Taux d’intérêt et situation de la zone euro (II) Le cadre restreint des alternatives

Le cadre théorique ayant été posé, nous disposons des éléments qui nous permettent de faire un exposé à la fois cohérent et suffisamment complet de la situation présente de la zone euro pour évoquer ensuite la dynamique des cas de figure envisageables.

L’originalité de la zone euro réside dans le fait qu’à la zone économique dont l’euro est la devise ne correspond pas une zone unifiée d’un point de vue fiscal et que du coup, les dettes souveraines libellées en euro des différents pays de la zone se voient associer des primes de crédit et de convertibilité propres, reflétant la santé économique et financière spécifique de chacun des pays. Cet aspect de la question, qui est aujourd’hui la source de tensions susceptibles de faire exploser la zone, a été ignoré par les architectes de l’euro qui ont imaginé que l’unité fiscale se ferait d’elle-même et que l’on tendrait pour les pays de la zone à un taux d’intérêt unique par maturité, les primes de crédit et de convertibilité étant de facto de valeur zéro pour l’ensemble des pays constitutifs de l’union. À l’origine d’une telle candeur se trouvait l’optimisme qui a présidé à la création de la monnaie commune.

Dans le cadre de la zone euro, le montant de la prime de liquidité peut se déterminer par déduction : à partir des taux exigés par le marché des capitaux d’une dette souveraine pour laquelle il est de notoriété publique que le montant des deux autres primes est nul. Il en est ainsi aujourd’hui pour la dette allemande : en ce qui la concerne, le risque de crédit est considéré comme nul par le marché des capitaux, et le risque de conversion également (si des nations devaient quitter une par une la zone euro, on considère à juste titre que l’Allemagne serait la dernière à devoir le faire : l’euro, par découpes successives de la zone, finirait par s’identifier à l’ancien mark et sa zone immédiate d’influence).

Rien n’empêche la prime de liquidité de devenir négative, comme on le constate en ce moment : un prêteur éventuel peut préférer prêter plutôt que de conserver de l’argent liquide.

Ce qu’on appelle le spread dans la zone euro, c’est la différence entre le taux exigé pour une dette souveraine particulière d’une maturité spécifique et celui exigé de l’Allemagne pour la même maturité. Le spread est implicitement la somme de la prime de crédit et de la prime de convertibilité, dont les montants sont nuls dans le cas de l’Allemagne, mais non dans celui des autres pays de la zone euro.

Lorsque le défaut sur sa dette souveraine d’un pays membre de la zone euro cessa d’apparaître comme une hypothèse fantaisiste, le montant des primes de crédit et de convertibilité de sa dette souveraine décollèrent de zéro et une dynamique centrifuge s’initia pour ce pays et, cette éventualité n’ayant pas été prise en considération au départ, déboucha sur un risque de désintégration de la zone.

Il fut un temps où l’existence d’un risque de crédit pour les dix-sept pays constituant la zone euro n’était pas même envisagée : le risque de défaut d’une nation était censé ne toucher que des pays lointains, situés sur d’autres continents, comme l’Indonésie, qui fit défaut en 2002, l’Argentine qui fit défaut également en 2002 ou, au pire, d’anciens constituants de la zone d’influence de l’Union Soviétique, comme la Russie elle-même, qui fit défaut en 1998. La prime de crédit n’intervenait pas dans le calcul du taux de la dette souveraine des pays membres de la zone euro.

La situation changea à partir de l’hiver 2009 : la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, l’Italie furent alors successivement touchés, au point que la dette des trois premiers dut être déconnectée du marché des capitaux, le montant des primes, de crédit et de convertibilité, atteignant des niveaux tels que les nations impliquées devenaient incapables de verser les intérêts aux taux exigés par le marché. C’est la communauté des États épargnés qui prit le relais avec l’aide du Fonds monétaire international.

Quand certains pays font preuve de solidarité envers d’autres pays en leur apportant leur garantie lorsque ceux-ci ont cessé d’être solvables (lorsque les sommes qu’ils doivent sont supérieures à celles dont ils disposent), il faut pour que cette garantie soit effective que les ressources des pays garants soient suffisantes pour restaurer la solvabilité de ceux qu’ils garantissent.

