« L’amalgame est hétérogène et solide ». Nouvelles extrêmes droites amalgamées, par Sophie Wahnich

Billet invité.

Symptômes

  1. Un ministre de la République française, femme, noire, d’origine guyanaise ayant porté, dans un gouvernement socialiste, le projet de mariage pour tous permettant à un couple de même sexe de pouvoir se marier, a reçu des insultes racistes répétées : le 20 octobre 2013, le prêtre de Saint-Nicolas-du-Chardonnet a entonné dans une manifestation Civitas « y’a bon Banania, y’a pas bon Taubira ». Le 25 octobre à Angers, supposée douce ville, une enfant de 12 ans interpelle la ministre, elle brandit une peau de banane et crie « la guenon mange ta banane ». Dans la même séquence temporelle, une ardennaise frontiste, compare publiquement Taubira à un singe.

  1. L’humoriste français, Dieudonné, ce qu’on appelle en Italie un bouffon, invente en 2000 un geste intitulé « quenelle » qui se veut une variante du bras d’honneur anti-système mais qui emprunte le bras tendu au salut nazi. En 2009, Dieudonné se présente aux élections européennes sous l’étiquette du parti antisioniste en Ile-de-France. Sur ses affiches de campagne, il exécute ce geste aux côtés d’Alain Soral. Depuis il encourage tout un chacun à le faire dans toutes sortes de situations. 340 000 fans le suivent sur son site. Chaque année Dieudonné félicite le meilleur de ces adorateurs de la quenelle par une « quenelle d’or », Robert Faurisson, négationniste qui réfute l’existence des chambres à gaz dans les camps allemands s’est vu remettre la « quenelle d’or 2010 ». Janvier 2014, le ministre de l’intérieur fait interdire le dernier spectacle de l’humoriste jugé antisémite. Mais le tribunal de Nantes annule l’arrêté préfectoral en jugeant qu’il n’était « pas établi » que le spectacle ait été construit autour de la thématique des « propos provocants et choquants » à l’égard de « faits historiques comme à l’encontre de personnes de la communauté juive ». Le ministre fait appel au conseil d’Etat qui lui donne raison en cassant la décision du tribunal de Nantes. Mais l’affaire conduit à démultiplier les visites sur le site de Dieudonné. La victoire républicaine est une défaite médiatique.
  1. Le 24 janvier 2014, des messages SMS circulent auprès de certains parents les incitant à retirer leurs enfants de l’école pour protester contre l’enseignement de la « théorie du genre ». Un enseignement qui n’existe pas, comme l’a rappelé le ministre. A Meaux comme à Strasbourg particulièrement, mais in fine dans toute la France, l’absentéisme des élèves musulmans est alarmant. Farida Belghoul qui a débuté à l’extrême gauche dans la marche pour l’égalité est à l’origine de ce mouvement. Elle est qualifiée de « formidablement courageuse», par Béatrice Bourges, figure du très réactionnaire Printemps Français et signataire du « Manifeste des intellectuels du peuple destiné au parents d’élèves ».
  1. Le mot σύμπτωμα, en grec, signifie « coïncidence » ; il est constitué du préfixe σύν, « avec » et de πίπτω, « arriver », « survenir ». Le symptôme est donc, à l’origine, « ce qui survient ensemble », ce qui « concourt » ou « co-incide », au sens littéral du terme.

Il n’est pas certain que les sociétés aient des maladies, mais elles ont des histoires qui comme les maladies font symptômes.

Pour une histoire donnée, les symptômes sont multiples, et parfois, il peut ne pas y avoir de symptôme : l’histoire asymptomatique, rien de visible ne fait saillance. Inversement, un même symptôme peut très souvent être attribué à différentes histoires : on ne peut donc pas conclure automatiquement qu’un symptôme, (par exemple le racisme, l’homophobie, l’antisémitisme, l’orthodoxie haineuse) soit dû à une maladie donnée (par exemple, le fascisme) ; ce serait commettre un sophisme. Le sophisme de l’affirmation du conséquent. Il faut rassembler un faisceau de faits et chercher leur point de cheminement et de convergence.

