Le paradoxe de l’avenir des revenus : l’autonomie par le partage et la protection sociale universelle, par Jean-Paul Vignal

Billet invité

L’évolution des technologies depuis l’émergence de l’informatique individuelle a considérablement modifié la façon dont les entreprises opèrent ; elle a en particulier eu un impact important sur les relations entre salariés et entreprises, au point que de nombreux experts, constatant qu’il est sévèrement remis en cause tant par la mondialisation impulsée par le néolibéralisme triomphant depuis la chute de l’URSS, que par l’automatisation ou l’émergence de l’intelligence artificielle qui sont toutes deux de plus en plus techniquement et économiquement compétitive avec le travail humain, s’interrogent sur l’avenir du travail salarié.

Cette interrogation est parfaitement légitime au moment où personne ne peut plus nier le fait que le capitalisme néolibéral s’efforce avec un succès grandissant de remettre en cause tout le système de protection sociale mis en place pendant l’ère industrielle en ramenant le prix du travail humain à un coût marginal variable en fonction des besoins instantanés de l’entreprise qui soit aussi faible que possible, en mettant les salariés en concurrence à l’échelle planétaire.

Combattre pied à pied cette volonté de déstabilisation de la relation traditionnelle « patron/salarié » est évidemment l’indispensable forme prioritaire de défense pour le monde du travail. Elle n’est malheureusement pas suffisante, car elle n’a aucune prise sur la progression de la productivité des entreprises, qui est inéluctable, car à l’exception de quelques domaines privilégiés comme le secteur du luxe, l’amélioration constante de la productivité est pour elles une condition sine qua non de survie, l’autre étant l’innovation.

Il n’est donc pas inutile de prévoir comment les individus qui ne disposent que de leur force de travail et de leur créativité pourront s’adapter a ce nouvel environnement de travail précaire sans risquer l’exclusion sociale comme c’est trop souvent le cas actuellement pour ceux qui perdent leur emploi.

Les réponses sont multiples : la démarchandisation totale ou partielle des besoins essentiels en est une. On parle souvent de décroissance. Avant de s’engager dans un faux débat sur le retour à la bougie et à la marche à pied, on devrait s’interroger sur le sens de la sainte croissance dont on nous dit qu’elle est la pierre philosophale d’un avenir radieux pour tous. Une bonne part de cette croissance correspond en effet à la marchandisation d’activités jusqu’alors « gratuites » ou « gracieuses » qui ne faisaient pas l’objet de transactions monétaires, dont on peut d’ores et déjà constater les conséquences sociales désastreuses : le travail des deux parents dans une famille crée certes de nombreux emplois : nourrice pour les garder, ouvriers de l’industrie alimentaire pour préparer les aliments que l’on n’a plus le temps de preparer, tuteurs et coachs personnels pour assurer le suivi et une partie de l’éducation et des loisirs, etc.… Mais elle en crée d’autres dont la société pourrait se passer comme par exemple: médecins pour soigner les maladies causées par une alimentation déséquilibrée, psychologues et éducateurs pour essayer de corriger les troubles provoqués par l’absence relative des parents, etc. et ce sans compter les dépenses liées à la prise en charge des troubles dus au stress des parents eux-mêmes.

Il serait sans doute plus simple humainement et finalement pas plus couteux financièrement de refonder la société sur d’autres bases, en réintroduisant la gratuité et le don dans de nombreuses activités. Cette évolution ne peut toutefois avoir lieu sans un maintien voire un renforcement de la protection sociale collective, ne serait que pour une raison d’équité gage de stabilité à long terme : c’est l’équivalent pour les salariés de la responsabilité limitée aux apports en capital pour les investisseurs, dont le colossal cout social et écologique n’a jamais été sérieusement évalué. Les scandinaves ont montré l’exemple en inventant la fléxisecurité, qui permet de satisfaire les contraintes économiques des entreprises sans condamner pour autant les salariés à la régression sociale et à l’exclusion.

Ce préalable de la protection « universelle » étant posé, l’autre partie de la réponse est l’évolution des salariés vers une plus grande autonomie comme le prône entre autres Jacques Attali, en omettant toutefois regrettablement d’insister sur cette indispensable couverture. L’évolution des technologies la rend possible sans régression. Jeremy Rifkin a popularisé ce qu’elle pourrait être en développant sa thèse du cout marginal zéro, rendu possible par la miniaturisation des technologies, et l’essor des réseaux de partage.

