Billet invité
Une lancinante question forme un écho qui semble rebondir à chaque sursaut de la crise en cours, semblant ne devoir prendre fin qu’avec la crise elle-même et au-delà, qu’avec le capitalisme : pourquoi ?
Pourquoi, alors que depuis plus de 40 ans on s’acharne à appliquer des politiques d’ajustements structurels dans le monde sans que l’on ait pu voir un patient guéri d’un tel remède, pourquoi s’acharner à continuer d’appliquer ces politiques ?
Pourquoi, alors que l’on sait, y compris les économistes, depuis la crise de 1929, qu’appliquer ce type de solutions dans de tels contextes peut directement conduire à des récessions puis à des crises politiques et sociales majeures, lesquelles forment l’antichambre du fascisme et du totalitarisme nazi, pourquoi le champ politique démocratique s’acharne à légitimer coûte que coûte ce type de politiques ?
Pourquoi, alors que les effets de telles politiques ne font qu’accélérer le délabrement d’un système dont les acteurs qui en tirent profit ont tout intérêt à maintenir son efficience, sinon son existence, pourquoi sont-ce ceux-là même qui profitent d’un capitalisme qui les sert, qui le détruisent ?
Pourquoi, alors que le système économique actuel semble si entropique, dégageant une énergie telle que la seule stabilisation qu’il semblerait connaître un jour sera celle de son effondrement final, pourquoi des forces contraires qui viendraient limiter ou freiner ce qui semble être une pure déperdition ont-elles tant de peine et de difficultés à émerger, quand il semble pourtant évident que dans l’intérêt même des acteurs bénéficiaires une régulation permettant le maintien en l’état du système doive s’imposer à tous ?
Tel un Golem qui s’émanciperait de ses créateurs, le système économique viendrait ainsi les écraser sans les reconnaître même et échapperait à toutes tentatives d’explication rationnelle de ses agissements.
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Certaines théories explicatives pourraient donner sens néanmoins à une réalité dont les acteurs, tous les acteurs, sont dans l’incapacité d’en donner un quelconque, sinon de le traiter ‘d’irrationnel’, de ‘fou’.
Certains ont cherché par exemple dans l’intérêt qu’auraient certains acteurs à produire un tel chaos, stratégie qui permettrait ainsi de recomposer un monde plus ‘à la main’ de ceux qui initieraient ces actions, l’objectif étant au final de produire un ‘Shock and awe’ (‘choc et stupeur’) parmi les populations, lesquelles seraient ainsi plus à même d’accepter ce qu’elles n’auraient pas accepté sans que ces effets ne se soient produits. Outre qu’effectivement les populations qui subissent ce genre d’effets entrent dans ce que l’on désigne une résilience, une capacité à donner sens à un nouvel univers afin de ne pas sombrer dans la folie, il s’agirait cependant de ne pas confondre causes et conséquences. Car pour que de telles stratégies puissent advenir, encore faut-il que ceux qui les initient puissent avoir les moyens suffisants pour ce faire, dans le cadre d’un système dépassant de beaucoup en gigantisme le plus puissant des acteurs mais aussi que les effets puissent correspondre aux effets souhaités initialement et être parfaitement maitrisés. Nonobstant que le premier terme impliquerait une coordination consciente d’acteurs, qui conduirait aux théories du complot (mais un complot qui intègrerait cette fois-ci toutes les dimensions possibles : politiques, économiques, financières, sociales, etc.), le second terme rend à lui seul peu crédible une telle explication, car il devrait pour ce faire s’appuyer sur l’absence ou un niveau réduit de complexité du dit système.
Or, force est de constater à la vue des effets produits mais aussi des contre-effets que rien de tel ne peut permettre de qualifier un système où complexité rime avec perplexité. S’il s’avère que certains acteurs puissent à la fois pousser aux dynamiques en œuvre, y compris les plus chaotiques, tout en en retirant de phénoménaux bénéfices, tout indique qu’ils ne sont rien d’autres que des auxiliaires d’un système entropique dont les lois thermodynamiques relèveraient du mystère et non de la science : des conséquences, non des causes.
