Billet invité.
OPACITES
J’ai hésité sur le mot à employer pour caractériser l’actualité de ces deux derniers jours, pour finalement conclure qu’opacité s’imposait sans aucun doute possible, dans ce monde où la transparence est un maître mot (pour en réalité mieux la dissimuler). Dans cette phase finale de préparation du G20, qui se tiendra le 2 avril prochain, nous sommes désormais en immersion dans un monde du silence, de manière d’ailleurs hautement suspecte, avant que ne retentissent les prochaines clameurs du sommet des chefs d’Etat. Mais, comme chacun sait, ce monde est plein de bruits étranges, que les océanographes parviennent à écouter et interpréter quand ils étudient la biologie marine.
Pendant ce prologue sous forme d’interlude, des paravents continuent d’être les uns après les autres dressés, avec comme fonction première d’occuper le devant de la scène pour mieux en restreindre la vision. L’expression d’une toute bête stratégie de communication. C’étaient hier les bonus et les dividendes, les paradis fiscaux ont pris la suite, les primes et les stock-options prennent le relais. C’est proprement indécent, surtout si l’on constate que c’est à chaque fois le même scénario qui se déroule, l’opinion publique est d’abord prise à partie, afin de partager l’indignation des politiques, ces derniers annoncent que l’on va voir ce que l’on va voir, font des effets de manche, et l’on ne voit à l’arrivée rien du tout, ou si peu. C’est aussi bien valable en France qu’aux USA, deux pays où ces tours d’esbroufe sont époustouflants, sans doute parce que c’est là que je les remarque le plus.
Si l’on prend le thème du partage des richesses agité en France par Nicolas Sarkozy, qui préconisait il y a peu le partage des profits en trois tiers, dont un en faveur des salariés, la question s’est vite dégonflée. L’idée est plus modestement devenue de distribuer plus largement les stock-options, et non pas de les supprimer, une vieille resucée de la participation, afin de faire mieux passer l’inégalité un peu trop flagrante de leur distribution.
Si l’on considère la question des paradis fiscaux, dont le « manque de coopération » n’est évoqué qu’à propos d’un aspect somme toute mineur de leur activité, à savoir la fraude fiscale des grandes fortunes (oubliant les colossaux avoirs qui y sont réfugiés via les filiales off shore des banques et des grandes entreprises), les premières pelletées de terre ont déjà été jetées avec l’annonce que les principaux « paradis » européens n’étaient plus dans le carré des criminels, des inscrits sur la liste noire de la honte de l’OCDE.
Enfin, si l’on suit l’actualité américaine et la question brûlante des primes d’AIG, on se frotte les yeux d’étonnement en lisant la déclaration de Barack Obama, expliquant qu’il n’est pas possible de gouverner sous l’emprise de la colère. Dimanche dernier, dans le cadre du magazine « 60 minutes » du réseau CBS, il a mis en garde contre la tentation d’ « utiliser le code fiscal pour punir les gens », alors que le Congrès étudie un projet de taxation des primes, sous l’effet semble-t-il de sa colère et de celle de ses électeurs.
Mais ne traiter l’actualité que suivant le thème « on nous cache quelque chose » serait un peu décevant. Et risquerait de ne susciter que nouvelles explications conspirationnistes, alors que nous avons l’extraordinaire bénéfice de vivre, presque à livre ouvert en réalité, une crise dont l’issue n’est connue comme certaine que par ceux qui ne cherchent pas nécessairement à la comprendre. Que peut-on donc déceler de ce qui se trame derrière ces paravents, tels des changements de décor opérés dans le noir et avec le minimum de chocs, dans la délicieuse attente que la lumière se fasse à nouveau, qu’elle éclaire de nouveaux décors ainsi que des comédiens, qui feront leur entrée avec comme principal choix d’emprunter les masques de la tragédie grecque, de la tragédie ou de la comédie ?