Elle s’inscrit dans le cadre plus général de la démarchandisation déjà citée. L’economie industrielle a principalement reposé jusqu’à présent sur la vente d’objets. L’essentiel des efforts de recherche portaient sur l’amélioration de ces objets et, sauf innovation de rupture, relativement peu sur l’analyse du service qu’ils rendent à leur utilisateur. Or l’avènement de produits en harmonie avec les exigences du développement durable passe probablement par une analyse du contenu et de la nature de ce service. Une telle analyse peut en effet conduire à la conception et à la mise en place de nouveaux concepts et à de nouveaux modèles de business mieux adaptés aux caractéristiques d’un cycle de vie « en boucle », prélevant peu ou pas de matières premières non renouvelables et produisant peu ou pas de déchets.

Si l’on prend par exemple le cas de l’automobile, sa fonction première est de transporter sans rupture de charge son utilisateur de l’endroit où il se trouve à l’endroit où il souhaite se rendre, au moment où il souhaite le faire ; c’est donc en principe d’abord un « usage » que cherche l’utilisateur. La propriété de l’objet qui fournit cet usage garantit la disponibilité permanente de l’objet ; elle est de tradition, mais elle n’est pas vraiment essentielle, comme le prouvent d’ailleurs les progrès de la location, du leasing et, de façon encore très marginale mais néanmoins significative dans certains pays, la pratique du car sharing.

La dématérialisation de la prestation fournie par le constructeur à l’utilisateur dans ce genre d’arrangement commercial, qui est typique des modèles de consommation durable, peut effectivement conduire à reconsidérer les modes de commercialisation actuels de l’automobile. Il ne s’agirait plus de vendre des automobiles, mais de mettre à disposition des clients un service de mobilité, dont l’automobile individuelle pourrait n’être qu’une composante. Sans aller jusqu’à évoquer le télé transport, il convient en effet de noter que, pour être totalement pertinente, une réflexion prospective sur l’évolution de l’offre de mobilité aux individus doit normalement s’inscrire dans le cadre de référence d’une réflexion d’ensemble sur le thème de la mobilité individuelle et donc sur les solutions complémentaires et/ou concurrentes telles que l’usage des deux roues, les transports publics, les véhicules sans chauffeur, les véhicules avec chauffeur, les véhicules partagés, le covoiturage, les taxis collectifs à la demande etc.

Si – comme c’est le cas dans la plupart des secteurs où cette réflexion est en cours – on s’oriente vers des solutions dans lesquelles le type de service de mobilité vendu par les constructeurs automobiles laisse à ces derniers la propriété du véhicule mis à disposition du client avec obligation de le reprendre en fin de contrat, on s’oriente vers des schémas de type « pollueur/payeur », dans lequel il est de l’intérêt du « pollueur » de pouvoir réutiliser le plus longtemps possible le maximum de composants des véhicules qu’il met à la disposition de ses clients. Il passe alors d’un modèle de business qui l’incite fortement à des changements de gammes aussi fréquents que possible pour maximiser les ventes d’objets véhicules, à un schéma, plus vertueux écologiquement, dans lequel son intérêt est de vendre un maximum d’usage des matériaux constitutifs du véhicule. Il ne vend plus un maximum d’acier et de plastiques, mais un maximum de km ou de mois par kg d’acier, de plastique ou de caoutchouc.

La plupart des projets de véhicules durables actuellement en cours, qu’ils émanent de nouveaux entrants ou des constructeurs existants, présentent des caractéristiques qui les différencient assez sensiblement des conceptions qui dominent actuellement le marché.

Techniquement, par exemple, certains de ces projets prévoient que le véhicule dans son ensemble et/ou certains de ses composants sont conçus dès l’origine pour être réutilisés à la fin de chaque cycle d’utilisation, après vérification, remise à neuf, et/ou, éventuellement, amélioration et « personnalisation » au goût du nouveau client. Ainsi, une plate forme comme celle du programme AUTOnomy de GM, qui permet plus de flexibilité au niveau de l’apparence finale, tout en préservant dans un premier temps la possibilité de continuer à valoriser les usines existantes pour fabriquer les plates-formes en très grande série est peut-être une première indication de l’évolution future des châssis.