La complexité d’un tel système en tant que théorie ne permet pas non plus de donner un sens à une réalité qui semble glisser entre les doigts comme le sable fin du désert, parce que ce discours analytique ne permet pas de discerner les causes des dysfonctionnements (sauf à reconnaître que tout système produit lui-même, comme l’effondrement gravitationnel, sa propre complexité croissante qui finit par s’effondrer : un processus ‘physique’ en quelque sorte qui méconnaitrait ses origines) et même qu’il finit par les masquer pour se concentrer sur des conséquences identifiées comme causalités.
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Un autre discours au contraire s’appuie sur ce qui apparaît comme irrationnel puisqu’il en fait son fondement : la psychanalyse. Freud, dans sa seconde topique, définit les trois instances qui se répartissent entre inconscient, préconsciente et conscience : le ‘ça’, le ‘surmoi’ et le ‘moi’.
Le ‘ça’, totalement inconscient, est le siège des pulsions, qui ne distingue pas le réel de l’imaginaire, ne connaît pas de limites à sa toute-puissance. Le ‘surmoi’ dans lesquels viennent se loger les interdits, les règles sociales, etc. limite ces pulsions et la résultante de ce combat donne le ‘moi’, la personnalité dont une part est consciente.
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Adaptée au champ économique, la psychanalyse permet plus largement et plus profondément de comprendre les causes des phénomènes que l’on peut recenser et que l’on persiste à caractériser comme sans fondements rationnels et pour cause : les mécanismes en œuvre de la crise pourraient avoir tout à voir avec l’inconscient. Les caractéristiques que l’on a pu relever de cette crise ont en effet tout à voir avec le ‘ça’ de Freud. C’est l’hybris des Grecs et ce que Castoriadis dénommait l’illimitisme, comme forme de totalitarisme : un mouvement sans objet, sinon sa propre perpétuation, y compris contre ses propres membres. Le ‘moi’ économique actuel, le capitalisme, serait alors une tentative de conciliation entre un ‘ça’ économique sans limites et une réalité institutionnelle contingente qui freine encore l’expression des pulsions économiques. La ‘mutation’ d’un capitalisme qui était peu ou prou régulé il y a encore quelques décennies serait donc dû à la libre expression d’un sujet consommateur sans entraves devant lequel les institutions humaines s’effaceraient progressivement.
Pour autant, cette analogie n’est pas suffisante pour expliquer le pourquoi et le comment de l’excroissance du ‘ça’ au détriment du ‘surmoi’. Car si le libéralisme à l’origine valorise la liberté d’échanger et le primat de l’individu et de la propriété, il n’en reste pas moins qu’Adam Smith ne conçoit ces libertés qu’insérées dans le cadre d’une régulation institutionnelle, même minimale, comme le serait celle de l’État, par défaut. De fait, c’est bien à partir des néo-classiques que l’on sort du cadre de l’économie politique, d’une économie encore insérée dans un ‘surmoi’ institutionnel même flottant, pour entrer dans la libération d’un ‘ça’, celui de l’individu, source auto-référentielle de légitimité : la contrainte, quelle qu’elle soit, devient de plus en plus difficilement consentie par les tenants d’une disparition du ‘surmoi’ pour ne laisser place qu’aux pulsions au sein d’un ‘moi’ enfin libéré. S’exprimant enfin pleinement à la fin du 19ème siècle, le capitalisme ‘sans limites’ finit brutalement sur le mur des réalités avec la crise de 1929 et finit par voir son ‘ça’ économique être réencadrer par un ‘surmoi’ institutionnel dont le politique avait finit par oublier qu’il en était l’un des moteurs. Bridé donc notamment par le New Deal de Roosevelt, le capitalisme tel qu’il se concevait depuis toujours, illimité, en conçut une souffrance interne due aux contradictions profondes entre son ‘ça’ et le ‘surmoi’ imposé, qui produisit un ‘moi’ névrotique, à la fois capitaliste mais incapable parce que limité d’atteindre ses objets de désirs : la main invisible du marché, la loi de l’offre et de la demande, etc., toutes choses que l’État, puissance castratrice majeure, venait à mettre à distance de ses pulsions.
