

La plupart, c’est probable, de nos décisions de poser un acte positif, dont les pleines conséquences se développeront sur de nombreux jours à venir, peuvent seulement être prises comme le résultat d’esprits animaux – d’un besoin spontané d’action plutôt que d’inaction, et non comme l’aboutissement d’une moyenne pondérée de bénéfices multipliés par des probabilités quantitatives. […] l’initiative individuelle sera adéquate seulement lorsqu’un calcul raisonnable aura été complété et aura obtenu le soutien des esprits animaux […] les décisions humaines qui affectent notre futur, que celui-ci soit personnel ou politique ou économique, ne peuvent dépendre d’une espérance mathématique au sens strict, du fait qu’aucun fondement n’existe pour effectuer un tel calcul ; et que c’est notre besoin instinctif de faire quelque chose qui fait tourner la machine, nos personnes rationnelles opérant un choix du mieux que nous pouvons entre les alternatives qui se présentent à nous, à la suite d’un calcul lorsque la possibilité en existe, mais confiant souvent par défaut notre motivation à l’humeur, à l’émotion, ou au hasard (ibid. : 161-163).

Combinés, le « concours de beauté » et les « esprits animaux » constituent une boîte noire à l’opacité désespérante quant aux décisions que peuvent prendre les agents économiques et à la relation causale entre les décisions qu’ils prennent et les conduites qu’ils adopteront ensuite, avec pour implication que l’approche de la fixation des taux en termes de préférence pour la liquidité revient à dire que les taux de marché se déterminent selon un mécanisme dont la nature peut être décrite avec un degré raisonnable de précision mais dont le fonctionnement détaillé et dont les aboutissements en termes de comportements sont eux inconnaissables.

À l’opposé, l’hypothèse selon laquelle les taux de marché auront pour point-pivot le rendement marginal du capital débouche sur de véritables chiffres. Qu’il en soit ainsi ne prouve évidemment pas que cette hypothèse soit vraie, mais sa plausibilité implique qu’il faudra davantage pour l’écarter que l’affirmation cavalière de Keynes que « cet angle d’approche mena avec une grande régularité à ce qui paraissait un raisonnement circulaire ». Le rendement marginal du capital n’est pas un simple produit de l’imagination comme l’est tout au contraire une synthèse idiosyncrasique de représentations de taux à venir dans son propre esprit et dans celui d’un nombre indéfini d’autres personnes recourant à diverses méthodes pour arriver à un chiffre. Comme je l’ai dit précédemment, le rendement marginal du capital est l’expression condensée du rendement effectif de l’activité productive sur l’entièreté de la surface du globe : la rémunération que le capital parvient à obtenir pour lui-même en tant que part des aubaines que nous prodigue la planète Terre comme rayons de soleil, de gouttes de pluie, de sels minéraux dans le sol, de charbon, de pétrole, de minerai dans les entrailles de la terre, etc. dès lors que des avances ont été consenties sous la forme d’énergie, d’outils, de machines et de labeur.

(à suivre…)

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Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London: Macmillan 1936

Keynes, John Maynard, « The General Theory of Employment », February 1937a in Collected Works XIV: 109-23

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