L’actualité de la crise : Salades financières de saison, par François Leclerc

Billet invité.

SALADES FINANCIERES DE SAISON

Dans toutes les nouvelles qui sont intervenues ces tous derniers jours, quelle pourrait être est la plus marquante ? Toutes concourent à décrire une situation qui continue d’être marquée par une forte incertitude à propos de ce que réserve l’avenir, proche et lointain. Mais quelle est celle qui émerge du lot ?

Faut-il mettre en exergue le fait que la BCE, déjouant les pronostics, se lance finalement à son tour et sans plus tarder dans l’achat d’obligations dites « sécurisées », pour 60 milliards d’euros, et rejoint ainsi ses camarades britannique et américaine dans la mise en œuvre de mesures « non conventionnelles » ? Que l’Etat allemand ne parvient pas à racheter les actions de la banque HRE, afin de la prendre sous contrôle majoritaire d’abord, puis de la sauver en la recapitalisant, une fois celle-ci nationalisée, faisant tout ce qui est possible afin de ne pas devoir se résoudre\ à une abominable expropriation ? Que les syndicats ouvriers sont devenus les premiers actionnaires de Chrysler et que General Motors sera détenu à plus de 50% par le Trésor US (89% du capital avec les syndicats), dans le cas très possible d’un dépôt de bilan ? Que Lula, le président brésilien qui va à Pékin prochainement, annonce qu’il va y proposer que les échanges commerciaux avec la Chine se fassent désormais dans la monnaie de l’un ou de l’autre pays, excluant le dollar ?

Ou bien que la Société Générale annonce par surprise des pertes au 1er trimestre (et l’emprunt de 1,7 milliards d’euros à l’Etat), tandis que la BNP Paribas déclare au contraire des bénéfices (cherchez l’erreur) ? Les commentateurs s’interrogent sur la suite, en ce qui concerne la Société Générale, qui pourrait bien devenir, après Natixis, le second grand malade bancaire français. Que le réassureur Swiss Ré parvient également à présenter des comptes bénéficiaires, que certains analystes jugent publiquement « surprenants », ce qui n’est pas dans les habitudes de la profession ? Ou encore que Jean-Claude Juncker, le chef de file des ministres des Finances de la zone euro, déclare, lui aussi de manière inhabituelle: « Nous allons vers une crise sociale », ajoutant pour bien se faire comprendre : « la crise jette dans le désespoir des millions d’Européens, il ne faut pas sous-estimer le caractère explosif de cette recrudescence du chômage » ?

Est-il étonnant que Hans-Rudolf Merz, ministre suisse des finances accueille à Berne Tharman Shanmugaratnam, son homologue singapourien, afin de mettre en place un front commun et de défendre le secret bancaire, excluant d’accepter les demandes d’échange automatique d’information en matière fiscale qui, selon eux, tout simplement, « n’entrent pas en ligne de compte » ? Ou que Peer Steinbrück, le ministre des Finances allemand, critique à nouveau la Suisse et le Liechstenstein, pays qui selon lui « encouragent » l’évasion fiscale des citoyens allemands ? Suscitant de nouvelles réactions indignées, l’amenant par la suite à mettre les points sur les « i » : l’évasion fiscale « n’est pas le fait de l’ouvrier métallurgiste payé au salaire minimum ou de la caissière qui élève seule son enfant avec moins de 1.000 euros par mois, mais c’est le fait d’autres couches de la population, de gens soumis à d’autres tranches d’imposition, et qui doivent pouvoir être désignés nommément sans que cela provoque de polémique ».

