LETTRE D’ATHÈNES, par Panagiotis Grigoriou

Billet invité

Cher Paul,

Cela fait un petit moment que je n’ai pas donné de nouvelles du « terrain ». Je sais aussi que les grands médias ainsi que le « meilleur » de la doxa ambiante ignorent désormais « nos » affaires, disons « grecques ». L’effondrement se poursuit et se radicalise, au point même de devenir chronique, pour ne pas dire achronique, voire dans un sens et par une certaine dérision, utopique. En pleine utopie alors, les habitants de ce pays, 80 % d’entre eux plus précisément, sont sur le point de sombrer dans une litote inspirée d’une « décroissance » implacable car socialement sélective. Jacques Sapir me disait il y a déjà plusieurs mois que l’Europe du Sud, et très probablement la Grèce, se verraient imposer cette nouvelle « territorialisation de l’effondrement » et de la « paupérisation durable », un peu à la manière des espaces des pays ex-communistes en Europe de l’Est, et à défaut de changer de « gouvernance ». Depuis Athènes ou depuis Thèbes, nous autres béotiens alors, nous prenons désormais… si bien conscience de cette nouvelle réalité ab initio de « l’autre monde certainement possible ». La revue hebdomadaire politique Epikaira vient de publier (23/05) à ce propos, un éditorial sous un titre évocateur des cristallisations du moment : « L’Europe qui vient : Plébéiens et Patriciens » où il est question « (…) de l’impact considérable sur l’économie, la société, et sur la politique étrangère de la Grèce (…) s’agissant de l’aboutissement visiblement généralisé du conflit Nord – Sud au sein de l’Union européenne. Dans le domaine économique déjà, les pays d’Europe du Nord, agissent et de manière décisive pour ainsi modifier l’architecture de l’Europe, et ceci, en renversant complètement les données de notre pays, lequel avait fait alors de l’intégration au sein de l’Union européenne et de la zone euro un enjeu national majeur (…) ». Nous voilà, j’y ajouterais à « l’Europe de l’endroit », puis celle « de l’envers »… mais loin, très loin du Pacifique et de ses fosses les plus profondes de la Terre… à part la financiarisation des échanges peut-être.

Et sur le terrain, les désocialisations s’accélèrent, ainsi qu’une certaine perte d’influence de Syriza liée à mon avis à son imprécision, voire à son impréparation face aux apories, déclarées telle une guerre, du futur proche. J’ai tiré la sonnette d’alarme à ce propos, y compris derrière les micros de la radio 105.5 (de Syriza) il y a deux semaines. Hier (26/05) et dans un long texte publié par le quotidien Avgi (journal historique de la Gauche radicale), mon ami Fondas Ladis, écrivain et poète, souligne à travers une analyse et en même temps, « nécrologie annonciatrice » à la mémoire de Grigoris Lambrakis au cinquantenaire de son assassinat (dont le titre est : « Ce que l’époque de Lambrakis nous enseigne », voir également le film « Z » de Costa-Gavras), « (…) qu’à la veille de la dictature des Colonels [1967], la gauche n’avait ni anticipé, ni préparé ses membres et ses sympathisants pour un éventuel changement tragique et en même temps radical des conditions politiques, synonyme de renversement, au moment même, où tout laissait prévoir la prochaine dictature, ou du moins, l’adoption inévitable d’une certaine suite dans les solutions anti-démocratiques (…) ». Inutile de dire que pour ce qui est des solutions anti-démocratiques en Grèce imposées par la Troïka (Union européenne, F.M.I. et B.C.E.) depuis 2010, le fait est déjà bien accompli, et quant à la dictature, c’est de toute évidence le « meilleur » Zeitgeist qui la transpire en ce moment, « d’en haut » comme « d’en bas ».

