LA DICTATURE DES ACÉPHALES, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Billet invité.

Il n’est pas beaucoup de sculpteurs qui sachent façonner une tête d’enfant sans lui donner une expression mièvre ou équivoque qui outrepasse son âge. Il s’en rencontre quelques-uns dans la France des Lumières, à une époque où la psychologie de l’infans, le petit d’homme qui ne parle pas, commence d’émerger, laissant d’abord filtrer un murmure, puis une voix pleine et entière, dont Rousseau fixe le diapason, au plus près de lui-même, dans l’Émile et dans Les Confessions. Ces maîtres du XVIIIe siècle ont pour noms Houdon, Clodion ou Pajou. Le XXe siècle, siècle saturnien qui dévora ses enfants, n’ayant plus le temps de les aimer, a eu son maître également, aujourd’hui tout à fait oublié : Pimienta. Rarement un artiste a plus travaillé à s’effacer dans son œuvre que Gustave Pimienta. C’était l’anti-Picasso. Il avait compris qu’on ne se sauve pas de la décrépitude en ayant des enfants – il n’en eut aucun –, mais en retrouvant la beauté sérieuse de l’enfance, en se frottant aux aspérités internes d’une sensibilité inquiète, en suivant cette ride imperceptible qui trouble la bonace d’un visage en porcelaine. L’enfance, dans les sociétés comme la nôtre, plus soucieuses du bien-être que du bien-vivre, est l’âge le plus difficile. La Jenny de Pimienta est une enfant mutique qui se livre pourtant. Son visage fermé parle à cœur ouvert. Quelque chose s’y est gravé du deuil maternel qui l’a frappée durant les séances de pose. Un crêpe invisible le recouvre. La fillette est ici, mais avec l’air d’être ailleurs, déjà, loin, très loin. Sa présence est ensemble un regret et un reproche, l’ombre projetée d’une âme en fuite. Qu’il me soit permis de faire de Jenny l’allégorie de la Démocratie, un régime politique encore jeune, dans sa forme la moins censitaire, mal affermi sur ses deux jambes, brimbalé d’une crise à l’autre, menacé d’abandon par ceux-là mêmes qui le nourrissent et dont il flatte les espoirs de promotion. Qu’il me soit permis de visser de force une tête sur un corps qui en rejette manifestement le fardeau.

Car la main invisible a voté, en France comme en Grèce, la main invisible et baladeuse d’intérêts sans visage. Dédaignons le cas français, qui ne laisse pas de désespérer les plus lucides d’entre nous. Arrêtons-nous sur les législatives grecques, qui, la semaine passée, focalisaient, à juste titre, l’attention des peuples et des agioteurs, pour des raisons sans doute divergentes, mais que la peur et la lassitude ont mises bout à bout, en consolidant les jointures avec plusieurs tours de sparadrap. Les piétinés se sont finalement entendus avec les piétineurs pour mourir de mort lente. Ils ont accepté la part de violence de l’apocalypse, pourvu que la part de révélation leur reste dissimulée quelque temps encore. Le vendredi 15 juin 2012, la version allemande du Financial Times adjurait les Grecs dans leur langue de sanctionner la campagne démagogique du parti Syriza d’Alexis Tsipras et de donner une majorité au parti Nouvelle Démocratie d’Antonis Samaras, en dépit de son implication avérée dans le trucage des comptes du pays. Cela donne, dans un style plus imagé : « N’écoutez pas le joueur de flûte Tsipras[1], rats imprévoyants, sybarites à longue queue, il vous entraîne vers l’abîme des solutions faciles pour vous y noyer. Choisissez le diable Samaras. Il ne vous conduira pas à l’abîme, puisque grâce à lui et à ses avatars du PASOK, vous y êtes déjà. Avec lui, vous ne courrez pas l’aventure. Le diable, au surplus, sait donner du ragoût aux tourments qu’il inflige. La peine vous semblera plus légère sous l’appellation de sacrifice. Sacrifice vaut autodafé. » L’éditorial du Financial Times n’a fait que relayer à l’étage médiatique, sans les circonlocutions d’usage, les pressions « amicales » qu’à l’étage diplomatique, les puissances de ce monde, par la bouche de leurs prêcheurs attitrés, exerçaient depuis des semaines sur leurs interlocuteurs grecs.

