Pour en finir avec la querelle à propos de l’euro, par Jean-Pierre Pagé

Billet invité

La querelle à propos de l’euro prend une tournure quasiment théologique au point de générer un schisme divisant en deux camps l’échiquier politique de notre pays. D’un côté, il y a ceux qui semblent faire de l’euro le symbole de l’avenir et de la réussite de l’Europe et, de l’autre, ceux qui, réunissant les extrêmes, en font la cause de tous nos maux. En réalité, c’est conférer un trop grand honneur à ce qui n’est qu’un simple instrument et l’euro ne mérite pas une célébrité de cet ordre.

La monnaie unique, puisque c’est de cela qu’il s’agit, ne devrait être, fort logiquement, que l’un des attributs normaux d’une union économique et politique bien conçue. Si elle prête autant à controverse, c’est que, dans le cas de l’Europe, cette union est mal conçue et reste inachevée. Dans le cadre de l’organisation actuelle de cette union, l’euro n’est pas viable, même limité à la zone qui porte son nom. La querelle qui s’est déchaînée avec la « crise de la Grèce » provient de là.

L’incomplétude de l’Union européenne est à l’origine de ce dysfonctionnement. La mise en place d’une monnaie unique dans une Union digne de ce nom est normale et symboliquement extrêmement importante comme l’un de ses ciments essentiels. Mais encore faudrait-il que le système de fonctionnement le permette. Or tel n’est pas le cas.

En effet, la zone euro ne constitue pas une véritable union au sens d’une fédération bien conçue, en l’absence d’une politique budgétaire commune. Dans une telle fédération, il y a un système de redistribution des ressources entre les parties prenantes. C’est le cas de la République fédérale d’Allemagne : les länder les plus riches comme la Bavière sont ponctionnés par le centre fédéral pour contribuer au financement des besoins des plus pauvres (par exemple, les länder de l’Est). C’est encore le cas de la Russie où les « sujets de la fédération » font l’objet d’une redistribution par le centre, celui-ci contribuant au financement des besoins des « sujets » les plus pauvres grâce à des prélèvements sur les ressources des plus riches.

Or, rien de tel n’existe dans la zone euro. Tout d’abord, celle-ci ne dispose pas d’un budget fédéral digne de ce nom, car les « Etats-membres » ont pris grand soin de s’en réserver la prérogative. La zone euro (et, plus largement, l’Union Européenne) n’est donc pas dotée, comme le sont les entités fédérales, de ressources financières lui permettant de mener une véritable politique de redistribution.

Le résultat en est que le système est bancal. Il fait coexister des entités qui ont des niveaux de richesse et de développement très différents sans que l’on puisse compenser, comme dans les unions dignes de ce nom, au moins partiellement, les conséquences de cette hétérogénéité par une redistribution. C’est un peu comme de vouloir concevoir un système hydraulique sans possibilité de connexion entre les différents bassins.

Faute de cela, les édiles européens en sont venus à imaginer un système de fonctionnement très pervers qui revient à obliger, de facto, l’ensemble des composantes de la zone considérée à s’aligner sur le modèle des pays les plus avancés et les plus riches (en l’occurrence, l’Allemagne et, plus largement, les pays du Nord de l’Europe). Le cas le plus caractéristique est celui de l’Allemagne. L’Allemagne est un pays très industrialisé qui a mis en place, dans le cadre des réformes Schröder, un modèle dual : à une industrie très efficace, s’oppose un secteur tertiaire rémunéré à des taux très faibles. L’Allemagne est déjà entrée, en en quelque sorte, dans l’ère « post industrielle » décrite par certains économistes comme Daniel Cohen. Elle a pu se permettre de rationaliser ses industries déjà fortes en vue de soutenir la concurrence à l’ère post-industrielle. Et ceci est d’autant plus facile qu’il s’agit d’un modèle de « vieux » qui convient à un pays dont la démographie est déclinante.

Mais, là où le bât blesse, c’est quand on prétend, sous l’égide de l’Allemagne, imposer ce modèle à des pays d’Europe du Sud qui en sont encore au stade de l’industrialisation, comme la Grèce, mais aussi le Portugal et l’Espagne. Certes, cela peut contribuer, dans le meilleur des cas, à fortifier les industries en développement en améliorant leur compétitivité, mais au prix d’un coût humain très élevé et, à bien des égards, insupportable, avec ses conséquences sur le chômage et l’expatriation des populations les plus jeunes.

Les pays de la zone euro ont cru parfaire le fonctionnement de la zone en inventant une « règle d’or » obligeant chaque pays-membre de la Zone à équilibrer ses recettes et ses dépenses. On ne dira jamais assez l’aberration que constitue l’application de cette règle à des Etats. Pouvons-nous imaginer que, dans la République fédérale d’Allemagne, on puisse obliger les entités fédérées à maintenir un strict équilibre entre leurs ressources et leurs dépenses simultanément avec les seuls moyens dont elles disposent ? Même avec des correctifs tenant compte des différences entre PIB réel et PIB potentiel, c’est impossible. Toute union économique entre des Etats dont les ressources et les niveaux de vie sont très différents – ce qui constitue le cas de la zone euro – implique une redistribution.

