Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Ève, 1528.
Billet invité.
Partons du commencement. Soit un extrait très fameux de la Genèse, 3, 1-13 : « [Le serpent] dit à la femme : « Alors, Dieu a dit : “Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin” ? » La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort.” » Le serpent répliqua à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes. Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l’homme et sa femme se cachèrent devant Yahvé Dieu parmi les arbres du jardin. Yahvé Dieu appela l’homme : « Où es-tu ? », dit-Il. « J’ai entendu Ton pas dans le jardin, répondit l’homme ; j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché. » Il reprit : « Et qui t’a appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ! » L’homme répondit : « C’est la femme que Tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé ! » Yahvé Dieu dit à la femme : « Qu’as-tu fait là » Et la femme répondit : « C’est le serpent qui m’a séduite, et j’ai mangé ! » »
La simplicité de la langue, dans la Genèse, ne doit pas désarmer l’exégèse. Non plus que son caractère sacré, puisque les spéculations kabbalistiques, qui font du chiffre (sefar) avec la lettre (sefer), s’autorisent tous les tours de bonneteau depuis plus de deux millénaires. Osons y mettre les doigts à notre tour. Cet extrait présente plusieurs anomalies. Nous passerons vite sur la réponse du serpent à l’objection d’Ève, qui met en concurrence Dieu et les dieux (Deus et dii), comme si ces prémices monothéistes du monde étaient contaminées par le pullulement polythéiste à venir, variante théologique de la diaspora linguistique postbabélienne. Non, l’étrangeté se niche essentiellement dans le décalage entre les vertus proclamées du fruit de l’arbre et ses effets concrets. D’abord, la connaissance qu’il est censé procurer est limitée au discernement du bien et du mal. Or, les premières choses qu’Adam et Ève discernent après avoir mangé du fruit, ce sont leurs sexes respectifs. La distribution symbolique bien/sexe de l’homme vs mal/sexe de la femme n’est pas opérante puisque la femme est une extension de l’homme, y compris dans la dénomination (’îsh = « homme » en hébreu, ’îshsha = « femme »). Le domaine du mal ne peut être considéré comme une extension du domaine du bien. La conjonction et qui les met en rapport est clivante et inféconde, contrairement à celle qui met en rapport nos deux innocents. Parler du discernement des sexes ressortit même à l’extrapolation, car Adam et Ève connaissent avant tout qu’ils sont nus. Nudité physique, mais aussi nudité morale. Ils ont mangé du fruit, mais ils ne s’en trouvent pas plus avancés. Ont-ils seulement honte ? Le texte ne le dit pas explicitement. Cette découverte de leur nudité leur permet surtout d’exercer pour la première fois leur sens esthétique, puisqu’ils se confectionnent des pagnes avec des feuilles de figuier, un arbre dont le fruit, sorte de scrotum à pédoncule, ramène au sexe. La coquetterie, comme art du détour, commence ici sa carrière. Un sexe qui se cache, c’est déjà un sexe qui joue.
Il faut attendre que Dieu arrive pour apprécier réellement la nature de la connaissance acquise. Au bruit de Son pas, les époux se dissimulent. Dieu appelle. Appel de pure forme, car rien ne Lui échappe ; on se cache devant Lui, on ne se cache pas de Lui. Dans sa réponse, Adam ne dit pas qu’il a eu honte, mais qu’il a eu peur. La peur (peur du châtiment) peut être une conséquence de la honte, mais peut aussi bien s’en passer. La peur de se faire battre et la peur d’avoir fauté n’animent pas les mêmes ressorts. Au surplus, la peur qu’on éprouve après avoir transgressé une règle ne nous dit pas si cette règle est bonne ou mauvaise. La peur n’aide pas au discernement du bien et du mal. Après avoir dissimulé leur sexe et s’être dissimulés, avec le succès que l’on sait, Adam et Ève peinent à dissimuler leur embarras. Le récit nous apprend qu’ils se sont cachés parce qu’ils ont entendu le pas de Dieu. Pourtant, Adam laisse planer un doute quant à la cause de ce geste : la proposition « j’ai eu peur » est encadrée par une proposition causale explicite fausse : « parce que je suis nu » (la nudité ne l’embêtait pas tant que cela avant l’arrivée de Dieu), et par une proposition causale implicite, déjà plus crédible : « J’ai entendu Ton pas ». Histoire d’ajouter au désordre moral, Adam rejette la faute sur sa compagne, ce qui revient à faire d’un bien – l’aveu d’une faute (encore que l’aveu ne soit pas clair) – un mal – le déni de sa coresponsabilité. Pire. Il assortit cette défausse d’un reproche à Dieu Lui-même, en Lui rappelant que c’est Lui qui a mis Ève auprès de lui. Dieu lui aurait-Il tendu un piège ? Quand Ève se défend, elle accuse le serpent de l’avoir séduite. Sauf que s’il est dit que le serpent est rusé, il n’est pas dit qu’il soit séduisant. C’est bien plutôt l’arbre lui-même qui est qualifié de tel. Le désir qu’il inspire est déjà en soi un pousse-au-crime. Ce fait, si évident à la lecture, est passé inaperçu de la plupart des illustrateurs anciens et modernes, pour ne pas parler des exégètes. Quelques-uns, comme Lucas Cranach l’Ancien, ont touché le problème, sans oser, cependant, l’aborder de front. En tordant le tronc de l’arbre et en le marquetant d’écailles, ils ont suggéré que le serpent pouvait en être un produit dérivé, soit comme branche vivante, soit comme ver échappé du fruit.