  1. Jacques Derrida dans l’article « Penser ce qui vient » affirmait que « ce qui nous arrive » est aussi ce qui « arrive par nous ». L’aveu d’impuissance, ou d’irresponsabilité, le choix du silence, relèvent d’une stratégie bien faible lorsque l’air du temps fait suffoquer. Nous sommes collectivement, c’est-à-dire historiquement responsables de cette situation. J’ai la faiblesse de croire que nous demeurons des acteurs historiques et qu’il est possible de démêler notre histoire dans ses fils visibles et invisibles et que c’est même aujourd’hui la tâche qui nous incombe pour entendre que la puissance actuelle du Front national n’est pas un importun pathétique, mais bien la résultante d’une histoire. Pour entendre également que cette puissance est la face visible car électorale d’une guerre de position où les batailles ont pris cette année des noms emblématiques, « manif pour tous », « quenelle », faisant suite aux « apéros saucisson-pinard » et autres manifestations identitaires dures, le tout dans un climat de crise. Mais la crise économique n’exonère pas de l’histoire politique, elle est comme la guerre, un accélérateur, un révélateur de l’histoire qui se déploie sur le temps long.

Guerre de position 1

  1. La distinction entre guerre de mouvement et guerre de position est reprise à Clausewitz par Gramsci. Si la Révolution russe pouvait être de mouvement en s’emparant de l’appareil d’Etat, la révolution dans des pays comme l’Italie sera guerre de position, en s’emparant contre la bourgeoisie des esprits aliénés à ses intérêts. Si le premier modèle de rupture est celui de l’insurrection, le second est celui d’une sorte de révolution des nénuphars où une plante finit par envahir l’ensemble du domaine et en change l’écologie. L’affrontement avec l’Etat n’est qu’une partie de la stratégie plutôt désormais moléculaire de la bataille politique. Avant de s’emparer de l’appareil d’Etat, il faut coloniser culturellement les entreprises, la presse, les organisations religieuses, l’école, les arts etc. Gramsci redonnait ainsi toute leur place aux superstructures, à l’idéologie et à la praxis qui permettaient de déplacer la donne et l’emprise de la bourgeoisie sur les humbles, de les désaliéner presque malgré eux, en faisant valoir finalement une emprise contre une autre. Gramsci parle alors aussi de « révolution passive », et souligne l’ambivalence de ce type de processus politique.
  1. Ce n’est pas tombé dans l’oreille de sourds. L’extrême droite et la droite font leur miel des cahiers de prison. Ils enrôlent des intellectuels pour déployer leurs positions dans une récurrence indéniable et qui repose chaque fois sur un brouillage volontaire des repères idéologiques et politiques.
  1. 1969. Lendemain de mai 1968. Les intellectuels de la nouvelle droite créent le GRECE. « Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne ». Ils affirment vouloir affronter le mélange de culture judéo-chrétienne et d’idéologie marxiste du monde intellectuel et universitaire français. Ils ne cachent pas qu’ils sont les bons élèves de Gramsci quand celui-ci affirme que la violence n’est pas nécessaire pour mener et gagner une révolution, le vrai enjeu étant de transformer les consciences dans une dialectique du consentement et de la coercition. Le GRECE affirme régulièrement vouloir « combattre plus par les idées et l’astuce que par la force ». L’hégémonie est, chez Gramsci, produite par les travailleurs intellectuels qui ont la tâche spécifique de détruire les valeurs de la société que l’on veut radicalement transformer. Le GRECE œuvre pour disputer le terrain au marxisme et pour une renaissance culturelle de l’Occident. Il y aura une version païenne et une version chrétienne de l’Occident. Du côté païen, une culture du sang pur aryen. Du côté chrétien un autre imaginaire du sang, sangs mêlés pour permettre d’étendre l’empire de la mystique du Christ, sangs mêlés sur un certain mode qui rend insupportable d’une part l’idée de mariages qui ne seraient pas exogamiques, mais d’autres part qui finit par mettre le soupçon sur ces mariages exogamiques comme « mariages blancs » ou « mariages gris ». Quant à des mariages de personnes du même sexe ce n’est même pas envisageable, car ils ne sont pas voués à la reproduction.
  1. 2007. Alliance de Nicolas Sarkozy candidat à l’élection présidentielle avec des hommes comme Patrick Buisson issus de cette nouvelle droite. Dans Le Figaro le candidat déclare « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées ». Ceux qui parlèrent de « lepénisation des esprits » sont confrontés à une guerre de positions de grande envergure. Patrick Buisson, réécrit l’histoire en faisant un usage immodéré de l’imbroglio, de la confusion des références. Affaiblir la capacité à voir clair est l’objectif d’une première tranchée dans des discours de campagne puis dans la chaine histoire. Lire comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, CVUH.