Ou bien plus important de relever que Xavier Bertrand, secrétaire général de l’UMP, le parti majoritaire français, juge « hallucinant » le projet de directive européenne sur les fonds spéculatifs du commissaire irlandais Charlie McCreevy, qui s’est fait beaucoup prier pour la rédiger et qui envisage maintenant de permettre à des fonds domiciliés dans des paradis fiscaux d’être autorisés à fonctionner en Europe, sur demande de leur part. José Manuel Barroso, président de la Commission de Bruxelles, a d’ailleurs fait preuve de la clairvoyance dont il est coutumier en défendant son commissaire et le projet de directive : « Il faut éviter d’aller trop loin dans un sens qui pourrait réduire la créativité et l’innovation des marchés financiers et donner en même temps des assurances claires que nous voulons réglementer le secteur des marchés financiers, qui pose problème ». Il a aussi déclaré, en employant un argument destiné à clore sans appel la discussion : « Je pense que c’est une proposition très équilibrée ».

Ou de prendre la mesure d’un autre dossier de la régulation. Christine Lagarde, ministre française des Finances venant ainsi de se déclarer « particulièrement frustrée » à propos de l’assouplissement des normes comptables, réclamée jusqu’à maintenant en pure perte à l’IASB, l’organisme international qui détermine les normes comptables en Europe. Alors que son homologue américain, le FASB, a agi dans des délais records, assouplissant les règles d’évaluation des actifs afin de soulager les bilans des banques américaines. Les freins sont multiples et les grandes déclarations du G20 bonnes à remplir, comme autant de bonnes résolutions pour plus tard, les journaux intimes de ceux qui les ont proférées.

On ne sera pas vraiment étonné, par contre, que la Fed a rejeté une demande du sénateur démocrate Charles Schumer, demandant à celle-ci de forcer les compagnies émettrices de cartes de crédit de cesser immédiatement de pratiquer des hausses rétroactives des taux d’intérêts sur les sommes dues par leurs détenteurs. D’après Ben Bernanke, président de la Fed, une telle action de la Fed pourrait en effet avoir comme conséquence néfaste que ces compagnies coupent le crédit de certains consommateurs ! Le même, essayant de présenter au mieux la situation, explique que « les données récentes laissent présager que le rythme de la contraction de l’activité pourrait être en train de ralentir ». Précisant : « nous prévoyons que la reprise ne gagne en intensité que graduellement et que la mollesse de l’activité diminue lentement ». Il en découle selon lui que, « les entreprises devraient se montrer prudentes dans leurs embauches » et que « le taux de chômage pourrait par conséquent rester élevé pendant un certain temps, même une fois que l’économie se sera reprise ». Gary Stern, le président de la Fed de Minneapolis, s’est montré encore moins optimiste, parlant lui aussi des perspectives économiques des prochains mois : « le niveau de l’emploi pourrait bien continuer à baisser dans les secteurs qui se contractent — la finance, le BTP, l’automobile — même s’il se redresse ailleurs ». Dans ces conditions, les émetteurs de cartes de crédit vont pouvoir améliorer sérieusement leurs marges : voilà la bonne nouvelle !

On s’inquiétera tout de même, vu ce climat, du sort qui sera finalement réservé aux mesures annoncés lundi dernier par Barack Obama, expliquant qu’« Il faudra du temps pour réparer les dégâts causés par des dispositions que des lobbyistes et les représentants d’intérêts particuliers ont introduites subrepticement dans notre code des impôts ». Explicitant ses propos, le président américain a notamment précisé vouloir supprimer les failles légales qui permettent aux entreprises américaines d’économiser des milliards de dollars d’impôts via des filiales étrangères domiciliées dans des paradis fiscaux qui n’apparaissent pas dans leurs déclarations fiscales. Mais, il faudra du temps, comme il l’annonce, d’autant que les premières réactions des grandes sociétés américaines laissent présager un lobbying intense auprès du Congrès, l’un des centres du pouvoir de l’oligarchie financière. On a vu ce qui est sorti de leur moulinette dernièrement, à propos de la loi concernant la renégociation des prêts hypothécaires voulue par le même Barack Obama.