D’autre part, dans le domaine de la motorisation, il semble que les moteurs à combustion externe du genre Sterling ou encore les machines tournantes peuvent procurer des avantages (choix des carburants possibles, rendement, bruit, usure…) qui compensent leur défaut traditionnel, – à savoir la lenteur de leur mise en route -, particulièrement si l’on s’oriente vers l’utilisation de systèmes de propulsion hybrides plug-in, car les premiers km peuvent alors être parcourus grâce aux batteries.

Enfin, l’étude et l’emploi de nano reformers embarqués, d’un encombrement guère supérieur à celui d’un système d’alimentation actuel, pourrait faciliter une transition douce vers l’utilisation des piles à combustibles, en permettant d’utiliser dans un premier temps des carburants liquides, d’origine renouvelable si possible, qui ne poseraient pas aux infrastructures de distribution existantes les problèmes difficiles de l’hydrogène pur, quelle qu’en soit la forme.

Dans le domaine industriel, les expériences en cours tendent à montrer que cette évolution vers des véhicules plus durables pourrait être l’occasion de procéder à une redistribution de la valeur ajoutée dans la chaîne qui va du concepteur/constructeur au client. Il serait en effet alors possible d’utiliser la flexibilité de la conception de ces voitures reconfigurables pour les personnaliser localement en fonction des goûts de chaque client. Cette hypothèse qui implique une définition nouvelle des missions assurées par les relais des constructeurs auprès des clients pourrait s’organiser autours de la création de micros usines/concessions (Micro Factory Retailing, MFR) dont le rôle serait de vendre et d’assembler les véhicules, puis, en fin de cycle commercial, de les reconditionner. Elle est soutenue entre autres par le Dr Peter Wells et par des « start-up » comme OSCar au Royaume Uni, ou MDI en France. Une telle décentralisation de l’assemblage permettrait d’enrichir et de renouveler la nature de la relation entre le client et le distributeur, mais aussi la relation entre le constructeur et des assembleurs/prestataires de services.

Cette évolution, difficilement imaginable il y a encore moins d’un quart de siècle, est de plus en plus rendue possible techniquement par les progrès constants et spectaculaires des techniques de traitement de l’information, des télécommunications, de la robotique et de la productique, qui permettent de contrôler à distance des opérations extrêmement complexes. On peut ainsi concevoir des systèmes très sophistiqués de diagnostic a distance des véhicules qui auraient le double avantage d’améliorer la qualité de service en réduisant le nombre de panne, et de fournir au constructeur une base de donnée très riche sur les conditions d’utilisation des véhicules permettant de beaucoup mieux adapter la produit proposé à la façon dont il est utilisé. D’autre part, la multiplication des centres d’usinage et de production des composants et des véhicules pourrait permettre d’atteindre, grâce au nombre des machines mises en œuvre, des économies d’échelle au moins aussi substantielles que celles entraînées traditionnellement par l’augmentation de la taille et/ou de la cadence de ces machines. De plus, le fait de repartir dans un grand nombre d’ateliers la production des véhicules permettrait très probablement de réduire la plupart des problèmes et des risques (sociaux, pollution, accès physique, etc.) que posent les grandes concentrations industrielles.

Commercialement et financièrement, la création de ces concessions/usines constituerait en soit une évolution assez radicale, qui, pour s’imposer, nécessiterait probablement la création et la mise en place de structures financières et de modèles de business différents. Une des évolutions possibles serait que le constructeur devienne le centre stratégique d’un réseau complexe de sociétés indépendantes, sur un modèle un peu comparable à celui de la carte bancaire VISA Ce réseau pourrait être conçu de façon à ce que l’évolution des véhicules et des méthodes de gestion et de commercialisation puisse se faire sur un modèle coopératif, par mise en commun et formalisation des expériences et des idées de chaque membre du réseau, comme le font les groupements qui gèrent les logiciels libres.