C’est ainsi par exemple, que les Aubedoriens du pire ersatz nazifiant progressent, autant dans les représentations que dans les « pratiques ». Je crains fort alors, qu’à la densité retrouvée du temps historique (en Occident dans un sens) depuis 2010 (ou sinon 2007 si je suis bien l’urgence initiée et initiale de ton blog), les gauches clairsemées et sporadiques s’avèrent impréparées, comme le « grand reste des syllogismes collectifs ». Ce qui ne veut pas dire que rien ne se passe, bien au contraire. J’ai par exemple assisté en « observateur participant » à la création d’un nouveau parti à gauche la semaine d’avant à Athènes, le « Plan B », un mouvement qui prône l’abandon de l’euro, déjà comme base de départ… et à l’arrivée incertaine. Il est initié par Alekos Alavanos, ex-mentor politique d’Alexis Tsipras et ex-chef du parti de la gauche radicale mais qui a quitté Syriza depuis 2008, avec lequel j’ai pu échanger sur certains points. J’évoque mes impressions de cet événement sur mon blog dans un récent billet.

Je ne suis guère optimiste pourtant des suites possibles, « Plan B » ou pas. Du moins, la vie quotidienne sous le mémorandum renouvèlera incontestablement les passions, ainsi que les méthodes des historiens futurs. Sauf que le « matériel de terrain » est fort douloureux au pays, où d’après une enquête du Centre National de la Recherche Sociale (également menacé de fermeture troïkane), « on » se prostitue désormais pour cinq euros, comme le rappelle récemment le New York Times à travers un de ses blogs par exemple. Je maintiens toujours régulièrement mais assez difficilement mon blog, car le… limon de la crise est un fertilisant hors pair (mais autant un poison aux dires de tous ici), sauf que j’ai de plus en plus de mal à lui « fabriquer » un avenir, (et) s’agissant également de certaines interrogations qui mutatis mutandis ont aussi nourri le débat sur ton blog.

Pour ce qui est du blog justement, et après plus de dix-huit mois d’existence, le temps d’un premier bilan est arrivé. Étant strictement seul à en assurer la conception, les reportages, la rédaction ainsi que le (presque car impossible) suivi des commentaires, sauf l’énorme travail en informatique assuré de manière bénévole jusque là par mon ami Kendavros, je considère que son concept doit en quelque sorte évoluer, et que le système des donations, d’ailleurs en perte de vitesse et souvent aléatoire par essence, n’assure en effet qu’une petite survie certes salvatrice, ce qui soit dit en passant, ne favorise pas la réflexion de fond et la bonne suite dans les idées non plus. Enfin, je remarque que souvent, les billets de mon blog sont repris sans autorisation de ma part ici ou là à travers le web et ceci même, par certains sites qui se font financer par les internautes, ce qui au-delà des considérations disons mercantiles, pose un problème éthique évidement bien connu car difficile à résoudre.

Je réfléchis également sur la transformation du blog et en réalité de ma démarche en une forme de structure de type mini-société, association ou ONG, ce qui éventuellement améliorerait sa visibilité et peut-être faciliterait le contact avec d’autres institutions et/ou fondations, y compris pour ce qui serait de son soutien, et en vue d’en proposer d’autres actions, entre « think tank » et « impressionnisme de terrain », à travers ce « triage » dans la « déchetterie de la crise », notre espace ainsi clos et gardienné par la Troïka et/ou l’Aube dorée, c’est à craindre et c’est bien trop grave pour ne pas le souligner. Vos suggestions ainsi que les bonnes idées sont évidemment les bienvenues !

Cher Paul, nous aurions pu nous croiser et nous rencontrer enfin à Lausanne car nous savons par votre blog que vous y donnerez une conférence, mais j’ai déjà pris l’avion pour Athènes samedi dernier. J’aurais aussi souhaité me rendre à Bruxelles lors de votre café de samedi soir (dernier) si j’ai bien compris grâce à votre irremplaçable « temps qu’il fait » mais il fut impossible. Je suis régulièrement vos écrits et les écrits sur votre blog, et j’aurais voulu échanger davantage ou contribuer, mais le temps manque et j’avoue également, un certain courage dont je n’en serais pas le seul « défaillant » en ce moment en Grèce. S’occuper de sa propre survie sur le plan matériel tout en menant tant que possible un combat d’écriture (et politique), puis, les démarches en vue de s’en sortir comme on dit, tel est notre quotidien ici, ce qui laisse peu de répit, au moment même où de nombreux amis, scientifiques, artistes, techniciens ou musiciens, quittent le pays, disparaissant ainsi à jamais de la « circulation de la sociabilité » ainsi que par la même occasion du combat politique. Puis, il y a ceux qui partent autrement. À ce propos, ce qui est encore plus grave et autant significatif à mon avis quant à l’état des représentations actuelles, ce que certains citoyens engagés politiquement et déjà connus pour leurs actions (comme un responsable syndicats et membre de Syriza à Volos en Thessalie, initiateur il y a quelques mois d’une marche de 400 km jusqu’au Parlement à Athènes, inspiré du mouvement analogue des mineurs espagnols), se suicident à leur tour comme… tous ces autres : avocats, cadres de l’armée, chômeurs ou retraités.

