Penser tout haut l’économie avec Keynes, de Paul Jorion, éd. Odile Jacob, 2015. Une note de lecture (II) : ou du privilège de recevoir une éducation de qualité, et de la nécessité de savoir dépasser son égoïsme de classe, par Roberto Boulant

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Billet invité.

John Maynard Keynes est né en 1883 à Cambridge, à l’apogée de l’Empire britannique et du Rule, Britannia!, sous le règne de Victoria, Reine de Grande-Bretagne et d’Irlande, et Impératrice des Indes. Un homme du 19ème siècle donc, issu d’une famille d’intellectuels de la bourgeoisie anglaise (un père Maitre de conférences, une mère écrivaine qui sera élue maire de Cambridge), et qui bénéficia d’une formation des plus élitistes. Passant du collège d’Eton au  King’s College de Cambridge. Si l’on ajoute pour faire bonne figure, que le jeune Keynes était outrageusement doué en mathématiques, discipline ou il trusta les premiers prix, certains seront sans doute tentés de le comparer à nos « élites » actuelles, à un improbable hybride entre énarchie et rigidité victorienne. Or il n’en est rien !

Keynes était un « Cambridge man », le produit d’un milieu intellectuel dont les racines remontent à l’esprit scolastique de l’université médiévale, celle de la poursuite du projet aristotélicien. Paul Jorion nous fait découvrir un homme pour qui les mathématiques ne sont qu’un simple outil, certes utile, mais trivial. Loin, très loin de la discipline qu’il juge première entre toutes : la philosophie. Et le lecteur de (re)découvrir la véritable signification du mot élite. Non celle de la vulgarité crasse et de la suffisance auxquelles les lamentables oligarques nous ont accoutumés, mais au contraire, celle d’une éthique de la vertu que des hommes libres s’essayent à transformer en actes, au service du bien commun et de la bonne vie.

Aux antipodes des pratiques de nos modernes nihilistes de l’Eurogroupe et autre Troïka !

Alors sans doute, est-il difficile de s’imaginer ce que ressentit cet homme pétri d’humanisme, en voyant la jeunesse européenne disparaître dans la boue des tranchées, en un absurde carnage industriel. Et lorsque la conscription sera décrétée en Grande-Bretagne en 1916, Keynes s’affirmera fort logiquement, objecteur de conscience. Mais, et c’est là toute l’ambigüité de l’homme, en tant que haut-fonctionnaire au ministère des Finances et rouage clé dans l’économie de guerre, un tribunal militaire le jugera comme étant indispensable au poste qu’il occupe. Alors même que Keynes écrit et dit à qui veut l’entendre « travailler pour un gouvernement qu’il exècre en vue d’objectifs criminels » ! Pour ses amis, pas dupes, ceux du groupe dit « de Bloomsbury », constitué d’intellectuels et d’artistes bohèmes, il rejoint ainsi le camp des gentlemen en haut de forme qui se tiennent prudemment éloignés des champs de bataille.

La fin de l’innocence qui le voit sauver sa peau, alors que tant de ses proches disparaissent dans le hachoir. Mais qui de nos jours, pourrait le lui reprocher ? Au contraire même. En notre époque de nouvelle barbarie, pouvons-nous nous féliciter que John Maynard Keynes ne fut pas immolé inutilement !

Lucide néanmoins, à la fin du conflit, Keynes ne pourra que constater la disparition de son monde : celui de l’ère victorienne et d’une certaine civilisation aristocratique.

Cette même lucidité qui le fera démissionner de son poste de haut fonctionnaire, pour mieux dénoncer l’atmosphère revancharde de la conférence de Paris, ainsi que le Traité de Versailles qui en sera l’aboutissement mortifère. En sortira un livre, « Les Conséquences économiques de la paix », où il affirmera l’impossibilité pour l’Allemagne de payer des dettes de guerre surévaluées par la France, ainsi que le ressentiment que cela ne manquera pas de susciter. Traduit en douze langues, l’ouvrage connu un immense succès et assit la réputation de son auteur.

Keynes venait de trouver là, le rôle qu’il jouera jusqu’à sa mort en 1946, celui de l’intellectuel montrant la vérité nue. Celle-là même que les hommes politiques de tous temps, tous bords et toutes nationalités, essayent sans cesse de travestir.

Ça n’est donc qu’au début des années 20, à 35 ans passés, que ce mathématicien et philosophe de formation, démissionnaire de son poste de haut fonctionnaire, devint pour des raisons bassement matérielles, économiste !

Mais à sa manière, celle d’un iconoclaste guidé par la scolastique médiévale. Comment s’étonner alors que son premier travail véritablement universitaire fut tellement… détonnant ? Et en effet, si dans son « Traité de probabilités » publié en 1921, il rend hommage à Alfred Nobel, c’est à sa manière bien particulière : en dynamitant la doxa qui veut que l’on puisse dans tous les cas, attribuer une valeur à une probabilité. Remettant par-là même en cause, l’usage immodéré que fait la théorie économique des mathématiques ! Victimes collatérales, Homo oeconomicus et autres esprits animaux, s’y verront couverts de honte et de ridicule. Une implacable démonstration, qui pour notre plus grand malheur comme le rappelle Paul Jorion, est toujours superbement ignorée 94 ans plus tard. Que ce soit la réglementation de Bâle-III, relative au risque financier des banques, ou celle de Solvabilité-II, relative au risque des compagnies d’assurances, toutes deux s’appuient sur des calculs du degré de risque couru, dont l’absurdité fut prouvée par Keynes en 1921 !

Comme il est dit et démontré à longueur de billets sur ce blog, c’est cela la véritable signification du mot férocité. Celle d’une religion qui en niant la réalité, rend la catastrophe inéluctable.

Et en parlant de catastrophe, ce n’est pas manquer de respect à la mémoire du grand homme, que de dire qu’il y eut un Winston Churchill décideur économique. Aussi mal à l’aise que l’on puisse l’être avec l’économie, Churchill et sa politique inspirera à Keynes un autre livre publié en 1925, « Les Conséquences économiques de M. Churchill ». Keynes s’y attaque au retour de l’étalon-or, cette relique barbare comme il la nomme, dans un ouvrage qui parle d’économie au travers de philosophie sociale et des indispensables consensus à préserver. Il y affirme, blasphème suprême !, que si des équilibres économiques peuvent apparaître dans diverses configurations sociopolitiques, le seul critère discriminant doit être celui des équilibres sociaux. Ce qu’il s’agit de maintenir aux yeux de Keynes, c’est sinon une maximisation du consensus, tout au moins une minimisation du dissensus. Ignorez ce simple fait tout de bon sens, et comme nos dirigeants actuels, vous courrez le risque de provoquer une dislocation du contrat social et de la volonté de vivre ensemble !

Mais après avoir commis des ouvrages blasphématoires, qui de nos jours lui vaudraient à coup sûr le bucher médiatique, Keynes récidivera. Bientôt même, il en appellera au meurtre de paisibles et innocents rentiers !

Sans toutefois omettre de tester entre-temps ses théories financières, à des fins d’enrichissement personnel… Noblesse oblige, sans doute.

 

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