Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Les 2 300 pages du « financial overhaul » américain se partagent en deux : celles consacrées à ce qu’un observateur a qualifié d’« avoir l’air de prendre des mesures » et celles constituant une modernisation / optimisation des conditions d’exercice de la profession financière, telle que celle-ci la souhaitait et qu’elle est parvenue à glisser au passage au sein des textes. Pour éviter de créer une situation qui défavoriserait le secteur financier européen par rapport à celui des États-Unis, la nouvelle « réglementation » en préparation à Bruxelles sera calquée sur le package américain : moitié poudre aux yeux, moitié renforcement du pouvoir de la finance au sein de l’économie.
Comment en est-on arrivé là ? Vous vous souvenez sans doute des rodomontades des chefs d’État et de gouvernement à l’automne 2008 : la finance n’avait qu’à bien se tenir ! on allait voir ce qu’on allait voir ! Les États se sont depuis ruinés à extraire la finance de son insolvabilité, et c’est cette dernière maintenant qui leur avance l’argent qui leur fait défaut. Le ton a baissé de plusieurs crans, se rapprochant dangereusement du mutisme.
Pourquoi tant de concessions aux lobbys aujourd’hui à Bruxelles de la part des régulateurs ? Parce que faire les choses autrement qu’avant « coûterait trop cher », nous dit-on, et surtout, surtout, attention ! attention ! « risquerait de retarder la reprise »… Comme si les paris sur les fluctuations de prix – le secteur aujourd’hui le plus florissant de l’activité financière – ne contribuaient pas eux à retarder la reprise ? Mais l’argument porte car, de la reprise, les États ont un besoin pressant : c’est pour eux le seul moyen – sauf s’ils sont prêts à tolérer le désordre dans la rue – de réduire la dette qui les asphyxie désormais.
Le milieu financier croit-il sincèrement que l’on puisse faire comme avant ? Que l’on pourra empêcher que les récessions s’enchaînent les unes aux autres, comme on est en train de l’observer aujourd’hui ? Que l’on découvrira enfin la recette qui permettra à tout le monde de vivre en permanence à crédit ? Que les tensions entre déflation et hyperinflation ne conduiront pas un jour à la catastrophe ? Que le désordre monétaire, où la question qui se pose en ce moment est de savoir quelle devise chute moins vite que les autres, se résoudra de lui-même ? Ou serait-ce que les atermoiements visent plus prosaïquement à vider la caisse avant fermeture définitive ? Il reste après tout encore à plumer les pays émergents, le boom actuel sur le marché des changes prouvant que les établissements financiers se sont déjà mis à l’ouvrage ; faisons leur confiance, ils ne feront de ces pays émergents qu’une bouchée – avec, il faut bien le dire, la complicité active de ceux-ci : la Chine ne vient-elle pas d’autoriser la création de son premier hedge fund ? Les cyniques auront d’ailleurs beau jeu de demander si entre faire comme avant et vider la caisse avant liquidation, il existe bien une différence.
Dans un billet invité publié ici récemment, Pierre Sarton du Jonchay soulignait à juste titre que dans un monde globalisé de fait par une circulation des capitaux sans la moindre entrave, mais qui reste parcellisé entre une poussière d’États cherchant à satisfaire la mosaïque des intérêts particuliers de leurs concitoyens, « la finance n’a plus de raison de ne pas asservir la politique ». Et, malgré le léger incident de parcours des années récentes, celle-ci ne s’en prive pas. Elle pratique avec beaucoup de talent, et d’énormes moyens, la politique du pire qui consiste à faire « comme avant » car, au niveau des États, c’est celle qui lui permet d’asseoir encore davantage son emprise. Machiavel nous a rappelé que l’appétit des plus forts est insatiable et que seules des lois peuvent le contenir. Le monde réclame une constitution pour l’économie. À l’heure où l’on reparle de la spéculation sur les matières premières, l’interdiction des paris sur les fluctuations de prix doit en constituer l’armature. Si l’on attend davantage, il ne restera rien.
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