Imbroglio 1

  1. Georges Balandier appréhende l’embrouille non seulement comme l’exercice de la ruse en politique, mais également comme une modalité d’intervention dans l’ordre du symbolique. L’embrouille est le principal mode d’action du bouffon qui engendre le désordre pour mieux renouveler l’ordre. L’imbroglio est une stratégie efficace recherchée pour elle-même dans la mesure où elle fait disparaître les faits sur lesquels s’établissent les débats.
  1. Pour obtenir dès 1953 l’amnistie des collaborateurs au nazisme et au Vichysme, la droite maurassienne met en doute la valeur de la résistance et lui fait honte en s’appuyant sur ses valeurs démocratiques. L’épuration est comparée aux massacres de septembre 1792, le maratisme évoqué pour faire réapparaitre le spectre du « juif marat » vengeur et non justicier. Cela permet de révoquer en doute la valeur de la justice des vainqueurs y compris à Nuremberg , de récuser la référence à la Révolution française, de maintenir une association ancienne entre l’imaginaire antirévolutionnaire et antisémite à travers cette figure de Marat. Les promesses émancipatrices du projet universaliste résistant sont enterrées au nom de la clémence démocratique et même des droits de l’homme. Lire Nicole Loraux et Stéphane Gacon sur cette question de l’amnistie.
  1. Mars 1962, les accords d’Evian mettent fin à la guerre d’Algérie et stipulent le droit pour toutes les personnes d’Algérie de garder la nationalité française. Juillet 1962 une ordonnance déclare que « les personnes de statut civil de droit local originaires d’Algérie ainsi que leurs enfants peuvent, en France, se faire reconnaître la nationalité française », s’ils fournissent « une déclaration acceptée par le juge responsable dans leur aire d’habitation dans la République française ». On retire ainsi de fait la nationalité française aux Français musulmans d’Algérie. On la leur redonnera parcimonieusement et d’une manière arbitraire. Il suffisait que la personne soit déclarée indigne, au sens de l’indignité nationale dont les collaborateurs étaient désormais exemptés, pour qu’elle soit déchue de cette nationalité. On consacrait ainsi un imaginaire qui hiérarchise la valeur des Français de métropole et d’Algérie, mais surtout des musulmans et des autres. Entre 1958 et 1962, 9,5% des élus sont des « Français musulmans d’Algérie », dans des mandats qui sont représentatifs, or le 3 juillet 1962, une ordonnance présidentielle (n° 62-737) met fin aux mandats électoraux des 55 élus d’Algérie dont son Vice-président, Bachaga Saïd Boualem. Michel Debré dans un entretien à Paris-Match, défend alors le suffrage universel dans ces termes : « Le suffrage universel ne pouvait pas se concevoir en 1958. Le corps électoral était le corps électoral de l’Union française, avec tous les Africains et les musulmans d’Algérie ». L’élection au suffrage universel apparaissait impossible, elle le devient. Avec l’exclusion brutale des harkis, des députés d’Algérie ou encore avec la marginalisation de Monnerville, président du sénat noir et d’origine guyanaise qui tente vaillamment de lutter contre l’emprise programmée du pouvoir exécutif contre le pouvoir législatif, la Ve République se déclarait blanche, chrétienne, et éternelle plus que républicaine. Après avoir fait croire que la Ve république serait un creuset français multiculturel, la France confrontée à son déni d’égalité et d’humanité choisissait contre ses intellectuels de gauche, Sartre, Fanon mais aussi un Lévi-Strauss, l’inégalité contre-révolutionnaire. On assiste en fait à une racialisation, ou un blanchiment du nom français. Blanchiment car le nom français n’a pas toujours eu en République cette couleur ou plus exactement cette connotation raciale. Lire Todd Sheppard.