L’arbre de la connaissance du bien et du mal est, en effet, un piège, un piège retors de pédagogue. Les théoriciens du péché originel, négligeant le fait que l’histoire de la descendance adamique est celle d’un déploiement et d’un approfondissement de la morale, et non du crime (notre époque n’a pas l’apanage des hécatombes), y sont tombés à pieds joints. Ce ne sont pas le bien et le mal qui posent problème. Ils préexistent à la « chute » dans le texte biblique : « Et Yahvé Dieu fit à l’homme ce commandement : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas. » » (Genèse, 2, 16-17). Aucune définition n’en est donnée et pour cause : Dieu, apparemment, a édicté une unique règle ; le bien et le mal s’ordonnent autour de celle-ci. Voir dans l’égarement du premier couple le point de départ d’une malédiction, c’est réduire à presque rien la portée de la leçon. Ce qui est interrogé, c’est la connaissance que nous avons du bien et du mal. Adam et Ève sont nus parce qu’ils n’ont pas de morale à eux, parce que Dieu a tous les paramètres en main et qu’il n’en livre que des fragments. Allez donc vous faire une morale qui tienne chaud avec des haillons ! Nus, encore, parce qu’ils découvrent que les choses ne leur parlent pas, sinon pour les induire en erreur. Jusque-là, ils recevaient les choses sans chercher à en pénétrer eux-mêmes les affinités mystérieuses (celles entre le serpent et l’arbre, par exemple). Le monde les portait mais ils ne portaient pas le monde. Dieu leur fait alors comprendre, par le moyen d’un piège grossier (un interdit portant sur un objet rendu éminemment désirable par sa position centrale), ce qu’il en coûte de s’interdire de penser : on mène une vie de proie. Chassés du paradis, Adam et Ève apprennent à se mettre en chasse, à édicter leurs propres règles, d’où sortiront les lois des nations. Leur « chute » est un ressaisissement qui fonde une économie du discernement. Les premiers hommes n’eurent pas la vie facile, Dieu dut parfois les rappeler à l’ordre (décalogue), mais c’est par une connaissance toujours plus affinée d’eux-mêmes et de leur environnement qu’ils purent, dans un espace donné, définir une morale commune et y rapporter partiellement leur morale individuelle.
Les critères du bien et du mal sont multiples, variables d’une culture à l’autre, d’une échelle à l’autre, et parfois permutables. L’erreur ordinaire consiste à essentialiser le bien et le mal, comme s’ils étaient inscrits dans la texture même d’êtres et d’objets dont ils ne font qu’orienter l’action et l’emploi. La question : « Cette chose est-elle bonne ou mauvaise ? » est idiote. Elle masque une chaîne de questions qui oblige l’esprit en envisager bien plus de cas de figure que tout ce qu’une vie entière de bourlingue peut épingler dans un logbook ou un ordinateur emmagasiner pour calculer la faisabilité d’une cotation [1]. La vraie question est : « Cette chose est-elle bénéfique ou nuisible, et à qui ? » Elle se décline à l’infini dans chacune de ses composantes, la « chose » y compris, puisque celle-ci n’est pas un ensemble fini, confit dans un sens univoque. À ce niveau, on peut aussi se demander s’il est sain de graduer la nuisance, de composer avec la souffrance. Changeons d’étage. Si cette chose est bénéfique à quelques-uns et nuisible à la plupart, peut-on en inférer qu’elle doit disparaître ? – La mort est bénéfique à quelques créatures (croque-morts, vers nécrophages), mais la plupart, sinon toutes les créatures pâtissent de la mort. Est-il souhaitable que la mort disparaisse ? Mais de quelle mort parle-t-on ? Mort douce, mort assistée, mort violente ? La violence est-elle un critère disqualifiant, sachant que le suicide, mort voulue et non subie, est souvent une mort violente ? Faut-il interdire le suicide ? Ne faut-il pas plutôt s’inquiéter d’empêcher que ne s’instaurent les conditions du suicide ? Chacun de nous n’est-il pas responsable du tour que prendra la mort de son prochain comme de son lointain ? Brisons là, pour ne pas fatiguer le lecteur.