L’idée peut sembler aussi saugrenue qu’utopique dans le contexte néolibéral actuel du « tous contre tous », mais Elon Musk, le créateur de Tesla que l’on peut difficilement soupçonner d’angélisme béat, a décidé en juin dernier de mettre les brevets de sa société en « open source. Incidemment, on peut se demander pourquoi les gouvernements n’en font pas de même pour tous les brevets déposés au terme d’une recherche financée sur fonds publics : il en existe encore : ce sont celles qui sont à trop long terme pour que des entreprises exclusivement soucieuses de leurs résultats financiers à 3 mois les entreprennent.

Sur un autre registre, la Strati de Local Motors, un véhicule dont la caisse est fabriquée par technologie 3D, est de conception open source: on peut personnaliser chaque véhicule et la production peut être décentralisée dans des micro-usines. Le démarrage hesitant de la société MDI montre certes qu’il n’est pas simple de produire des automobile modernes, capables de faire 200 ou 300 000 km sans problème dans une micro usine mais le concept open source/micro usine-concession s’imposera tôt ou tard, car c’est sans doute un peu cela, l’avenir du travail : la décentralisation rendue possible par des technologies de production dont les économies d’échelle sont obtenues par le nombre et non plus par la taille, comme c’est déjà le cas pour l’informatique.

Enfin, dans la mesure où la propriété du véhicule serait découplée de son usage, il deviendrait possible de vendre des « droits » d’usage permanents, un peu comme le font déjà, par exemple, les coopératives de car-sharing. Mais ce modèle ne constitue qu’un cas de figure, la location de longue durée ou le leasing en sont d’autres, qui existent déjà dans de nombreux pays.

Une société néo-zélandaise membre du réseau MDI avait envisagé de proposer un modèle un peu plus complexe, qui consistait à vendre un droit à disposer d’une automobile qu’elle traitait dans ses comptes comme des parts de capital d’une société à capital variable. Il était prévu de facturer l’usage des voitures aux clients/partenaires de cette société à capital variable sur des bases de calcul plus modérées que dans le cas d’une location ou du leasing simple, afin que le système reste incitateur pour les clients/partenaires. L’avantage principal pour les associés était de ne plus passer par perte et profits une part significative de l’amortissement de chacun de ses véhicules, et, pour le concessionnaire, de lever une partie des fonds nécessaires pour financer l’usine d’assemblage, tout en fidélisant le client. L’autre avantage pour les associés est que ce droit d’usage est transmissible, au même titre qu’un bien immobilier et ouvrirait le meme droit d’usage au nouveau détenteur. On créerait ainsi un nouveau type droit de propriété, juridiquement tres proche de l’usufruit, avec cette différence qu’il serait transmissible. Ce nouveau type de propriété générerait ainsi un revenu qui n’est pas monétaire, mais « en nature ». Sa mise en œuvre poserait incontestablement de multiples problèmes aux fiscalistes et aux trésors publics mais aurait l’avantage.

Les formes juridiques envisageables sont multiples, de la société anonyme classique à la coopérative à capital variable, en passant par des formes adaptées de sociétés en commandite. Les AMAP montrent que ce type de modèle d’affaire est déjà possible, même dans le domaine de l’alimentation, comme les vignobles en copropriété le font dans le domaine viticole, en offrant dans certains cas un paiement des dividendes sous formes de caisses de bouteilles gratuites ou à tarif préférentiel.

Ces quelques lignes n’ont pas la prétention d’apporter une réponse aux angoisses des salariés broyés entre les tentations permanentes d’une société hypermarchandisée, où tout est à vendre, y compris l’éthique et la morale, et dans lesquelles on est ce que l’on a, et l’incertitude qui pèse sur leur revenu disponible qui est soumis simultanément aux aléas des délocalisations et des gains de productivité, aux coups de rabots sur le cout du travail imposés par les détenteurs de capitaux, à une réduction des prestations sociales publiques, et à une augmentation de la pression fiscale. Le partage et la démarchandisation quand elle est possible sont certainement de meilleures solutions pour l’avenir que la défense acharnée d’avantages durement acquits en leur temps, mais dans un contexte économique et technique aujourd’hui obsolète, n’en déplaise aux nostalgiques.

______________

Quelques références :

– Tesla : All Our Patent Are Belong To You – By Elon Musk, CEO –  June 12, 2014

Local Motorshttps://localmotors.com/

MDI – http://www.mdi.lu/

– Jeremy Rifkin – Dépasser le capitalisme 

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