Il faut écarquiller les yeux un peu. Faire le compte des petites phrases des seconds couteaux chinois, qui comme dans le bon vieux temps soufflent publiquement le chaud et le froid sur de discrètes négociations qui, elles, ne le sont pas. A propos de l’achat des Bons du Trésor américain un jour, dont la perspective est maintenue les yeux dans les yeux, de la reprise des négociations du cycle Doha un autre, laissant espérer de nouvelles concessions permettant de les débloquer. Pour mieux masquer d’autres intentions, en premier lieu la diversification de leurs risques, et donc de leurs placements. En second des visions à plus long terme, comme on le verra plus loin.
Il faut être aux aguets d’autres petites phrases prononcées par d’autres joueurs de ce stud poker américain planétaire, avec des cartes cachées et d’autres que l’on découvre. La situation économique mondiale reste « extrêmement inquiétante et difficile », a estimé ce jour lundi à Genève Dominique Strauss-Kahn, directeur général du FMI. Justifiant d’autant mieux par ce sombre pronostic sa préconisation insistante : « Il y a une possibilité de reprise en 2010, mais cela dépendra de certaines conditions », en particulier « des politiques audacieuses mises en œuvre par les gouvernements », précisant pour qui n’avait pas compris qu’il fallait relancer la demande, les politiques monétaires ayant atteint leurs limites. C’est exactement ce que veulent les autorités américaines et cela montre qu’ils n’ont pas abandonné l’espoir d’obliger les Européens à mettre au pot à leur tout pour soulager leur propre effort financier.
D’autres signes éclairent ce qui est en train de se jouer. François Fillon , premier ministre français, est en train de jouer les sherpas à Washington, sous couvert d’une rencontre avec Joe Biden, vice-président américain. Il s’est ainsi entretenu à huis clos avec Tim Ryan, le président de l’Association des marchés financiers et des courtiers (SIFMA), Eric Dinallo, le responsable de la régulation des assureurs dans l’Etat de New York, William Dudley, le Président de la Réserve fédérale de New-York et Bruce Wasserstein, le PDG de la banque Lazare frères. Il doit également rencontrer Larry Summers, le conseiller économique de Barack Obama et Barney Frank, président de la commission des Finances de la Chambre des représentants. Tout laisse à penser que François Fillon effectue une mission d’information en prélude au G20, qui porte sur la future régulation financière, afin de connaître les véritables intentions américaines à ce propos et d’ajuster la position française. Nous n’en saurons pas plus dans l’immédiat, sauf peut-être en écoutant la conférence qu’il va prononcer devant la Fondation Carnegie pour la paix internationale, dont le thème est « la vision française de la réponse à la crise », un intitulé très américain, donc flatteur, ont sans doute cru les membres de son cabinet, puisque les hommes politiques ont tous dorénavant des visions, ce qui n’est pas à portée du commun des mortels et les en distingue donc.
Mais venons en au morceau de choix de ce dimanche et lundi. L’annonce par Tim Geithner de son plan de sauvegarde du système financier américain, que Paul Krugman vient de qualifier dans la chronique particulièrement au vitriol du New York Times que Paul a reproduite dans son billet le plus récent, de « terrible gâchis ». Ce nouveau plan n’a en réalité pour seule nouveauté que l’habillage, il s’inscrit dans la continuation du plan Paulson d’origine, abandonné et aujourd’hui repris, renouant avec la même « philosophie ». Tout un échafaudage est en effet construit avec comme seul objectif de masquer une vérité crue et inavouable : c’est l’Etat qui, indirectement et discrètement, financera l’achat des actions toxiques, les investisseurs privés qui figureront dans la vitrine décorée par le Trésor ayant obtenu les garanties qu’ils ne risqueront rien, ou bien des compensations, probablement via des sociétés off shore. Ce qui leur permettra d’acheter à un haut niveau ces actifs, au profit des banques, puisqu’ils n’auront pas à se soucier de leur valeur future. Voilà le mécanisme, que Tim Geithner a on s’en doute présenté sous un jour plus flatteur, ne reconnaissant que l’Etat prend dans cette affaire des risques que pour aussitôt ajouter que les investisseurs privés les prendront aussi et que tout le monde bénéficiera des éventuels bénéfices de l’opération, s’il y en a… Pour ensuite ajouter que les USA n’étant pas la Suède, qu’ils ont un système financier bien plus compliqué (à un point tel, qu’il n’a pas besoin de l’expliquer) et que la nationalisation des banques, comme elle y avait été pratiquée dans les années 90 n’est pas possible. Il ne prononce même pas le mot en N., c’est dire la distance qu’il prend avec la Suède. Paul Krugman parle d’un « plan désespérant », non seulement en raison de cet habillage, mais parce qu’il estime qu’il ne marchera même pas. Un comble.
