Le Retour du chardon, par Duncan Sutherland

Billet invité.

Assis à une fenêtre donnant sur la campagne dans le comté de Moray dans le nord de l’Ecosse, sans les revenus (en provenance des nombreuses distilleries de whisky) duquel le chancelier de l’Échiquier aurait à boucler son budget et verrait augmenter le besoin de financement du Royaume-Uni, je me retrouve témoin d’une transformation superficielle soudaine. Malgré le récent temps chaud et ensoleillé du printemps remarquablement doux de cette année, la neige tombe tout autour, tourbillonnant de gros flocons qui couvrent le paysage avec une rapidité étonnante. Demain, tout sera comme il était hier, bien évidemment, tandis que, d’autre part, la transformation tout aussi spectaculaire du paysage politique qui se déroule actuellement en Ecosse semble devoir être de longue durée.

Quelle est la nature de cette transformation, et pourquoi s’en soucier?

Selon l’éminent journaliste Neal Ascherson dans le journal The Observer, « Un puissant glacier d’opinion s’élargit et ramasse des morceaux de vieux paysage lorsqu’il trouve son chemin vers une destination inconnue. » Tout comme la Révolution française a pris les gens par surprise, personne ne savait que ce « glacier d’opinion » historique (la forte percée anti-austérité du Parti national écossais [SNP] de gauche depuis le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse) allait apparaître, bien qu’il soit énorme. Personne ne savait que le 45% des électeurs écossais qui ont voté pour l’indépendance au mois de septembre prendrait possession du SNP tout d’un coup pour prendre d’assaut le système gouvernemental de Westminster en acceptant d’un air apparemment provocant l’ invitation cynique que les partis unionistes ont lancée à Ecosse à « diriger le Royaume-Uni »:

« Personne ne savait que rien de tout cela allait se passer. Dans une conversation sérieuse sur les élections écossaises il y a un an, on aurait fait l’hypothèse que la nation écossaise se figeait dans un modèle de double loyauté. Aux élections de Holyrood [le Parlement écossais], le SNP pourrait bien continuer à être le parti de choix de la majorité, mais aux élections de Westminster les électeurs reviendraient au parti travailliste, qui était le parti traditionnel pour résister aux conservateurs. […]

J’avais l’habitude de penser autrefois que les aspirations constitutionnelles des Ecossais étaient fondamentalement immuables: ‘Nous voulons nous gouverner comme le font d’autres petites nations. Au sein du Royaume-Uni, si c’est possible, mais sinon, alors par l’indépendance.’ Je crois que c’était vrai pour les 50 dernières années. Mais maintenant, pendant que ce glacier glisse sur de vieux paysages, je ne suis pas si sûr. Bientôt, les routes qui mènent vers Westminster seront sous la glace et les nouvelles générations écossaises ne sauront pas où ces routes se trouvent. » (Neal Ascherson, The Observer, le 26 avril)

La nature de la transformation consiste dans une certaine mesure en le fait que le référendum sur l’indépendance écossaise a produit un degré impressionnant d’engagement politique en Ecosse qui contraste fortement avec l’apathie générale qui règne comme d’habitude en Angleterre. Le nombre total de membres du SNP a doublé dans les jours après le référendum et a même quadruplé dans les semaines et les mois suivants. Ce parti anti-austérité est ainsi devenu le troisième parti du Royaume-Uni en termes d’adhésion. Depuis le référendum, en outre, les sondages d’opinion ont indiqué systématiquement que le SNP est susceptible de devenir le troisième parti à la Chambre des communes lorsque les votes seront comptés à l’élection générale du Royaume-Uni qui aura lieu le 7 mai.

Les sondages prédisent précisément que le SNP est maintenant en mesure de gagner jusqu’à 56 des 59 sièges écossais à la Chambre des communes britannique, où il avait six députés de la dernière législature et où il n’a jamais eu plus de 11 (dans les années 1970). En d’autres termes, si le parti conservateur et le parti travailliste attirent une proportion plus ou moins égale des votes, ce qui semble probable, le SNP pourrait bien détenir la balance du pouvoir à partir du 8 mai, dont elle se servirait afin d’exclure les conservateurs du gouvernement et mettre un terme à l’austérité au Royaume-Uni.