Il n’est pas de meilleure illustration de ce vertige qui nous emporte dès lors que nous essayons de discerner que le « premier roman » [2] d’André Gide, Les Faux-monnayeurs (1925). Gide y installe l’éthique dans la dépendance de l’esthétique. Autrement dit, la morale qu’il rêve et qu’il s’efforce de pratiquer s’inscrit dans une perspective formelle constamment redimensionnée. Le discernement gidien tourne autour de son sujet en remontant la spire dialectique. Position, opposition, composition. Il faut passer par tous les points de vue pour connaître. L’acmé du roman est la mort du jeune Boris, souffre-douleur de la pension Vedel. Cette mort est entretissée avec tous les autres fils du récit, comme si tous y menait, comme si tous les personnages dont ils déroulent le parcours prenaient part à cette mort depuis le début. Si le fragile Boris est « suicidé » par ses camarades, c’est parce qu’Édouard, à Saas-Fée, a convaincu la doctoresse Sophroniska, qui suit le garçon, de le mettre en pension. Si Édouard se trouve à Saas-Fée, c’est parce qu’il a promis à son ami La Pérouse de s’occuper de son petit-fils Boris. Si Édouard, lors de son passage à Paris, fait cette promesse à La Pérouse, c’est parce que Bernard, lecteur indiscret de son journal, lui a suggéré de la faire. Si Bernard connaît ce journal, c’est parce qu’il a ramassé le ticket de consigne perdu par Édouard à la gare Saint-Lazare et qu’il lui a pris sa valise. La distraction d’Édouard s’explique par son émoi amoureux et la présence de Bernard à Saint-Lazare, par le fait que son ami Olivier lui a confié qu’il s’y rendrait. Bernard est instruit de cette intention parce qu’Olivier l’a hébergé provisoirement. Bernard, en effet, a fui le domicile parental, suite à la découverte fortuite de lettres révélant sa bâtardise. Tout part d’une pendule que le jeune homme déplace pour la réparer… Le hasard objectif cher aux surréalistes multiplie les jets de dés. Toutefois, dans la mesure où la responsabilité de tous ces personnages est engagée, où la chaîne de leurs actions, plus sûrement que les agissements des pensionnaires, entraîne la mort d’un enfant, nous sommes invités, nous lecteurs et acteurs de l’histoire réelle, à connaître l’étendue de nos pouvoirs. Les Faux-monnayeurs est une variation sur la serendipity théorisée par Horace Walpole, cet art de construire un savoir à partir d’un rien qui passe, car le rien, comme le savent les disciples de Sherlock Holmes, est une réduction du tout. L’économie du discernement fait naître un monde d’un grain.
Nous voyons par là que pour juger d’une chose, il faut tenir compte de tous ses miroitements, dans le cadre où elle se donne et hors cadre, et ne pas s’y laisser prendre. La tâche paraît surhumaine. Le scepticisme et le relativisme conjuguent leurs efforts pour nous dissuader de discerner. Quand on songe que la spéculation, initialement, est observation, tri, on se demande comment il se fait que les activités spéculatives en bourse, si mathématiquement quadrillées, donnent lieu à de tels désordres, à de tels errements, à de telles approximations. C’est que le système, Méduse médusée, s’hypnotise lui-même ; il se bâfre de données livrées en vrac qui substituent la pulsion à la pulsation vitale ; il s’étourdit d’algorithmes fous qui renseignent plus sur sa folie que sur l’état de l’économie. Cette spéculation-là n’est pas tant spéculative que spéculaire. Elle évolue en boucle fermée et pas en boucle ouverte, comme la dialectique. La spéculation n’est ni bonne ni mauvaise en soi. C’est l’appauvrissement de sens que lui fait subir un certain nombre d’acteurs économiques qui la rend nuisible. Elle ne deviendra bénéfique que si elle parie sur son propre dépassement. Il me semble qu’un signal fort a été émis dans cette direction depuis la Vrije Universiteit de Bruxelles.
150 réponses à “L’ÉCONOMIE DU DISCERNEMENT, par Bertrand Rouziès-Léonardi”