Le capitalisme s’en conçut dès lors comme perverti par ce ‘surmoi’ et s’imagina comme pur au travers d’une idéologie de la pureté : le néo-libéralisme. Pour autant, cette idéologie ne pouvait pas s’exprimer tant que l’État faisait encore écran. Il fallut donc attendre un événement ou une conjonction d’évènements majeurs et traumatiques pour qu’enfin il puisse avoir droit de cité. Ce fut chose faite, quand, à court de réserves monétaires suffisantes, en raison d(une guerre du Vietnam qui se prolongeait, Nixon proclama unilatéralement en 1971 la fin de la parité entre le dollar et l’or, permettant ainsi de désarrimer le dernier lien de l’étalon monétaire d’avec un semblant de réalité incarné dans l’or. Les deux chocs pétroliers et la fin du système de Bretton Woods entretemps furent les occasions tant attendues par le néo-libéralisme pour que celui-ci puisse enfin s’incarner quelques années plus tard, lors de l’accès au pouvoir de Reagan et de Thatcher : le ‘ça’ était de retour.
Mais les pulsions restaient encore freinées par le ‘surmoi’ institutionnel qu’incarnait en grande part l’État (et toute institution sociale qui faisait écran entre la pulsion de l’individu-roi qu’incarnait le consommateur et l’objet de son désir, soit son miroir), ce qui produisit une souffrance insoutenable pour un capitalisme qui se pensait enfin libéré de son carcan régulateur. Le capitalisme décida alors en lieu et place de la supporter, de l’externaliser vers ‘l’autre’, celui qui n’était pas lui, à commencer par les pauvres, au travers de politiques d’ajustements structurels qui explosèrent dans les années 70, mais aussi au travers de l’État qui fut démantelé et des salariés, dont la part dans la richesse créée fut progressivement réduite et l’inactivité augmentée. Le capitalisme subissant toujours des entraves à sa libre expression, entraves bien que progressivement réduites, produisit donc ce que la psychanalyse appelle une perversion, soit un mécanisme de défense lui permettant d’ignorer toute remise en question, de contourner la souffrance et de la transmettre aux ‘autres’, l’Autre n’étant alors qu’un instrument dans sa perversion. Ce faisant, et puisque l’Autre n’existe pas autrement que comme instrument et non en tant que souffrance, le mécanisme ainsi engendré ne peut que produire une fuite de la réalité, laquelle est reconstruite à l’image que se fait de lui-même le capitalisme. Dès lors, toute image de la réalité qui ne correspondrait pas à l’image que se montre le capitalisme dans le miroir qu’il s’est construit est donc forcément une image tronquée, fausse, pervertie en quelque sorte par l’Autre qui n’est pas ce qu’il devrait être. Pire, c’est l’Autre qui utilise la perversion à l’encontre du capitalisme, parce qu’il n’arrive pas à assumer ses contradictions, à savoir être un individu libre et sans limites, parce qu’il n’arrive pas à se libérer de son ‘surmoi’ institutionnel.
Le capitalisme tel que conçu actuellement n’est donc qu’une perversion, qui ne peut prendre fin que quand l’Autre sera totalement à l’image que le capitalisme se fait de l’Autre, c’est-à-dire de lui-même, la fin de ses souffrances devant correspondre à la fin d’un Autre différent. Le capitalisme serait donc la négation tendancielle de la névrose, de la possession de l’objet par le sujet, névrose dont le ‘surmoi’ avait jusque là pour origine et pour objet de donner un sens social, sa fonction même étant justement la mise à distanciation. Cette négation ne pourrait donc tendanciellement que s’exprimer sous forme de perversion, puisqu’à moins de supprimer définitivement le ‘surmoi’, le ‘ça’ ne pourra pas être le ‘moi’ et inversement, d’où cette souffrance évacuée sur autrui (et si possible un autrui dont l’image doit être la plus éloignée que celle dont se fait de lui-même le capitalisme : pauvre, salarié, fonctionnaire, État, femme, …).