L’observateur extraterrestre, s’il est démocrate, s’étonnera qu’au nom de la démocratie, on se mêle d’orienter le vote du voisin. S’il connaît son grec, il se souviendra que l’accusation de démagogie, dans les époques déboussolées, peut être reçue comme un compliment. – Un compliment ?  Voyez-vous ça ! Le démagogue conduit le peuple par la faveur. La connotation négative est dans l’original grec du mot. Favoritisme et clientélisme avancent de concert, c’est bien connu. Ces deux maux affectent tout régime scalaire, construit sur un rapport de forces. La démocratie, qui se définit idéalement comme le gouvernement du peuple souverain, en est atteinte elle aussi. Cela vient de ce qu’elle laisse subsister, quand elle n’en reforme pas un à sa mode, un régime scalaire (voir le projet de TGV du pauvre sur la ligne Montpellier-Paris, rétablissement subreptice de la 3e classe supprimée en 1956[2]) qui marginalise d’office le citoyen qui n’aurait pas l’ambition d’en gravir les échelons. Avant de chevroter : « La faveur, c’est maaaaal ! », demandons-nous si, en l’absence d’une démocratie complètement réalisée, il ne serait pas souhaitable qu’un démagogue, de la stature, mettons, d’un Gandhi (exemple discutable, mais chacun peut lui substituer le sien), conduise le peuple en flattant le meilleur du peuple (l’action collective dirigée ne se fourvoie pas toujours). Flatter le meilleur du peuple, c’est encourager la seule concurrence de la bienfaisance. Par peuple j’entends coalescence d’énergies sympathiques en vue d’une amélioration raisonnée des conditions de vie. Interrogeons le degré de proximité du démagogue et du pédagogue. Éduquer le peuple, à commencer par ses soi-disant « élites ». Lui enseigner l’art de se choisir une ou plusieurs têtes. C’est le b.a.-ba de l’instruction civique. Je sais, cela sent son hussard noir et rappellera à certains les riches (et moins riches) heures de l’agitprop. Pourtant, à bien considérer les états respectifs de la solidarité républicaine et de la culture politique, on conviendra qu’en appeler à l’éducation relève moins d’un paternalisme condescendant que d’une opération de salubrité publique.

Se choisir une tête : c’est bien ça le problème. En juin 2012, le G20, rebaptisé GVain par Jacques Attali, se réunit à Los Cabos, au Mexique. El cabo, en espagnol, c’est le chef et le cap. Le cap, nul, parmi ces chefs d’états, ne s’est enhardi à le donner. La croissance, tant qu’il n’est pas spécifié de quoi et à quelles conditions, ne saurait en tenir lieu. GVain, en effet. La gouvernance idéale, si j’ai bien compris ce qu’il en est ressorti, consiste à caboter au petit bonheur entre Charybde et Scylla. Pour paraphraser Maurice Scève, poète lyonnais, une espérance de ce genre est à non espérer. En réalité, il n’y a plus de chefs d’états. Il n’y a plus que des commis voyageurs qui cherchent à refourguer leur camelote à des clients qui ne s’émerveillent plus de rien. Au-dessus du nœud de cravate, les têtes que nous voyons sont interchangeables non du fait de leurs traits (on parvient encore à distinguer Poutine de Hollande), mais du fait du vide idéologique qui les sous-tend. Jamais le pouvoir n’est aussi pompeux et démonstratif que lorsqu’il se trouve réduit à quia. Ces têtes qui nous gouvernent ne sont que des ballons peints. Le gouvernement mondial est un régime acéphale.