On attendra avec impatience, tout de même, les mesures que devrait prendre la SEC, l’organisme régulateur américain, à propos des ventes à découvert, qui continuent de sévir actuellement, après avoir été interdites sur les valeurs financières durant quelques semaines l’année dernières, puis rétablies. D’autant plus que l’on aura enregistré la déclaration de Jamie Dimon, PDG de JP Morgan, estimant lundi dernier qu’« il y encore beaucoup trop de banques aux Etats-Unis (…) Certaines sont bonnes dans ce qu’elles font, mais beaucoup ne seront pas capables de survivre, et je crois que vous allez assister à une consolidation », a souligné M. Dimon. Il a précisé que sa banque allait participer à cette consolidation et même l’ « accélérer », s’intéressant également au Brésil, à l’Inde et à la Chine dans ce même domaine. On sait comment des déconfitures peuvent être précipitées, grâce aux ventes à découvert, et on a également noté, comment certaines banques annonçaient de bons résultats financiers. Pouvant se demander, en additionnant les deux, si ce n’est pas avec l’argent notamment gagné par ces opérations de vente à découvert, que ces banques pouvaient ensuite acheter les dépouilles des banques qu’elles ont contribué à couler. La concentration au sein du système bancaire se précise donc, faisant de ses composantes à venir, plus que jamais, des entités « too big to fail », en mesure d’imposer aux pouvoirs publics leur loi. Ce n’est pas la meilleure nouvelle de ces derniers jours.

Il ne nous restera, sans avoir tranché, à attendre le résultat des stress tests, qui devrait être rendu public la nuit prochaine en Europe, convaincus que cette nouvelle sera moins importante que tout ce qui précède.

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37 réponses à “L’actualité de la crise : Salades financières de saison, par François Leclerc”

  1. Avatar de Lemar
    Lemar

    Cet article de François Leclerc me fait penser au fonctionnement d’une étoile. Elle brûle son hydrogène, quand il commence à manquer, elle consomme l’hélium, son coeur devient beaucoup plus chaud, c’est une géante rouge. Puis l’hélium manque, elle brûle ensuite le carbone, sa température augmente, etc … jusqu’à une explosion finale quand il n’y a plus rien à brûler.

  2. Avatar de Lemar
    Lemar

    Ca me fait penser que Paul avait décrit plusieurs étapes successives dans le déroulement de la crise. N’est-on pas entrain de passer à une étape suivante ?

  3. Avatar de eleazar
    eleazar

    Bonsoir,

    Si j’en crois l’info de ce lien : http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/oui-les-banques-sont-vraiment-au-55724
    Il y a longtemps que les dés sont pipés. La question est de savoir quand cesseront toutes ces manips financières.

    Cdlt.

  4. Avatar de Rumbo
    Rumbo

    Septique dit :

    8 mai 2009 à 11:38
    La chronique Agora, signée Philippe Béchade. Et d’autres intervenants.

    Facile à dire on pourrait me rétorquer. Mais cette chronique ne m’étonne absolument pas. Encore moins les hausses artificielles des bourses dont il est question. Il était « hors de question » qu’il en fut autrement après le 2 avril dernier. Disons symboliquement le 2 avril le G20, car même sans G20, cela n’aurait rien changé, ni changé à ma perception d’ailleurs. Le substrat de l’économie réelle va peut-être, un de ces quatre, finir par voler en éclats. Mais les tenants de cette économie financière mondiale – ne peuvent – agir autrement que d’œuvrer artificiellement, « jusqu’au bout ». Jusqu’au « dernier moment », comme les communiqués de guerre d’antan, ils vont clamer le triomphe assuré. D’ailleurs je crois qu’on voit déjà décroître le chômage au moins aux USA et en Europe, non?

    En attendant, voici un copié colé que j’avais utilisé dans un forum en juillet 2008, cela fait 10 mois, c’est beaucoup de nos jour. Mais cela donne une idée claire du but recherché par la fiannce étatsunienne tant qu’il est encore temps: piller, s’emparer du maximum de biens réels et vitaux avec le vent du dollar étant encore la monnaie fiduciaire mondiale et avec le concours du système mondial de poupées russes des multinationales, plus le TARP. L’eau potable, les forêts, les meilleures terres agricoles, les droits de pêche, toutes sortes d’autres droits, l’énergie, etc, sont tout spécialement visés. Il s’agit de rafler tout ce qui peut l’être en transformant le maximum de dollars fantoches en vrais titres de propriété…

    Voir:

    – Le dollar est en perdition (?) dit-on, mais ce qui n’est nullement « en perdition » ce sont les titres de propriété, propriétés bien concrètes, achetées avec du « vent », et il faudra payer aux propriétaires une dîme très cruelle pour seulement végéter et non vivre pour l’essentiel en hommes libres. Avec des baudruches sur le point d’éclater, voici, ci-après en quoi consiste l’un des plus gros risques qui nous pend au nez!