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L’analyse lacanienne, de Özge Ersen, avec son 5ème discours, le « discours du capitaliste », explicite cette perversion en la décrivant comme une inversion qui permet au sujet ‘d’accéder’ à l’objet de son désir :
« Le sujet décide lui-même du signifiant qui le représente et il peut désormais accéder à son objet du désir dans la réalité ou plus exactement il maintient fortement l’illusion de pouvoir l’atteindre dans la vie réelle. Le discours actuel de consommation dit à l’individu ceci : « Voici, l’objet qui te détermine et il est dans ton pouvoir de le posséder quand tu veux ». La plainte du sujet exprimée dans le discours du maître, trouve ainsi une réponse dans ce discours capitaliste. Or, la réponse que le sujet y trouve n’est pas dans le registre psychique, c’est-à-dire dans le registre du fantasme, mais celle qu’il trouve dans la vie réelle par l’objet de la réalité. Comme toute organisation symbolique, ce discours aussi produit ses propres psychopathologies. Et quand on change le discours, on change en même temps le registre de la plainte et de la psychopathologie. Le discours du maître, qui se réfère toujours à un tiers, à la loi, et à l’interdit, nous présente la structure de l’hystérie, de la phobie, donc de la névrose en général. Il s’agit bien d’une impossibilité de la complétude et de la satisfaction totale, et ce qui en est responsable n’est pas le sujet mais la loi symbolique à laquelle il se réfère. En revanche, dans le discours capitaliste d’aujourd’hui, il n’y pas de place pour ce qui est impossible et interdit. Car ce dont il s’agit ici est moins la question de l’impossible qu’une question du temps, de telle sorte que le discours capitaliste maintient l’illusion en disant qu’il est tout à fait capable de produire l’objet qui manque à la satisfaction, sinon aujourd’hui, demain sans faute ! (…) Le discours capitaliste, comme évoqué ci-dessus, va à l’encontre de la structure et du fonctionnement du sujet. Le sujet, écrasé sous toutes ces images de « jouissance sans entrave », reste encore divisé. Ceci est un point essentiel car ce qui est changé n’est pas la structure du sujet, mais le champ de l’Autre par rapport auquel le sujet se positionne et auquel il se réfère. L’Autre n’est plus, comme c’est le cas dans le discours du maître, manquant de ne pas être totalement dans la jouissance, garant de la loi et transmettant le désir, la perte et l’incomplétude ; mais c’est un Autre de la consommation, là où tout est possible sans interdiction. L’enjeu n’est plus le désir qui fait naître le désir, mais c’est la jouissance qui veut se réaliser immédiatement, ici et maintenant. Par ailleurs, le sujet, au lieu de trouver l’offre de la perte qui laisse à désirer en tant que réponse à sa souffrance psychique, trouve l’offre d’un objet de la réalité capable de supprimer ses souffrances. » (Un regard lacanien sur les psychopathologies actuelles en lien avec le discours moderne, par Özge Ersen, EK TON YSTERON Fascicule 15: Autour de l’objet, 2007)
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Mais toute la difficulté de ce discours réside dans l’impossibilité pour un sujet de trouver cet objet qui puisse supprimer sa souffrance : il lui faut donc consommer, sans cesse, les objets. Cette consommation ‘renouvelable’, illimitée, appelle donc à ce que le sujet puisse être en capacité d’effectuer cette consommation, sans quoi la perversion se double de la névrose classique de la mise à distance de l’objet du désir (ou du désir d’objets). C’est pourquoi il est impérieux pour le capitalisme de mettre à disposition un nombre de plus en plus important d’objets, dans des quantités de plus en plus importantes, à