La fabrique moderne des monstres, dont Jean Clair, dans un essai récent[3], a feuilleté le catalogue pour ce qui touche aux Beaux-Arts, a remodelé le sujet politique. Jean Clair date de la Révolution et de la période romantique la mort des Beaux-Arts conçus comme école de l’harmonie. La reconstruction mathématique du visage, telle que pensée par Dürer ou Le Brun, fut mise à mal par l’industrie de la guillotine. La décapitation machinale, nette, sans ratés, anéantit le vis-à-vis dialogique, fait perdre la face, évacue l’âme avec le sang. Certes, quelques têtes célèbres, une fois tranchées, continuèrent brièvement d’en imposer. On crut voir cligner des yeux celle de Marie-Antoinette ; celle de Charlotte Corday aurait rosi aux joues. Il en tomba tellement, cependant, qu’on ne vit plus rien, à la fin, que des boules sanguinolentes. La guillotine est le sinistre guichet qui sépare les Lumières du roman noir romantique, plein de vampires, de momies et de zombies, de morts-vivants qui essaient de se donner une contenance. Bien sûr, il s’agissait alors d’abolir ces trois instances transcendantales, Dieu, le roi et le père, dont le règne sans partage était devenu insupportable. Mais par quoi les remplaça-t-on ? Par le moi. Le moi, lui, n’a de comptes à rendre à personne. Il se moque des codes. Il n’en fait qu’à sa tête. Le débordement de la subjectivité se substitua à la contention de la représentation ordonnée. Claude Lévi-Strauss voit dans cette substitution, bien illustrée par l’impressionnisme, l’origine de la déstructuration du visage dans l’art moderne. Comme si l’artiste ne supportait pas qu’on trouve beau ou remarquable un autre visage que le sien, surexposé. N’est-il pas significatif qu’on se souvienne davantage des visages d’un Picasso ou d’un Dali que de ceux, déformés, de leurs modèles ?

Le rapport avec le politique ? Une des premières choses que note Primo Lévi à son arrivée au camp d’Auschwitz, c’est l’absence de miroirs. L’abandon de l’étude du visage à l’anthropométrie judiciaire et à la chirurgie réparatrice a conduit l’art à servir le rêve totalitaire d’une mesure de l’homme affranchie de tout travail d’apprivoisement et d’acceptation des formes de l’altérité. Cette mesure aveugle de l’homme n’incluait évidemment l’individu mesurant, lequel pouvait passer la mesure en toute impunité. La démesure criminelle d’un Hitler ou d’un Staline n’a pas été rééditée par la suite, sinon à plus petite échelle (voir Pol-Pot ou Amin Dada, experts ès-décollations), et nos dirigeants acéphales en sont a priori exempts (comment voudriez-vous qu’un acéphale prenne la grosse tête ?). En fait, nous observons depuis quelques années un phénomène inverse de celui décrit par Jean Clair. L’effacement du visage de l’autre et l’avènement d’un individu despotique non transcendant (du moins au départ) étaient, jusqu’à l’ère « postmoderne », les produits d’une violence faite aux têtes de l’extérieur. Nos acéphales, eux, sont les produits d’une violence faite aux têtes de l’intérieur, d’une auto-décapitation en somme. La tâche des communicants se résume à leur donner une tête convenable, même s’il nous apparaît à tous qu’elle sonne creux. Maintenant, il faudrait se demander comment il se fait que nous votions pour des acéphales. La réponse ? La main invisible…



[1] Surizdô signifie « jouer de la flûte » en grec classique, mais aussi « siffler » – la fin de partie ?

[2] Le pire est que les pauvres applaudissent (http://www.midilibre.fr/2012/06/04/moins-de-25-eur-pour-un-montpellier-paris-en-tgv,512001.php). Quelle est l’utilité, pour la collectivité, de cofinancer une infrastructure aussi onéreuse si le partage des coûts n’ouvre pas des droits pour tous à un meilleur confort de voyage ?

[3] Hubris. La fabrique du monstre dans l’art moderne, Paris, Gallimard, 2012.

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87 réponses à “LA DICTATURE DES ACÉPHALES, par Bertrand Rouziès-Léonardi”

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  1. Les élections de mi-mandat seront truquées : comme chez Poutine. Faut suivre Gaston! 😊

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