J’ai déjà modestement eu l’occasion d’évoquer les grandes interrogations, qui ne font que s’accroître, à propos des moyens de financement des plans de sauvegarde du système financier et de relance de l’économie. Des calculs impossibles destinés à optimiser un équilibre introuvable entre emprunts d’Etat et création monétaire des banques centrales. Des risques, que l’on devine moins calculés, d’inflation qui pourrait découler de cette dernière, comme s’il était puisé dans un coffre au trésor sans fond, pris par les mêmes démons et la même fièvre « court-termiste » que celle de la finance et du casino, avec le même fol espoir dans une martingale ou une bonne étoile.
Cette pièce-là n’est pas encore jouée, et l’inflation n’est pas seule inscrite au répertoire. Car on en peut en filigrane pressentir un autre enchaînement, un filage comme disent les professionnels. La menace montante qui va peser sur le statut du dollar, la recherche d’une alternative, la farouche résistance des Américains devant le risque de disparition de ce privilège exorbitant, très lourd de conséquences pour eux. Ce qui n’empêche pas, déjà, de premières spéculations, qui pour ne pas être financières n’en sont pas moins déstabilisatrices de l’ordre monétaire existant, en vue de chercher pour l’avenir de nouveaux points d’appui.
La puissance du dollar, qui sert encore de refuge tant qu’il ne se sera pas écroulé, comme le risque en grandit, comme la prochaine étape d’une crise qui ne cesse de surprendre, gèle aujourd’hui la situation. Mais pour combien de temps ? Quand va-t-il falloir, effrayé par les additions qui se succèdent, chercher une troisième voie, en se souvenant par exemple de la mécanique des droits de tirage spéciaux et de cette faculté reconnue au FMI de créer lui aussi de la monnaie ? Afin de soulager ainsi les banques centrales, dont les bilans deviennent hydrocéphales à force de tenir à bout de bras le système financier, ainsi que, petit à petit, des secteurs entiers de l’économie ? Car le marché obligataire, devenu unique roue de secours des grandes entreprises, n’est pas peuplé de bons samaritains et fait payer cher ses services, et les moyennes entreprises n’y ont pas accès. Les Américains feront, sans pouvoir se tromper à ce sujet, obstacle à cette perspective, car cela serait consacrer la chute de son trône du dollar, mais auront-ils les moyens de l’éviter ?
Certains économistes évoquent de leur côté, à propos du système monétaire international, la nécessité de substituer au dollar dans son rôle de monnaie de réserve et de référence un panier de devises, dans lequel le dollar conserverait certes un rôle, mais amoindri. D’autres élaborent un nouveau système s’appuyant sur la coexistence réglementée de différentes zones (à l’image de la zone euro), extrapolation des tentatives brésiliennes de créer une telle zone en Amérique Latine et une autre en Asie, mais là le jeu est encore plus compliqué.
Tout ceci n’est encore que du domaine de la spéculation, certes, mais les autorités chinoises ont franchi le pas, du haut de leurs coffres-forts, pour jouer leur propre petite musique. Anticipant la fin d’un règne annoncé, ils appellent à la création d’une monnaie de réserve internationale stable sur le long terme, pour remplacer le dollar, qui serait contrôlée par le FMI. Zhou Xiaochuan, gouverneur de la Banque de la République Populaire de Chine l’a écrit et signé sur le site web de la banque, en anglais pour qu’il n’y ait aucune équivoque. D’après le Financial Times d’aujourd’hui, Qu Hongbin, économiste en chef pour la Chine de HSBC a déclaré que « c’est un signe clair que la Chine, plus importante détentrice d’actifs en dollars, s’inquiète des risques potentiellement inflationnistes résultant de la création monétaire de la Réserve Fédérale américaine ».
78 réponses à “L’actualité de la crise : Opacités, par François Leclerc”