La fabrique d’une histoire méconnue 1, déracialiser le nom français.

  1. A la veille de la Révolution française et suite à l’effort de Boulainvilliers pour réaffirmer la qualité de la noblesse sous le nom de race des vainqueurs et des seigneurs, l’abbé Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers Etat, avait affirmé qu’il fallait déracialiser les rapports sociaux : « Le Tiers Etat ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l’année qui a précédé la conquête ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? La nation alors épurée pourra se consoler, je pense, d’être réduite ainsi à ne plus se croire composée des descendant des Gaulois et des Romains. » Ce renvoi s’était matérialisé au moment de la réunion des Etats généraux où l’énoncé du même Sieyès dans le même texte avait été mis à l’épreuve des faits : « si l’on ôtait l’ordre privilégié la nation ne serait pas quelque chose de moins mais quelque chose de plus ». Les nobles comme tels sont exclus de la nation souveraine. Ils sont exclus parce que toujours prêts à se révolter, ce que confirme l’émigration et la trahison de certains généraux. C’est en abandonnant sa noblesse qu’on pouvait malgré tout devenir citoyen.
  1. Cette déracialisation, ou cette manière de congédier la guerre des races au profit d’une simple guerre avec ses vainqueurs et ses vaincus, n’apparaît pas dans ce seul texte. La question n’est plus l’origine raciale mais l’origine politique de la fondation contractuelle. En ne participant pas à cette fondation les nobles ont redoublé leur qualité d’étranger. Mais plus fondamentalement quand Saint-Just interroge « qu’est-ce qu’un roi près d’un Français ? » Il n’oppose pas seulement un aristocrate face au peuple, mais le pouvoir issu du sang et le pouvoir issu de la conquête politique de sa souveraineté. Une grandeur racialisée et une grandeur politique et historique. Déracialiser la grandeur c’est la réinscrire dans le temps de l’histoire comme façonnement du monde, là où le sang figeait une tradition hors du temps. La lutte des races est ainsi invalidée et traitée comme une fiction politique chez Sieyès comme chez Saint-Just. La fiction n’est pas du côté des rapports de forces, il y a bien des vainqueurs et des vaincus, il y a bien lutte. Elle est du côté des races, qui venaient briser l’idée d’une humanité non seulement une, mais faite d’individus libres et égaux en droit et qui ne peuvent obtenir leur statut social et politique par la naissance, c’est-à-dire par le sang, le corps. Il s’agissait ainsi de déracialiser les noms du pouvoir, et de déracialiser les noms de peuples. Les révolutionnaires bataillent d’abord pour inclure les juifs, les libres de couleurs dans la société puis pour abolir l’esclavage et inclure ainsi dans la nation, l’universalité du genre humain qui prend part à la vie politique commune. Les citoyens français révolutionnés ne sont pas les seuls blancs riches en 1794, même si c’est ce qu’auraient souhaité le lobby colonial contre-révolutionnaire dès 1789. Lire mon ouvrage « L’impossible citoyen, l’étranger dans le discours de la Révolution française ».