Un certain nombre de pays de la zone euro sont aujourd’hui dans une situation financière telle que les taux d’intérêt qui leur sont réclamés lorsqu’ils émettent de la dette (lorsqu’ils empruntent sur le marché des capitaux) dépassent leurs capacités financières en raison de l’apparition d’un effet pervers. Le doute qui s’installe quant à la capacité d’un pays à remplir ses obligations financières (le versement des intérêts et le remboursement du principal) fait grimper le montant de la prime de crédit qui lui est réclamé sur sa dette souveraine, et ce doute quant à sa solvabilité se voit redoublé d’un second doute, portant celui-ci sur la solidarité que les autres pays lui manifesteront ou non, et dont l’absence l’obligerait à devoir quitter la zone euro. Le montant de la prime de convertibilité vient alors s’ajouter à celui de la prime de crédit dans les taux réclamés par le marché des capitaux pour des prêts de diverses maturités, aggravant l’insolvabilité de ce pays, et forçant les autres à venir à son aide en garantissant sa dette.

Si la prime de convertibilité est exigée par les créanciers étrangers d’une dette souveraine, elle ne l’est pas, il faut le noter, par les créanciers domestiques puisque la dévaluation liée à une conversion éventuelle dans la devise d’origine ne les affectera pas. Les banques commerciales d’un pays pourront donc acheter la dette souveraine émise par leur propre banque centrale à un taux réduit par rapport aux prêteurs extérieurs, la prime de convertibilité étant dans ce cas-ci sans objet. Une banque centrale étant prêteur en dernier ressort pour ses banques, une solidarité existe de fait entre elle et ses banques domestiques. Ces banques, détentrices de dette souveraine, sont à leur tour exposées à une dévalorisation de celle-ci, créant une situation au potentiel de « feedback positif », de spirale descendante : où une aggravation de la situation financière du pays affecte négativement ses banques commerciales, alors que la mauvaise santé de celles-ci augmente le risque de crédit de la nation tout entière et fait grimper la prime de crédit exigée sur sa dette souveraine. Ceci signifie que si l’absence de la prime de convertibilité dans le cas des banques domestiques leur permet d’acheter de la dette souveraine à moindre coût pour l’État, le risque de crédit augmente du fait de la situation « incestueuse » qui en résulte et avec lui, la composante prime de crédit dans le taux exigé par les prêteurs étrangers : les acheteurs de dette souveraine en-dehors du pays.

Il faut ajouter qu’un État dispose de moyens légaux d’augmenter la demande pour sa dette souveraine dans le cadre national, en faisant pression sur les organismes et les établissements financiers domestiques. Certains de ceux-ci sont à proprement parler « captifs » de ce point de vue, comme les fonds de retraite. Le Portugal a ainsi relevé au début du mois le plafond de sa propre dette pouvant être détenu par le fonds de retraite des fonctionnaires, de 55% à 90%. Il est également loisible à un État de relever les réserves que ses banques commerciales doivent se constituer, c’est ce qu’a fait la Grande-Bretagne depuis octobre 2009, obligeant ses banques à se constituer des portefeuilles plus importants en dette souveraine. D’autres moyens existent encore qui permettent à un État de modérer le coût de sa dette : le plafonnement des taux, par exemple, comme le fait l’Espagne depuis avril 2010. Le moyen ultime, et probablement le meilleur de ce point de vue, étant bien entendu la nationalisation du secteur bancaire, vers laquelle les nations membres de la zone euro s’acheminent inéluctablement bien qu’en freinant des quatre fers.

On voit que si la prime de convertibilité n’intervient pas, par nécessité logique, dans le calcul du taux d’intérêt exigé par un prêteur domestique, l’État dispose des moyens de pression lui permettant de faire mettre entre parenthèses également par les établissements financiers domestiques, la prime de crédit reflétant le risque de défaut de la nation. Cet effet, combiné à une demande plus importante, peut faire baisser les taux à ce point que la dette souveraine de ce pays perde tout attrait pour les acheteurs de dette étrangers, qui ne peuvent ignorer eux l’impact des primes de crédit et de convertibilité, accroissant encore le caractère « incestueux » de la relation entre les établissements financiers d’un pays et leur banque centrale.