    Pour info, les USA achètent le monde avec des symboles papier tiré du néant, exemple:
    Le fonds d’investissement américain « Lone Star » a racheté récemment près de 1300 immeubles de la Deutsche Post…

    Dont, par exemple, celui de la « HauptstraBe » de la vile de Kehl.-
    La Poste allemande va devoir louer les locaux qu’elle occupe actuellement. A noter que fin 1999, elle avait investi 3,4 millions de marks dans la rénovation du bâtiment de la poste de Kehl- 1,7 million d’euros –

    Le fonds américain – Texan- Lone Star, s’est fait une spécialité de racheter les établissements en péril.

    Le site de « Lone Star »:

    http://www.lonestarfunds.com/En/index.htm

    Pour Lone Star, le resserrement du marché de crédits constitue une aubaine: celui-ci a engendré de nombreuses opportunités en Europe.
    Le fonds, qui a déjà englouti des portefeuilles d’un montant total de 12 milliards d’euros en Allemagne, s’est intéressé aux banques allemandes en « détresse » à la suite de l’affaire des « supprimes » …Au plus fort de la crise, Karsten von Koeller, qui gère les activités du fonds en Allemagne déclarait :
    «La crise financière continue à toucher les banques allemandes, ce qui rend nécessaire une restructuration de l’industrie… Cela va nous apporter de nouvelles opportunités.» –

  5. Avatar de barbe-toute-bleue
    barbe-toute-bleue

    @septique

    Ce qui confirmerait la taille des agents mordant dans la pomme actuellement, et évoqués par l’article, sont les sauts que fait ces derniers temps, par exemple, le CAC 40.
    Des sauts de 50 à 100 points, en une demi-heure, tous les jours, dans un sens ou dans l’autre, ce qui représente 1 à 3% des actifs du marché à chaque fois … Pof, en quelques minutes.

    Je connaissais un gars travaillant dans un cabaret, il faisait pareil avec un gros lapin blanc, on en parlait bien dans la rubrique spectacle des journaux à distraire.

    @Rumbo

    Ceci dit, les financiers en position de confiance pour leurs avoirs, n’ont jamais que du papier, représentatif de valeurs dans un monde qui ne se porte relativement « pas trop mal ».

    Des banques over-seas qui détiennent terres agricoles, forêts et immeubles, acculant des populations locales ( j’ai dit « a…  » ), vont avoir du mal à rapatrier l’ensemble, si grâce à elles, la situation continue bien d’empirer.

    Ils ne risquent pas forcement directement leur vie, ceci étant la raison pour laquelle ils ne doivent pas se sentir si gênés de commettre autant d’impair. Par contre c’est une source obligatoire de dégâts, bien qu’ils ne puissent pas gagner la partie. Arracher un lambeau par ici, puis par là peut-être. Mais que peut-on faire avec des lambeaux pour la suite, n’est-ce pas ?