Ce n’est pas sans rappeler les élections législatives de 1910, quand des nationalistes irlandais modérés ont été élus en nombre suffisant pour persuader le gouvernement libéral de ces jours de passer un projet d’autonomie (Home Rule) irlandais, qui, cependant, n’a pas été mis en application en raison du déclenchement de la Première Guerre mondiale, donnant lieu à l’Insurrection de Pâques à Dublin en 1916, à la victoire des nationalistes extrémistes (Sinn Féin) en

Irlande aux élections législatives du Royaume-Uni en 1918 et à toutes les troubles qui ont résulté de la proclamation d’une république irlandaise.

Toutefois, la nouvelle chef du SNP, Nicola Sturgeon, qui est extrêmement populaire et également habile (et qui est un gros poisson comme Alex Salmond) a clairement fait savoir que ces élections n’ont rien à voir avec la question de l’indépendance de l’Ecosse et qu’elle n’envisagerait pas demander aux électeurs écossais de soutenir un second référendum sur l’indépendance « si les circonstances ne changent pas matériellement », si par exemple l’Ecosse ne se trouve pas forcée de quitter l’Union européenne par une majorité anglaise dans un référendum sur l’adhésion britannique de l’UE que les conservateurs veulent organiser sous pression du parti europhobe Ukip.

Le SNP se concentre donc actuellement sur la tâche de mettre fin à l’austérité au Royaume-Uni et d’obtenir la dévolution maximale de pouvoirs au Parlement écossais, les partis unionistes n’ayant pas tenu les promesses de « Devo Max » émises témérairement lors de la campagne référendaire lorsque les sondages indiquaient que la majorité des électeurs écossais étaient susceptibles de voter pour l’indépendance.

Si les sondages sont corrects en ce qui concerne les intentions de vote pour l’élection générale du 7 mai prochain (et ils ont prédit un parlement sans majorité et un tsunami SNP depuis des mois), l’avenir de l’austérité est sérieusement mise en doute au Royaume-Uni, car la queue peut être sur le point de remuer le chien, comme on dit en Angleterre.

« Pour entrer dans un pacte avec Sturgeon, Miliband [le leader travailliste britannique] devrait accepter que, si l’Ecosse n’est pas un partenaire égal, elle poinçonne au moins au-dessus de son poids. Il aurait à laisser aller des vieilles hiérarchies en faveur d’une nouvelle politique dans laquelle il pourrait ne pas ressembler à un leader. Cela n’a jamais été le cas, bien sûr, mais ceci est une de ces choses qu’il n’est pas autorisé à admettre. Le coût de tout cela serait énorme, et pour quoi? La fin de l’austérité. Une fin à la redistribution de l’argent par le bas et le milieu vers le haut. La poursuite d’un nouveau type de démocratie sociale. » (Zoe Williams, The Guardian, le 5 avril)

Puisqu’une fin à l’austérité et « un nouveau type de démocratie sociale » sont un anathème pour les conservateurs anglais, ils ont ciblé le SNP et calomnié les Ecossais pour avoir placé leur confiance en lui, en décrivant le 45% de l’électorat écossais qui semble être sur le point de chambouler tous les projets des conservateurs comme une sorte d’armée de maraudeurs et d’ennemis étrangers résolus à envahir la terre verte et agréable de l’Angleterre pour s’approprier les biens de ses habitants et provoquer le chaos général, comme si ce qui est sur le point de se produire ressemblait au ’45 du 18ème siècle (la rébellion jacobite dirigée par les Ecossais en 1745), mais cette « armée de maraudeurs » est en fait rien d’autre qu’une population de citoyens qui sont respectueux de la loi et qui ont l’intention de voter pour le parti  politique de leur choix (qui est également respectueux de la loi) dans l’honorable attente à ce que ce choix sera respecté. C’est ce qu’on appelle la démocratie en Ecosse.

Le parti politique qui semble susceptible d’être celui que le peuple écossais choisira pour le représenter dans le parlement britannique sera cependant traité comme intouchable, selon la direction du parti conservateur et celle du parti travailliste, et même le chef des libéraux-démocrates a dit qu’il n’aura rien à voir avec lui, comme si les députés SNP à Westminster doivent être considérés comme illégitimes. En outre, le manifeste électoral des conservateurs contient une disposition EVEL (Votes anglais pour des lois anglaises), soit une proposition visant à réduire les droits de vote des députés qui représentent les circonscriptions écossaises à la Chambre des communes de manière à prendre le contrôle des budgets britanniques pour une majorité permanente de conservateurs anglais, au lieu de réformer la constitution du royaume sur le mode fédéral, qui résoudrait vraisemblablement la question écossaise définitivement, car une constitution fédérale est tout ce que l’Ecosse a jamais vraiment voulu des Anglais, qui ont toujours refusé cette proposition, bien qu’elle semble tout à fait raisonnable. Allez demander aux Bavarois si c’est raisonnable.

