L’HUMANITÉ DIMANCHE, « LE DÉFI POUR 2014 », le 2 janvier 2014

L’article en format pdf : « Faisons taire les grands prêtres de la religion féroce ».

Le défi pour 2014, ce sera que soient prises enfin les mesures qu’il faudrait prendre, plutôt que celles qui sont effectivement prises en application des injonctions des grand-prêtres d’une religion féroce.

Parce que nous savons tous très bien ce qu’il faudrait faire, du moins dans les grandes lignes : il faudrait augmenter les salaires des gens normaux qui sont la part majeure de nos sociétés, diminuer les dividendes et les rémunérations extravagants qu’amassent les quelques autres, partager sous forme d’emplois dignes de ce nom le travail qui reste encore dans notre politique actuelle de la terre brûlée vis-à-vis de la planète, et créer un nouveau type de travail pour remettre la planète en état de marche au lieu d’en consommer 1,6 chaque année comme nous le faisons en ce moment – un nouveau type de travail qui serait tel que nous nous lèverions de bonne humeur tous les matins pour aller le faire tous ensemble, etc. Ce n’est heureusement pas l’imagination qui nous manque de ce côté là !

La démocratie bouge encore faiblement et il arrive parfois qu’une mesure qu’il faudrait prendre soit non seulement rédigée, mais même votée, mais voilà qu’un véto tombe alors, issu d’un organisme « indépendant », comme une Banque centrale, une Commission européenne, un Fonds monétaire international (qui – avec son compère la Banque mondiale – imposent aux pays auxquels ils viennent en aide [sic] des politiques qui y font baisser le niveau d’instruction et l’espérance de vie). Quand ils disent organisme « indépendant », il faut bien entendu comprendre cela comme signifiant « indépendant de ce que nous souhaitons vous et moi » : pas indépendant de ce que veulent les entreprises transnationales et les grandes firmes d’audit qui entretiennent avec largesse et font vivre sur un grand pied, à l’image d’elles-mêmes, les grands-prêtres de cette religion féroce.

Platon appartenait à la première génération des philosophes puisqu’il avait été l’élève de Socrate qui nous dit – et qui paya de sa vie pour nous l’avoir dit – qu’il ne fallait pas écouter les grands prêtres des religions féroces, bonimenteurs qui prétendent lire la volonté des dieux dans les entrailles des animaux mais qu’il fallait écouter la petite voix qui s’élève à l’intérieur de nous-même et qui a pour nom la raison.

Platon a pensé qu’il serait bon que le philosophe conseille le prince, opinion qui a souvent eu la faveur du public. Mais plutôt que de prêter l’oreille à celui qui – comme le philosophe – pourrait lui adresser éventuellement quelques remontrances, le prince préfère écouter celui qui le prend dans le sens du poil et l’assure qu’il n’y a rien à apprendre des sondages d’opinion. Et comme ceux que le prince rencontre à déjeuner considèrent de leur côté que tout ne va pas aussi mal que l’affirment les journaux, les cris du peuple cessent d’être audibles bien avant de parvenir jusqu’à lui. Et y parviendraient-ils même que les grands prêtres de la religion féroce y seraient tout préparés, ils diraient : « Ce n’est pas le peuple que l’on entend Sire, mais quelques démagogues prétendant parler en son nom et que l’on appelle « populistes » ».

Voilà donc plusieurs milliers d’années au moins que les puissants font le contraire de ce qu’ils devraient faire et que l’on se contente de déplorer qu’ils ne le fassent pas – aussi longtemps du moins que le souvenir se perpétue de leur mémoire, c’est-à-dire de quelques semaines à quelques siècles après leur mort. Semblables à des météores, quelques rarissimes d’entre eux, que Hegel qualifia de « grands hommes » et compta sur les doigts d’une seule main, firent, pour un temps très bref, ce qu’il convenait effectivement de faire.

La mode aujourd’hui, qui fut lancée par Friedrich Hayek – premier Pape de la religion féroce qui nous opprime aujourd’hui, est de dire que seules les institutions que l’homme s’est offertes sans vraiment y penser sont admirables (et c’est essentiellement à la propriété privée qu’il pensait), alors que celles qu’il a inventées en y ayant réfléchi (la démocratie par exemple) sont toutes exécrables parce que l’homme est bien incapable de faire le catalogue de toutes leurs abominables conséquences inattendues, comme le trou de la Sécurité sociale ; d’où le mépris de Hayek pour la démocratie. (Incroyable mais vrai : Hayek fit longtemps campagne dans les courriers des lecteurs contre ce qu’il considérait l’intolérable représentation calomnieuse de son ami Augusto Pinochet par les journaux ; cela ne découragea pas le jury du Prix Nobel d’économie qui en fit l’un de ses lauréats !).

Tout cela explique pourquoi nos princes ignorent les leçons de l’histoire et que quand l’économie va moins mal pour une raison parfaitement accidentelle, ils congratulent leurs grands-prêtres pour leur génie, lesquels parlent alors de « vitesse de croisière atteinte à l’altitude optimale de 11.000 mètres » et de pilote automatique enclenché et infaillible pour l’éternité. Jusqu’à ce qu’advienne la catastrophe suivante. Et quand celle-ci est advenue, ils se penchent vers nous du haut de leur tas d’or et nous disent avec une grande sollicitude : « Petits garnements ! et vous n’aviez même pas noté que vous viviez au-dessus de vos moyens ? »

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