des prix de plus en plus accessibles à un nombre de sujets de plus en plus important : c’est la société de consommation. Pour ce faire, il faudra alors faire en sorte que les pays dits ‘du Sud’ puissent accéder au rang de pays ‘fournisseurs à bon marché d’objets’ et ce faisant, de pays ‘en voie de développement’, puis ‘en voie d’industrialisation’, avant que d’être ‘en voie d’être développé’. Malheureusement pour le capitalisme, cette progression fait que, libre-échange étant, la concurrence entre les salariés/producteurs dans les pays dits ‘du Sud’ et ceux dits ‘du Nord’ ne permet plus au salaire du producteur des pays dits ‘du Nord’ d’accéder à la promesse du capitalisme, à savoir de consommer des objets de manière renouvelée. Le capitalisme étant par ailleurs une machine à produire des inégalités dans la répartition des richesses créées, les salariés-consommateurs reçoivent moins dans la richesse créée que ce qu’ils recevaient avant, quand le capitalisme était plus régulé. La tension ainsi générée, entre baisse tendancielle des salaires des consommateurs et concurrence croissante entre salariés ‘du Sud’ et ceux ‘du Nord’, doit être résolue, sous peine de rendre caduque la promesse du capitalisme faite à tous : le capitalisme développera alors le crédit, comme solution alternative, hypothéquant l’avenir, de fait identifié sous forme de croissance sans fin. Malgré l’explosion des multiples bulles spéculatives sur les prix des actifs depuis les années 90, le capitalisme avec la titrisation pensait avoir résolu pour un temps certain cette tension, du moins le temps que les pays dits ‘du Sud’ puissent prendre le relais des pays dits ‘du Nord’ en terme de consommation. Ce projet était en bonne voie quand un ‘incident’ se produisit dans la patrie du capitalisme, avant que le réacteur n’entre en fusion : les subprimes explosèrent en 2007. La crise actuelle démarra.
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On s’aperçoit donc que le crédit fut un palliatif dans l’obligation existentielle du capitalisme de fournir l’objet requis. Plus que cela, le crédit en vint à devenir … l’objet lui-même requis, quand, on passa d’une crise de dettes privées à celle de dettes publiques, où l’accès au crédit est l’objectif premier de tous les acteurs : comment faire pour accéder au crédit, au prix le moins cher ?
De palliatif, le crédit devint donc l’objet renouvelable, l’objet même qui ‘supprime les souffrances’ car réellement, l’obtention du crédit permet au débiteur de sursoir aux effets des politiques d’austérité que le capitalisme est dorénavant ‘obligé’ de faire appliquer. Pourquoi ‘obligé’ ? Parce que là encore la logique perverse ne pouvait pas le conduire à remettre en cause ses propres fonctionnements, la souffrance endurée par les effets de la crise l’ayant obligé entretemps à trouver des ‘autres’ que lui sur lequel reporter sa souffrance, celle de ne pas être à l’image de ce qu’il se concevait : insoutenable image que la réalité lui renvoyait … Les états furent donc les premières victimes, sommés de prendre en charge la souffrance de la dette privée, lesquels furent vites ensuite désignés comme coupables de dérives inadmissibles, avant que de devoir être sommés d’appliquer des politiques d’austérité, lesquelles permettraient enfin de mettre au pas ces grands incapables que sont les états et pour tout dire, névrosés et inconscients de l’être. On les soumettrait donc à une cure de crédit et de dettes, si possible de manière perpétuelle puisqu’il n’était plus possible de leur offrir les objets du désir, par défaut de salaires mais aussi par défaut de crédit.
A défaut donc, le capitalisme proposa l’objet de la dette (et son pendant l’austérité) comme désir.