« Les avertissements que les conservateurs sont en train de ‘jouer avec le feu’ en essayant de discréditer l’idée d’un gouvernement travailliste appuyé par le SNP ont été émis lorsqu’ils publiaient une nouvelle affiche de campagne montrant l’ancien premier ministre de l’Ecosse, Alec Salmond, en train de s’emparer joyeusement du contenu de la poche d’un passant. Le message: ‘Ne laissez pas le SNP saisir votre argent.’

Un objectif principal de la campagne récente des conservateurs a été d’essayer d’avertir les électeurs en Angleterre qu’un gouvernement travailliste soutenu par le SNP anti-austérité serait une catastrophe financière pour le Royaume-Uni et signifierait que plus d’argent serait sur son chemin vers le nord de la frontière anglo-écossaise.

Mais le ton des commentaires conservateurs au sujet du SNP et les tentatives d’effrayer les gens en Angleterre à propos de l’influence potentielle qu’il pourrait être en mesure d’exercer à Westminster est de plus en plus vu par des Ecossais unionistes comme extrêmement irresponsable et un danger pour la survie à long terme de l’union britannique. » (Toby Helm, The Guardian, le 25 Avril)

Il est impossible d’exagérer la gravité de la situation qui se développe ici. Indépendamment de l’issue des prochaines élections législatives au Royaume-Uni, les relations entre l’Angleterre et l’Ecosse sont en train d’être endommagées irrémédiablement par le Parti conservateur. On peut le sentir dans la moelle de ses os. Rien de tel ne s’est passé depuis les administrations Thatcher (très impopulaires en Ecosse) ont tellement mal géré les relations avec les Ecossais que ceux-ci sont parvenu à demander et ont finalement reçu une mesure de dévolution législative par la restauration du Parlement écossais, que les Anglais n’apprécient pas. C’est ce ressentiment anglais que le Parti conservateur exploite maintenant dans l’espoir de persuader beaucoup de nationalistes anglais qui sont partisans de l’Ukip de voter pour des candidats conservateurs.

Au cours de la campagne du référendum sur l’indépendance de l’Ecosse les partis unionistes ont invité l’Ecosse à « diriger le Royaume-Uni plutôt que le quitter », mais, bien sûr, l’establishment britannique n’allait jamais accepter de laisser « la queue remuer le chien », surtout si cela signifierait la fin de l’austérité. Si les conservateurs réussissent à préserver l’austérité en remportant ces élections législatives en raison de diaboliser « les Ecossais maraudes », ils jouent avec le feu en valorisant effectivement l’austérité et leurs propres intérêts plus fortement que les liens qui soutiennent l’Union parlementaire entre l’Angleterre et l’Ecosse.

L’Etat britannique dans sa forme actuelle ne peut pas raisonnablement s’attendre à survivre longtemps (et ne mériterait pas de le faire sans doute) si les représentants du peuple écossais qui seront démocratiquement élus ne doivent pas être accepté comme pleinement légitimes et ne bénéficieront pas des mêmes droits et privilèges que les représentants qui seront démocratiquement élus par le peuple anglais à la législature du Royaume-Uni le 7 mai.

Pourquoi est-ce que cette affaire vous importe? Le refus d’une petite nation de se soumettre à l’imposition d’une politique d’austérité par son grand voisin est en cours de susciter une réaction qui met en danger la survie d’un Etat qui est la sixième économie du monde, qui est l’un des principaux membres de l’Union européenne, qui est un membre de l’OTAN qui possède une arme de dissuasion nucléaire (qui se situe sur le territoire de l’Ecosse) et qui est le plus proche allié des Etats-Unis d’Amérique, dont le gouvernement ne serait pas content de supporter une déstabilisation de l’équilibre des forces ou même contempler les dommages financières et économiques qui pourraient survenir à la suite de la perte d’environ un tiers de la masse terrestre du Royaume-Uni.

Si vous ne maniez pas avec précaution le chardon, qui est l’emblème de l’Ecosse, il peut vous faire du mal, comme la devise sur les armoiries de ce pays vous prévient: « Nemo me impune lacessit. » (Personne ne peut me nuire en toute impunité.)

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