C’est pourtant cette règle qui a fondé l’un des principaux critères de Maastricht et constitue en quelque sorte la pierre angulaire – qui est, en même temps, la pierre d’achoppement – du système selon lequel fonctionne la zone euro. Or cette règle est un non-sens du point de vue d’une macroéconomie bien comprise. Si l’objectif de l’équilibre des dépenses et des ressources peut avoir un sens au niveau d’unités microéconomiques, dans le cas de la comptabilité de commerçants, voire de petites municipalités, par exemple, elle n’en a aucun dans le cas d’une union d’Etats. Déjà, dans les dépenses, il convient de distinguer les dépenses de fonctionnement courantes des dépenses d’investissement susceptibles d’apporter des ressources supplémentaires dans le futur. De telles dépenses justifient un endettement supplémentaire. Mais, dans une union bien équilibrée, il est normal que les entités les plus riches pourvoient aux ressources des entités les plus pauvres de façon à éviter des écarts trop importants dans les niveaux de vie. Que l’on incite les entités trop portées à la dépense à être plus rationnelles constitue un bon principe de politique économique, mais que l’on en fasse un système rigide obligeant toutes ces entités à atteindre en même temps l’équilibre entre les ressources et les dépenses n’a aucun sens.

Le résultat en est d’empêcher le développement des régions les plus pauvres en les maintenant dans leur situation et d’obliger leurs populations à s’expatrier vers les zones les plus riches, ce qui est contraire aux exigences d’un développement harmonieux permettant à chacun dans sa zone de peuplement de vivre avec le même niveau de vie que les habitants des autres zones plus riches. On en voit la conséquence avec l’appauvrissement relatif de la Grèce, du Portugal et le maintien, ou la création, d’un fort chômage touchant particulièrement les plus jeunes et les conséquences politiques qui en résultent.

Comme l’a fait remarquer Joseph Stiglitz sur France Culture le 1er septembre au matin, la question à poser n’est pas de savoir s’il convient de supprimer l’euro, mais si l’Europe est décidée à passer à une nouvelle étape, c’est-à-dire à une union réelle mettant en place les conditions du fonctionnement d’une monnaie unique. Or, actuellement, plusieurs pays (notamment, l’Allemagne) s’y opposent. Mais le non-franchissement de cette étape compromet l’existence même de l’Union. Plus précisément, Il est illusoire de penser que l’on pourra sauver la zone euro si l’on ne franchit pas les deux étapes suivantes :

  • en sus de l’union bancaire, le passage à l’émission d’obligations européennes (les fameuses « euroobligations ») permettant une mutualisation des financements des Etats ;
  • ceci constituant la première phase de la mise en place d’un véritable budget européen avec les institutions permettant de le gérer démocratiquement (par exemple, le « ministre des finances européen » dont on parle, notamment à la BCE).

Il faut bien, voir que, si l’on ne fait pas cela, la zone euro, sous sa forme actuelle, est condamnée à plus ou moins brève échéance. Tant qu’on ne l’aura pas compris, il n’y a aucun espoir de trouver une issue à la crise née des dysfonctionnements actuels de la zone euro. Si les gouvernants des pays de la zone euro persistent dans l’erreur qui les font aller « droit dans le mur », on arrivera à la situation que l’on veut éviter et que l’on redoute tellement : la formation d’une coalition contre l’euro unissant d’abord les franges extrêmes de la droite et de la gauche, s’étendant progressivement à l’intervalle entre celles-ci.

Il faut, au plus vite, abandonner l’absurde système de la « règle d’or » sur lequel repose actuellement l’équilibre de la Zone euro et qui oblige tous les pays de cette zone à rechercher en même temps l’équilibre de leurs comptes publics. Il convient de cesser de vouloir faire fonctionner un système qui ne le peut pas car il est construit sur de mauvaises bases et complètement dévoyé par rapport à l’esprit de ses fondateurs. Le seul résultat de cette façon d’agir sera de susciter et nourrir des mouvements d’opposition que l’on qualifie de « populistes », mais qui ne sont que des réactions aux désastres qu’elle provoque : chômage, expatriation, croissance des inégalités entre les pays les plus riches et les plus pauvres. Il faut, sans attendre commencer à reconstruire la véritable Europe, solidaire et fonctionnelle, dont les européens ont besoin dans le tohu-bohu mondial. Aujourd’hui, la situation est claire. Ou bien les gouvernants des Etats-membres de la Zone euro acceptent d’en changer le mode de fonctionnement ou bien celle-ci est vouée, après un certain nombre de convulsions, à se disloquer. Il ne sert à rien de tergiverser et de chercher des accommodements avec un système qui ne peut pas fonctionner. L’enjeu est énorme. Le risque est de voir le grand projet de l’Europe échouer avec tous les enjeux et les espérances qu’il porte.

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