Le capitalisme, pourtant entré dans le mur de la réalité en 2007, en ressortait encore une fois ‘vainqueur’, i.e. encore plus pervers, les ‘autres’ sommés plus encore qu’auparavant de supporter toute cette souffrance qui était la sienne, incapable qu’il était de se remettre en cause (sauf à des moments spécifiques de grande détresse, comme put l’être le discours de Toulon de Nicolas Sarkozy en septembre 2008, moment où l’inconscient du capitalisme ne put être réprimé et s’exprima).
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En quelque sorte, n’ayant plus d’éléments pour alimenter leur consommation, on proposa aux acteurs d’ingérer leurs propres déchets, les excréments de l’économie : leurs propres dettes.
Le corps social dès lors ne pouvait qu’en devenir malade.
Au niveau européen, ceci prit une dimension presque anthropophagique. Car les membres les plus excédentaires du corps européen, ceux-là même qui avaient formé leurs excédents de la consommation des autres membres, sommèrent ceux qu’ils avaient consommés de s’amputer eux-mêmes, afin qu’ils puissent continuer à être alimentés, sous peine d’être expulsés du corps tout court (mais tout en affirmant combien il était nécessaire, bien sûr, que ces membres restassent membres du corps).
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Cette perversion ira jusqu’à son terme, soit jusqu’à la fin des ‘autres’, tous ceux qui ne sont pas à l’image que le capitalisme se fait de lui-même. Et contrairement à ceux qui pensent que le capitalisme produira nécessairement à un moment ou un autre ses propres anticorps face à un mouvement qui, le reconnaissent-ils pour les plus conscients d’entre eux, s’applique au capitalisme lui-même, ce phénomène ne prendra pas fin de lui-même pour la bonne et simple raison qu’un pervers n’a pas la capacité de se remettre en cause, seul le Réel peut lui faire obstacle, soit sous la forme des autres, soit, et le plus souvent malheureusement, sous celle de son autodestruction. L’ironie de l’Histoire est que, selon Lacan, ce serait Marx qui aurait, avec sa ‘plus-value’, son ‘plus de jouissance’ (d’objets du désir), permis au capitalisme d’institutionnaliser (dans le ‘surmoi’) à la fois le concept de valeur et surtout le vice sans fin, la perversion du ‘plus d’objets’, de ce ‘surplus’ que la production des prolétaires permet par leur travail, que le capitaliste s’accapare et que les prolétaires devraient réclamer comme leur dû. Capitalisme ou Marxisme seraient donc les deux pendants opposés du ‘plus’ et de la ‘valeur’, lesquels, en l’absence ou en l’omniprésence de ‘surmoi’ institutionnel, poussent inéluctablement à la perversion capitaliste de consommation d’objets ou à la névrose obsessionnelle communiste de possession d’objets.
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Il nous faudra donc bien finir par prendre conscience des phénomènes de perversion en cours : ceux de la dette, du crédit, de l’intérêt, de la répartition des richesses selon le rapport de force. Ceux de relations entre membres d’une communauté qui voient en l’Autre un substitut, quand en fait c’est le déséquilibre des relations, la transformation du besoin d’échanges en échanges de biens qui fondent la perversion. Plus profondément, prendre conscience de la consommation d’objets pour assouvir une jouissance factice, laquelle se fonde sur la ‘plus-value’, le surplus de ‘valeur’ et plus précisément encore, sur la théorie de la ‘valeur’.
Prendre conscience aussi qu’en l’absence d’un réinvestissement du ‘surmoi’, il y a fort peu de chances que le ‘ça’ reprenne des dimensions plus humaines et que le ‘moi’ ne continue pas à souffrir. Que seul le politique permettra ce réinvestissement et qu’en l’absence d’une volonté politique pour ce faire, il faudra bien que le citoyen investisse lui-même le ‘surmoi’ en créant de nouvelles institutions ou normes morales, à commencer par intégrer l’Autre comme étant aussi lui-même afin de ne pas perpétrer la perversion inconsciemment ou par interroger son intérêt à l’intérêt : ‘ça’ commence sans doute par ‘ça’.
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