  6. Avatar de Cécile
    Cécile

    à Clown Blanc

    extrait

     » ………..
    Pour aller tout droit à l’essentiel d’une philosophie de l’art ayant catégoriquement renoncé à nommer l’essentiel, je dirais, avec un méchant jeu de mots : quand on n’a plus d’ontologie, il faut une déontologie. Où encore, car, sous des éclairages divers cela revient au même : quand on n’ose, ne peut ou ne sais postuler l’universel, que les noms que Kant lui donnait, des noms comme l’Etre Suprême, le Souverain bien, le Suprasensible, le Sensus communis ou même l’Idée d’humanité, risquent bien, pour beaucoup de philosophe aujourd’hui, d’être des Schwärmereien dont il faut faire le deuil, alors l’universalité même est ce dont il faut trancher. Tâche philosophique et tâche politique surhumaine, mais aussi et heureusement, tâche humaine, trop humaine, à laquelle ce qu’on continue d’appeler l’art offre le terrain d’une pratique ayant valeur d’avertissement. Lorsque de l’intérieur de ce terrain pratique- qui comme tel n’a évidemment pas besoin de prétendre à l’universel, seulement au culturel – l’universalité de l’art est devenue son impossibilité et que son impossibilité lui reste malgré tout prescrite comme un devoir d’universalité, alors il faut juger de l’art tout entier au coup par coup. Quand le postmoderne est aussi le posthistorique, quand la présupposition ou le postulat du sens de l’histoire est catégoriquement abandonné à force de s’être trop matérialisé comme menace systémique ou totalitaire, alors il faut juger décider de son sens ici et maintenant, localement et dans ce que Benjamin appelait l’instant du péril. Hic et nunc, mais aussi, ad hoc : judicieusement en vue de là.

    L’ange historique marche à reculons dans le vent de l’histoire. Son regard est rétrospectif d’une manière qui n’est pas dialectique, il n’est pas tourné vers le passé pour prédire l’avenir. Il juge la passé dans l’urgence impérative du présent et sans savoir ce qui l’attend. D’où la mélancolie infinie de celui qui vit avec le sentiment de la catastrophe en permanence. L’ange de l’histoire juge le passé et transmet à l’historien le devoir de le réinterpréter. C’est ce devoir, et lui seul, que j’aimerais appeler postmoderne. Il est en même temps moderne, non parce que la modernité est un projet inachevé- elle est achevée et elle n’est plus un projet- mais parce que la modernité doit être gardée. Pas même sauvegardée, pour la réinterprétée il faudra lui faire violence, mais gardée. Nous sommes les gardiens de la modernité, d’une tradition, comme dit l’adage, à traduire et à trahir. En voici quelques linéaments
    1 L’art moderne, du moins ces œuvres qui ont fait la modernité et dont le readymade est à tout titre exemplaire, n’a pas autofinalisé par le rabattement des fins sur ses moyens. Ni l’art pour l’art, ni l’art en tant qu’art, ni l’art à propos de l’art ne rendent justice de ce qui s’est passé.
    2Les meilleurs œuvres de l’art moderne n’ont pas davantage été asservies à des finalités externes, fussent-elles révolutionnaires au sens d’une violence sociale rédemptrice. Elles n’ont pas été les moyens ou les médias d’un programme ou d’une idéologie révolutionnaire qui les aurait justifiés. Elles ont été le manifeste de la révolution, cela oui, pure manifestation de cette violence « souveraine », ni moyen ni fin.
    3 Le modernisme n’a pas été le laboratoire où furent testées par élimination progressive les conditions nécessaires et suffisantes de l’art. Il n’a pas été une pratique réductionniste et n’a pas débouché sur des conventions essentielles. Il a été une tradition, il est vrai, souvent inspiré par l’Idée d’une essence de l’art, mais qui n’a cessé ici et là, dans des circonstances historiques contingentes, de juger de cette Idée sans critères déterminants
    4 L’époque où nous vivons n’a pas nivelé tous les styles ni rendu les avant-gardes interchangeables sous la loi universelle de la marchandise Le marketing de la Transavant-garde ne durera pas, le pluralisme ambiant n’est que la crainte du jugement, et l’opportunisme un manque de probité. Mais le moment présent est l’instant du péril où, tirées du passé, certaines pratiques sont convoquées non par hasard, les unes pour maintenir le refoulement, d’autres pour témoigner par le symptôme, et quelque unes pour rejuger.