Il est difficile d’imaginer aujourd’hui que la présence de ces mécanismes pervers n’ait pas été prise en considération au moment de la constitution de la zone euro, et plus particulièrement encore n’ait pas retenu les dirigeants de la zone qui décidèrent de fermer les yeux sur les supercheries dont se rendirent coupables des pays comme la Grèce ou l’Italie (avec la complicité de grandes banques d’investissement) pour cacher l’état véritable de leur dette souveraine afin de pouvoir souscrire aux conditions d’entrée dans la zone en matière d’endettement. C’est pourtant apparemment le cas.

Aujourd’hui, la Grèce, l’Irlande, le Portugal et Chypre sont dans l’incapacité de se présenter sans soutien sur le marché des capitaux, celui-ci considérant que le risque d’un « événement de crédit » (que les sommes empruntées par ces pays ne soient pas remboursées et/ou que les intérêts promis ne soient pas versés) est trop élevé, d’où l’exigence d’une prime de crédit élevée, et que le risque est également trop grand que le pays en question n’en vienne à quitter à échéance la zone euro, d’où l’exigence d’une prime de convertibilité élevée.

Dans l’état présent de la zone euro, la question se pose si oui ou non les treize pays encore capables d’émettre de la dette (emprunter) sur le marché international des capitaux disposent de la capacité de soutenir financièrement les quatre pays assistés ayant eux perdu cette capacité. Ils clament certainement haut et fort qu’ils ont cette capacité mais les difficultés considérables qu’ils ont d’en apporter la preuve suscite le doute.

Un audit réaliste et en profondeur devrait trancher la question, par delà toutes les constructions péniblement mises en place : MES (Mécanisme européen de solidarité), OMT (Opérations monétaires sur titres), dont on nous affirme qu’elles sont ou seront efficaces mais dont l’efficacité n’a pas encore eu l’occasion d’être véritablement testée.

L’alternative est celle-ci : soit la garantie des pays solidaires autorise effectivement la solvabilité de l’ensemble de la zone euro, soit la garantie des pays solidaires n’autorise en réalité pas la solvabilité de l’ensemble.

Dans le premier cas de figure, le plus favorable, tout va bien ou va en tout cas bien tant que la hausse des prime de crédit et/ou de convertibilité pour un pays additionnel ne fait pas basculer celui-ci de la catégorie des pays manifestant leur solidarité aux pays en difficulté, à la catégorie des pays en difficulté et assistés, auquel cas le calcul de la solvabilité de l’ensemble de la zone doit être refait dans un cadre devenu moins favorable.

On voit donc que même dans ce cas de figure, pourtant le plus favorable que l’on puisse envisager pour la zone euro en ce moment, sa situation est très instable et d’une grande fragilité.

Dans le second cas de figure, défavorable, où les pays solvables solidaires ne parviennent plus à apporter des garanties suffisantes aux pays assistés sans mettre automatiquement en danger leur propre solvabilité, autrement dit où la zone euro dans son ensemble a cessé d’être solvable, il existe deux options :

1)                recréer une zone plus restreinte de solvabilité, au prix du départ des pays insolvables,  ceux-ci résolvant alors leur insolvabilité par le défaut, la restructuration de leur dette, et le retour à la devise qui prévalait antérieurement à leur entrée dans la zone euro, qui se voit alors dévaluée par rapport à l’euro à hauteur de la restructuration nécessaire pour assainir leur situation budgétaire et prendre un nouveau départ,

2)                décréter le défaut généralisé de l’ensemble de la zone euro, restructurant l’ensemble de la dette, l’euro se dévaluant par rapport aux autres devises, tandis que la dette de l’ensemble des nations souveraines de la zone se trouve de facto mutualisée au sein de la zone euro dont l’unification financière, fiscale et bancaire, devra alors impérativement être immédiatement réalisée.

Au point où nous en sommes, cette seconde approche semble être la seule susceptible d’éliminer l’instabilité et la fragilité croissantes de la zone euro constatées aujourd’hui.

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