C’est ainsi que tout voyage pour nous (sauf le dernier !), toute occasion d’échange, tout lieu de réflexion en dehors de notre pays, se présente et s’opère somme une issue de sortie provisoire ou sinon, comme une permission depuis la première ligne de « l’autre monde nouveau ». C’est ainsi et grâce à l’invitation de l’Université de Lausanne qui en assuré les frais, que l’ai enfin retrouvé une certaine ambiance comme on dit « de séminaire » la semaine dernière à Lausanne, invité de l’Université et plus précisément du CRAPUL (Centre de Recherche sur l’Action Politique de l’Université de Lausanne), où j’ai donné une conférence (22/05), puis une autre (21/05), au « Café de Décroissance » du « Réseau Objecteurs de croissance » (ROC), toujours à la même ville. J’espère en tout cas, que le projet d’enquête de terrain (d’une durée limitée) et de recherche proposé par le CRAPUL, aboutira, car comme en général en pareil cas, son financement doit être assuré par des fonds privés. Tout en remerciant publiquement les confrères de l’UNIL ainsi que le ROC de Lausanne, je reste évidemment ouvert à des propositions d’autres organismes et/ou projets de recherche, à l’instar de mes compatriotes de la République des lettres… helladiques. Les suggestions ou les idées seront les bienvenues.

Déjà et il faut le dire, ce n’est que grâce à de telles invitations que nous pouvons désormais voyager et échanger, tel fut le propos du jour hier entre amis ici à Athènes, tous issus du monde universitaire, de la recherche et des lettres… bientôt mortes ? Aux dires de tous, nos possibilités de voyager comme nous pouvions encore les accomplir avant le mémorandum II, ne sont plus, et cette crise c’est avant tout un rétrécissement de nos univers, voire une forme d’univers concentrationnaire, pourtant au moment d’un inévitable et certain « Penser global », comme le prouve également la toute nouvelle revue homonyme aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme, ainsi que le « Manifeste » y afférent, pour les sciences sociales, de Craig Calhoun et de Michel Wieviorka. Au moment enfin, où du moins, nous aimerions pouvoir « déposer notre propos » sur la balance de la « dynastie des derniers pas » du temps présent, et avant que ce pays ne soit complètement transformé en une « salle d’objets », pour reprendre deux expressions de notre poète « de l’anachorétisme et de la dignité » comme il aimait se définir lui-même, Yannis Varveris (1955-2011).

D’ailleurs, le prochain monde vu d’ici, sera digne et (déjà plus) éthique ou il ne sera plus, sauf que rien n’est gagné. J’espère fort en tout cas, qu’un certain changement « d’en haut » déjà, tel que vous le préconisez pour ce qui est du « méta-monde », des structures « méta-nationales », et j’y ajouterais de la méta-démocratie se réalise enfin et si cela reste alors possible, au plus vite pour renverser le « fantôme du monde ».

Voilà pour les petites nouvelles de cet « autre terrain » cher Paul, je reste ouvert à toute proposition par exemple de collaboration si vous le jugez faisable et évidemment justifié intellectuellement, et puis, si seulement vous le jugez également éthiquement juste et faisable, je vous demanderais de lancer un petit appel auprès des amis et collègues (à Bruxelles et ailleurs) en vue de soutenir un peu par le biais des donations le www.greekcrisis.fr, la crise… c’est d’abord la crise !

Félicitations pour votre année universitaire à Bruxelles ainsi que pour votre projet italien, j’ai aussi eu des échos directs sur la situation italienne, c’est triste. Espérant vous rencontrer dès que possible.

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