    L’impératif catégorique, c’est l’impératif du jugement. Faire de l’art, c’est juger de l’art, trancher, choisir
    « faire quelque chose- dit Duchamp- c’est choisir un tube de bleu, un tube de rouge, en mettre un peu sur sa palette, et toujours choisir la qualité du bleu, la qualité du rouge, et choisir la place sur laquelle on va le mettre sur la toile, c’est toujours choisir… Le choix est la chose principale en peinture, même normale ».
    L’impératif catégorique enjoint aux artistes de choisir sans critères, non pas parce qu’il n’existe plus de critères artistiques, mais parce que les critères, les normes, les conventions qui structurent la pratique de tel artiste ne sont pour tel autre artiste que la maxime de quelqu’un d’autre. Et nulle maxime ne saurait être ériger en loi universelle.
    Mais ceci n’empêche pas les maximes- ou si vous préférez, les normes, les critères, les styles – de se voir transmises d’un artiste à l’autre, d’un groupe à l’autre d’une époque à l’autre. C’est à l’échelle individuelle l’influence et à l’échelle collective la tradition. Cependant l’influence est un concept causalisme incapable d’expliquer l’évolution de l’art sans poser des ruptures d’influences toujours très prégnantes dans l’immédiat et qui s’estompent avec le recul. Ce que ce concept ne perçoit pas car il est unique ment interprétatif alors qu’il devrait aussi être évaluatif, c’est que lorsqu’une maxime est transmise elle est aussi rejugée. Le concept d’influence devrait être banni du vocabulaire de l’histoire de l’art. Quant à celui de tradition, il faut au contraire le garder, dans les deux sens du terme : le conserver et monter la garde auprès de lui, comme auprès de la tradition moderne elle-même. Car il y a une tradition du n’importe quoi, mais ce n’est ni la tradition de l’antitradition, ni la tradition du nouveau. De l’échec monstrueux de la première nous sommes avertis depuis très longtemps, depuis le futurisme pour être précis. Lorsque les artistes reçoivent l’impératif du n’importe quoi comme finalisé par le futur, ils le reçoivent aussi comme le commandement de faire table rase du passé. Cela commence par le mot d’ordre de brûler les musées et cela finit dans l’apologie de la guerre totale. Le fascisme et le nazisme auront peut-être été le Gesamtkunstwerk d’une vision hégélienne de l’histoire où le n’importe quoi aurait remplacé l’Esprit absolu. La leçon paradoxale de cette histoire tragique, si tant est qu’on puisse en tirer les leçons, c’est que la politisation de l’art n’est pas une réponse à l’esthétisation de la politique. Cette leçon, s’il y en a une, c’est que, comme le mot « tradition », le mot « art », moins sans doute pour son universalité impossible que pour sa finitude de n’être une pratique sociale parmi d’autres, doit être gardé lui aussi si l’on veut éviter d’en arriver – ou d’en revenir – à la guerre considérée comme un des beaux-arts

    Pas plus qu’une anti-tradition, celle du n’importe quoi n’a été celle du nouveau. La nouveauté n’a été qu’une des maximes du modernisme, et qui n’est conforme qu’à l’une des deux faces de son impératif, lequel prescrit aussi de désobéir : sois neuf, mais aussi sois classique, sois classique en étant neuf. Cela fait un bon moment déjà que nous sommes avertis de l’enfermement de la tradition du nouveau. Elle tourne si bien en rond que la dernière nouveauté en date, pour l’historicisme actuel, est de faire ancien. La leçon paradoxale de cette histoire comique, pathétique peut-être mais au moins inoffensive, celle-là, c’est que le mot « art » doit être gardé, doit aussi être délaissé, abandonné à son insignifiance et à l’indifférence dans laquelle le profane, qui ne se trompe pas en juge. Autrement dit, la socialisation de l’art, qui doit estomper les contours du mot à force de le juxtaposer sur pied d’égalité à toutes sortes d’autres pratiques signifiantes, est la réponse à son institutionnalisation écœurante à force de cooptation circulaire.