Guerre de position 2

  1. Saint-Just dans le contexte 1794, interroge : « Je voudrais savoir quels étaient du temps de Pompée, les pères dont descendent les rois nos contemporains ? Quels étaient pour leur descendants, leurs prétention au gouvernement de la Grande Bretagne, de la Hollande, de l’Espagne et de l’Empire ? Et comme la pensée rapide et la raison trouvent peu d’espace entre les âges, tous ces tyrans sont encore des petits fils de laboureurs, de matelots ou de soldats, qui valaient mieux qu’eux. »

Pasolini a-t-il connu Saint-Just ? Ils ont en commun d’aimer ce peuple si souvent abandonné des gouvernants. Pasolini lit Gramsci en 1948. En le lisant il se pense cinéaste intellectuel capable de parler à la paysannerie, à ces petits fils de laboureurs mis a mal par le libéralisme marchand. Saint-Just avait connu les paysans dans l’Aisne, Pasolini dans le Frioul lors d’un soulèvement d’ouvriers agricoles contre les grands propriétaires au lendemain de la guerre. Saint-Just a cru dans des institutions civiles capables de produire cette hégémonie culturelle révolutionnaire et Pasolini a cru dans un « rouge chiffon d’espérance ». Gayatri Chakravorty Spivak n’a connu ni Pasolini ni Saint-Just mais a lu aussi Gramsci. Lorsqu’elle cherche à donner une voix aux femmes subalternes indiennes et interroge « Can the Subaltern Speak ? » elle s’en réclame. Le travail politique d’un intellectuel réside dans la nécessité de se mettre au service des dominés en se mettant au service d’un maitre : la situation culturelle et sociale. Elle refuse de croire à la facilité qui consiste à simplement redonner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Il faut comme intellectuelle traduire la situation sur un mode critique, pas seulement étudier les subalternes.

Aujourd’hui en France ce petit peuple est étudié, un peu, mais peu d’intellectuels estiment qu’ils ont à traduire sa situation historique. De fait, il semble flatté par de mauvais maîtres, pris en otage par un goût pour la dérision : dérision des institutions, dérision de l’espérance, dérision des responsabilités. Le vote Front national concerne ces classes sociales abandonnées et livrées à un cynisme rigolard, amateur de quenelles, de blagues nauséabondes qui fleurtent avec l’homophobie, le sexisme et toutes les sortes de racismes. Les modestes, les précarisées, les découragés, ceux qui aspirent à s’élever socialement n’ont plus de chiffon rouge, ni de porte parole critique. Le cynisme règne.

  1. « Il faut se garder de penser que le public est l’innocente victime de manipulateurs populistes » affirme Lynda Dematteo, spécialiste de la ligue du Nord. « Le public italien se délecte des manœuvres de ses dirigeants. Giulio Andreotti, surnommé « le diable » par ses compatriotes, est l’objet d’une certaine admiration. Silvio Berlusconi lorsqu’il affichait un cynisme et exaltait ce que l’on appelle de l’autre côté des Alpes « la culture de la fourberie » séduisait une large part de la population. La ligue du Nord a fait un usage constant du bluff, du débordement, du brouillage stylistique, du détournement, mais elle le faisait d’une manière décalée donc sans risque pour la conscience de ses partisans qui affichent toujours une certaine distance rigolarde à l’égard de ses discours les plus violents. » Et de conclure « l’honnêteté et la vertu civile sont aujourd’hui tournées en dérision car elles apparaissent comme l’apanage des perdants. La « raison du plus malin » est au contraire socialement valorisée. » L’Italie laboratoire de l’Europe ?
  2. Désormais la guerre de position est numérique. Elle use de tous ces registres, bluff, brouillage, détournement sur le net. La quenelle qui se diffuse sous une forme virale dans l’ambiguïté déleste ceux qui la font de toute culpabilité, car être anti système c’est plutôt valorisant et tant pis si on fleurte avec le pire. Anelka savait-il ? Les modes d’action des activistes d’extrême droite identitaires fonctionnent aussi sur ce registre viral. Investir un fastfood halal avec des masques de cochon n’a de sens que si l’on sait que la vidéo sera vue des milliers de fois. La même génération identitaire occupe le toit de la mosquée de Poitiers pour fêter la date de 732. Elle dit lutter contre l’islamisation de la France au nom des Gaulois et incite de fait à la haine raciale. Mais quand ses porte parole sont mis en examen, les mêmes se réclament des droits de l’homme et de sa patrie à la manière des maurassiens en 1953. Les vidéos de l’événement et de son interprétation circulent désormais librement sur le net. Organiser un apéro saucisson pinard n’a de sens que dans son relais pour fabriquer la confusion sur le net en faisant passer de l’identitaire pour de la laïcité. La laïcité est de fait désormais perçue par le plus grand nombre y compris à gauche comme excluante. Elle semble indisponible car parfaitement subvertie. Enfin ce sont des énoncés qui organisent la confusion tel « égalité et réconciliation » qui permettent à des Soral de prospérer sur la toile et de faire valoir une nébuleuse ou encore un « amalgame » de tout ce qui obscurcit notre époque.
  3. La réconciliation dans ce cas, c’est la possibilité d’amalgamer ce qui d’ordinaire s’oppose. Ainsi associer la défense de l’occident chrétien et un islam orthodoxe au nom de la défense de la famille naturelle contre la théorie du genre et contre le mariage pour tous. La réconciliation c’est aussi celle des chrétiens et des païens, païens d’hier du GRECE dont des figures actuelles et issues du GUD font baptiser leur enfant par des intégristes et leur donnent pour parrain Jean Marie Le Pen. Alliance des antisionistes, des lepénistes, de Dieudonné qui lui aussi a fait baptiser un enfant dont le parrain est le même Jean Marie. Alliance des intégristes catholiques et des intégristes musulmans, alliance de l’UMP avec les uns ou les autres, recrutement d’un membre de la bande à Fofana dans une mairie UMP du 93.