    Reste la leçon de ces deux leçons. Il y a une tradition du n’importe quoi, il y a une histoire du n’importe quoi, dont il est possible à présent de dénouer le paradoxe philosophique. Elle aligne des jugements, puisque chaque œuvre qui fait partie de cette histoire n’est faite que de jugements, de choix. Mais cet alignement n’est ni linéaire ni circulaire : ni progrès ni statu quo, ni escalade ni tautologie. Cette histoire ou cette tradition se transmet d’un artiste à l’autre, d’un mouvement artistique à un autre et d’une œuvre à l’autre, comme sont transmis les jugements, c’est à dire par le jugement. Comme des préjugés rejugés qui font rétrospectivement jurisprudence. L’histoire des avant-gardes modernes, maintenant que leur violence est « récupérée » par et dans le discours des historiens et que les conflits qui la propulsèrent sont des objets historiques, se révèle avoir été beaucoup moins guerrière que juridique.

    Le jugement par lequel la tradition du n’importe quoi est transmise- c’est à dire, dois-je le répéter, traduite et trahie- est le jugement esthétique. Aujourd’hui, comme au temps de Kant qui, le premier et pour toujours en a établi la forme, le jugement esthétique est le jugement réfléchissant. Sa forme, forme de la finalité réfléchie par la finalité de la forme n’est ni linéaire ni circulaire ; si elle pouvait être représentée, elle serait plutôt- n’est ce pas Marcel ? – spiralée, comme une idée de cercle qui ne sait pas ce qu’est un cercle, de sorte qu’elle s’en échappe. Elle ne va pas des conditions aux conséquences, elle ne va pas non plus du but projeté au moyen pour l’obtenir et des moyens au but réalisé. L’art n’est pas plus la condition, la norme de ce que font les artistes qu’il n’en est la conséquence, le résultat ou l’effet. L’art n’est pas plus le projet, le but, l’objectif de ce que font les artistes qu’il n’en ait le moyen le médium ou le métier. Mais il en est bien la résultante et le fait, l’objet et le faire. Il en est surtout l’idée et le nom, l’Idée régulatrice par laquelle on juge de l’art de sorte qu’on le nomme tel. Voici une dernière fois la loi du readymade, la loi moderne fais n’importe quoi de sorte que ce soit nommé art. Mais fais le aussi de sorte qu’à travers ce que tu auras fais, objet ou déjet résultant de ta maxime, tu fasses sentir que cette chose quelconque s’est imposer par une idée qui est sa règle.. Cette idée régulatrice peut-être une idée du beau ou du sublime, une idée de la révolution, une idée de la peinture ou de tout autre médium, une idée de la société réelle ou utopique, une idée de l’artiste ou une idée de l’art ou du non-artiste ou du non-art. Cette idée régulatrice qui s’impose, en vérité, peut être n’importe qu’elle idée, de sorte que tu peux faire comme si elle était toute valable à la fois, et valables impérativement. Fais comme si tu devais les prendre toutes ensemble pour maxime, de sorte que ce que tu auras fait soit conforme à n’importe quelle idée, à l’Idée universelle c’est à dire impossible du n’importe quoi,, cette idée que justement la modernité nomme art

    Jusqu’au dadaïsme, le nom de l’art a été l’enjeu des pratiques. On s’est battu autour de lui et pour lui.. L’establishment et l’avant-garde mais aussi les avant-gardes entre elles se sont disputées, souvent à coup de refus, comme cela a été le cas en France, parfois à coups de cessessions, comme cela a été le cas en Europe centrale. Avec le coup du readymade tout s »’est passé comme si le nom de l’art, vide de sens- avait basculé dans le nom propre- car les noms propres n’ont pas de sens, ils ne sont que des référents- un nom de référents, sans cesser d’être singulier, peuvent aussi bien prendre n’importe quel nom, propre, comme fontaine ou commun porte-chapeaux. De sorte que le nom de l’art est devenu synonyme de n’importe quoi. Ce n’est pas son contenu mais sa teneur. Tel est aujourd’hui, après le dadaïsme et sa « récupération », le jugement du profane. Tel est celui de « l’expert » ( mais vous voyez bien qu’il ne s’agit pas d’expertise) qui, avec Duchamp mais en retard, juge probant le jugement du profane et le réfléchit : l’art moderne, c’est le règne du n’importe quoi. Voilà ce qui ce dit dans la rue. Ce qui se dit ici est la même chose mais doit être un peu plus précis : L’Idée régulatrice de l’art moderne et contemporain après Dada, c’est le n’importe quoi

    Je viens de la nommer, cette idée, et tout au long de mon exposé, je l’ai nommé souvent, je l’ai substantivé en disant : le n’importe quoi. Or on ne peut nommer les choses que lorsqu’elles sont nommable, c’est à dire d’une certaine façon, accomplies, contournées, définies. Alors nous sommes autorisés à nommer en connaissance de cause et afin de décrire. C’est à fin de description, de théorie si vous voulez, que je me suis autoriser du jugement du profane et de son anticipation par Rrose Sélavy : J’ai nommé le n’importe quoi parce que c’est le nom postmoderne de la modernité. (Au fait, pourquoi est-ce un nom masculin ?) Mais je ne serais esquiver ma responsabilité. Il fallait nommer et ne pas attendre que les choses soient nommables. Il y avait urgence à nommer, le regard quelque peu mélancolique et le dos dans le vent de l’histoire. Il souffle fort et je ne sais pas ce qu’il souffle. Mais ce n’est pas gai en tout cas de devoir dire que la modernité, ç’a été n’importe quoi, même en ayant en tête toute sa richesse antinomique. Et ceci n’est plus une description, c’est un jugement ; ce n’est plus un nom, c’est un ton.
    Est-ce un ton pessimiste ? Non. Le pessimiste attend quelque chose de l’avenir, il attend le pire. Est-ce un ton réaliste ? Non. Le réaliste est résigné. Est-ce un ton désenchanté ? Oui. La modernité n’a pas tenu ses promesses. Est-ce un ton désespéré ? Oui et non. Si l’espoir est toujours tourné vers l’avenir, alors ce ton devrait être celui du sans-espoir, de tous les sans-espoir de la terre. Mais celui qui signe ces lignes ne se sent pas le droit de parler sur ce ton. Il est beaucoup trop privilégié pour parler avec l’intonation des sans-espoir. Il est aussi beaucoup trop moderne encore, trop habité de faux espoirs, d’arrogance, d’immaturité, trop constitué dans son être historique et privé par l’orgueil prométhéen du modernisme pour avoir atteint le fond de la désespérance. Il s’est senti, dans l’écriture de ce texte, douloureusement traversé par une injonction qui le dépasse et interpellé par son intonation impérative qu’il a bien du assumer. Mais il soupçonne cette assomption. Trop de pathos encore et pas assez d’ethos. Il n’est après tout qu’un enfant de son temps, et les impératifs du temps ne sont peut-être que circonstanciels et pas si catégoriques que ça. Mais c’est justement ce qu’il a voulu dire ! Il faut juger hic et nunc, quand l’universel est impossible on a plus que les circonstances. Bref, maintenant qu’il la dit et qu’il a jugé, il n’a plus pour vérifier son jugement que ses sentiments. Et ceux-ci lui disent qu’il est bien difficile et peut-être impossible de juger si le ton de sa voix est saisi est celui de l’impératif catégorique ou du double-bind. Car il n’y a pas eu que de la douleur et de l’effroi dans l’écriture de ce texte. Il y a eu de l’enthousiasme et beaucoup de joie. Et même la joie est ambivalente. Elle était celle de la découverte, des mots qui viennent aisément sous la plume, des idées qui se mettent en place toutes seules. C’était la joie de voir une théorie se faire d’elle-même et dont le scribe se sent délivré car il n’en est pas l’auteur. Les circonstances de la modernité, en s’ordonnant, lui ont ordonné de la décrire ainsi. Cela se tient, cela ne lui appartient pas, le terrain est déblayé, on peut à nouveau regarder devant soi.
    ………..  »
    copie « Au nom de l’Art, Th De Duve, 1983 « 

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