Les discours segmentés pour des publics spécifiques car leur histoire est spécifique convergent ainsi vers des intérêts politiques momentanément communs. Convergent ainsi des identitaires islamophobes, et l’association « la banlieue s’exprime ». Ce groupe antisioniste dur parrainé par Dieudonné veut venger la trahison coloniale et postcoloniale française en reprenant la parole, mais il loue aussi le travail contre révolutionnaire de Ronald Sécher. Ce dernier a inventé la notion de génocide franco-français pour parler des guerres civiles de Vendée accusant ainsi la politique révolutionnaire d’être raciale. Il y a certes parfois des tiraillements mais la convergence demeure. Quant au financement de tout ça ? L’alliance est faite avec des hommes d’affaire voire des gouvernements du monde arabe et perse, la Syrie de Bachar el Assad, le Liban, l’Iran de Mahmoud Ahmadinejad qui parfois par antisionisme, parfois par antisémitisme voire par nazisme, financent de multiples manières cette « réconciliation » sur le mode Soral et Dieudonné. Des films, des entreprises, des campagnes électorales : des millions d’euros.

Ainsi dans cette constellation, l’antisémitisme occupe une place centrale. L’ancien ami noir d’un juif, travaille avec intensité au négationnisme, à l’antisémitisme sous couvert d’antisionisme. Une autre histoire était cependant possible entres les noirs et les juifs en France.

La fabrique d’une histoire méconnue 2 : cause juive cause noire en France

  1. La cause juive face à la violence nazie est nouée à la cause noire en France par Gaston Monnerville, député de la Guyanne, le 21 juin 1933. Il prononce en effet au Trocadéro, un discours[1] qui s’alarme du sort désormais réservé aux Juifs allemands avec l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il tient d’abord des propos universalistes « Chacun de nous se sent atteint au meilleur de son intelligence et de sa sensibilité, lorsqu’il assiste au spectacle d’un gouvernement qui renie ce qui fait la beauté d’une nation civilisée ; je veux dire : le souci d’être juste, la volonté d’être bon envers tous les membres de la famille humaine, quelle qu’en soit la religion, la couleur, la race. » Mais ensuite il affirme une compassion spécifique en tant que « fils de la race noire ». « Nous sommes avec vous dans vos souffrances et dans vos tristesses. Elles provoquent des résonances que ne peuvent pas saisir ceux à qui n’a jamais été ravie la liberté. S’il est vrai que l’hérédité est la mémoire des races, croyez que nous n’avons pas perdu le souvenir des souffrances de la nôtre. Et c’est ce qui, en dehors même du plan supérieur de la solidarité des hommes, nous rapproche davantage de vous et nous détermine à nous associer à votre protestation. Nous sommes à vos côtés et vous nous trouverez toujours à vos côtés, chaque fois qu’il s’agira de lutter contre (…) l’obscurantisme hitlérien. » Il évoque la traite des noirs d’abord, puis l’exterminations des Herreros dans les colonies allemandes et conclut : « Toujours quelques crimes précèdent les grands crimes ». Il s’inquiète ensuite de la volonté de Hitler de retrouver ses anciennes colonies. Il ne fustige pas cependant le colonialisme français. Il pense alors que la France est une nation civilisée qui dispose de la « conscience de [son] (…) devoir humain. » Il évoque Grégoire, car il rattache alors à l’idéal de la Révolution française, la valeur de la France. « Menons cette lutte avec sérénité, certes, mais une sérénité qui ne doit exclure ni l’ardeur, ni la fermeté. Il y faudra sans doute quelque courage. Pour aboutir, qu’il nous suffise de nous inspirer du principe qui a été le guide essentiel de (…) l’abbé Grégoire, (…) : IL N’Y A PAS DE VERTU SANS COURAGE. »[2]
  1. Lorsque Léopold Sédar Senghor, prend la parole en 1945 pour évoquer la question du colonialisme français, il n’a pas la cécité de Gaston Monnerville dans les années 1930. Lui compare ce colonialisme à un mauvais paternalisme, négateur de l’égalité. Il refuse désormais de maintenir l’Empire français si l’égalité n’est pas davantage réalisée. Il évoque alors la France de Vichy collaborant avec les Allemands nazis pour parler des noirs qui accepteraient le maintien d’un tel colonialisme aux cotés des Français. « On nous demande notre coopération pour refaire une France qui soit à la mesure de l’Homme et de l’Universel. Nous acceptons, mais il ne faut pas que la métropole se leurre ou essaye de ruser. Le « Bon nègre » est mort ; les paternalistes doivent en faire leur deuil. (…) Nous voulons une coopération dans la dignité et dans l’honneur, sans quoi ce ne serait que « Kollaboration », à la vichyssoise. »[3] Ainsi, le colonialisme négateur de l’égalité et de l’universel concret, est implicitement comparé aux actes des nazis avec lesquels des Français ont collaboré.
  1. Un pas de plus est franchi, lorsqu’Aimé Césaire reprend lui aussi en 1945, ce nouage. Il reprend l’idée importante selon laquelle quelques crimes précèdent les grands crimes. Mais cette fois, c’est pour dire à quel point l’occident s’est en fait peu soucié de ce qui était arrivé aux noirs, du fait qu’ils n’étaient justement pas Européens.

« Alors un beau jour la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets. On s’étonne, on s’indigne. On dit comme c’est curieux ! Mais bah, c’est le nazisme ça passera ! Et on attend et on espère, et on se tait à soi même la vérité que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime on en a été le complice ; que ce nazisme là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absout, on a fermé l’œil là dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque là il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens, que ce nazisme là on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. »[4] La violence subie par les noirs a été pour Césaire la face cachée de la violence subie par les juifs, une même cruauté occidentale et chrétienne. Ce qui explicite que l’esclavagisme puisse être conçu dans le regard occidental comme un plagiat par anticipation.

Aimé Césaire souhaite démontrer que la lutte contre le nazisme doit se poursuivre dans le combat contre l’extrême racisme qui continue à être perpétré et envers des juifs et envers des noirs. « Quand je tourne le bouton de ma radio, que j’entends qu’en Amérique des nègres sont lynchés, je dis qu’on nous a menti : Hitler n’est pas mort ; quand je tourne le bouton de ma radio, que j’apprends que des Juifs sont insultés, méprisés, pogromisés, je dis qu’on nous a menti : Hitler n’est pas mort ; que je tourne enfin le bouton de ma radio et que j’apprenne qu’en Afrique le travail forcé est institué, légalisé, je dis que véritablement, on nous a menti : Hitler n’est pas mort. » [5]

Ces textes témoignent d’une double volonté, d’une part associer au travers du nom honni de Hitler la cause noire et la cause juive mais aussi les distinguer car quand même les juifs sont Européens.

21.Ces textes sont cités par Franz Fanon en 1953, dans son maître ouvrage, Peau noire, masques blancs. Mais il s’en démarque autant qu’il s’en inspire car il souhaite réaffirmer à son tour le lien historique entre cause noire et cause juive. « De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. »[6]

Mais loin de la négritude et de l’affirmation raciale, Frantz Fanon déclare son désir de se déprendre de toute identité au profit d’une subjectivité libre, non pas déshistoricisée mais tout en connaissant l’histoire, en ne se laissant pas enfermer par l’histoire. « Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanise mes pères. […]
 Je suis mon propre fondement. »

Dans ce processus Frantz Fanon est conduit à affirmer « Le nègre n’existe pas, pas plus que le blanc » et ainsi à remettre en question l’histoire longue du préjugé de couleur, mais aussi l’histoire longue des culpabilités transmises. « Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la Culpabilité dans les âmes? La douleur morale devant la densité du Passé ? » « Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. »

Interpréter les symptômes

  1. La violence qui s’est déchainée à l’égard de Taubira ne relève pas d’un résidu de racisme qu’on croyait éteint. Elle incarne ce que la Ve République a refoulé dès sa naissance en choisissant de marginaliser Monnerville, noir guyanais comme elle, de refouler l’empire au nom d’une France européenne entendez appartenant à l’Occident chrétien. Pas de Colombey les deux minarets à Colombey les deux églises. Elle porte ce que cet occident chrétien déteste, un mariage dont l’objectif n’est pas de diffuser la mystique du Christ mais de jouir ici bas de la vie. Elle incarne l’égalité et l’universalité du droit républicain et a affirmé approfondir le travail amorcé par la Révolution française. Il ne serait finalement pas étonnant de la voir bientôt accusée d’être du côté de la cause juive comme le juif Marat, après qu’ait été soupçonnée sa loyauté à l’égard des symboles d’identité française.
  1. L’antisémitisme qui se déploie par des signes de connivence antisystème, puise lui aussi dans une histoire longue, celle du renoncement dans les années 1950 à l’antinazisme et l’antivichysme, puis du renoncement à l’effectivité universelle de la subjectivité de chacun au nom de l’histoire des groupes particuliers. La cause post-coloniale souhaite à nouveau racialiser l’affrontement politique, dire comme le parti des indigènes de la République, il y a les blancs dont les juifs font partie et il y a les non blancs : noirs, arabes musulmans. Il y a là bien sur négation de l’idéal révolutionnaire de déracialisation du politique et à cet égard, il est vrai que les acteurs de ce mouvement sont eux aussi antisystème et ambigus en se réclamant du ni droite ni gauche et d’un essentialisme supposé stratégique. Pourtant, Gayatri Chakravorty Spivak qui a inventé cette notion ne la pense pas dans ces termes. Elle ne se réclame même pas du postcolonialisme et pense que c’est une erreur de faire usage de son travail dans le contexte européen : « J’ai conscience du fait que l’on découvre cet ancien essai actuellement, parce qu’on a le sentiment qu’il décrit la situation en France, en Autriche, etc. Mais je dirai que cette critique d’un colonialisme du passé ne s’applique pas d’emblée aux situations ici et maintenant. Il ne faut pas calquer les formules ». L’essentialisme stratégique décrivait la manière dont les subalternes essentialisent leur groupe dans les luttes politiques mais pour le repérer plus que pour le louer. Aujourd’hui en Inde ces subalternes ont bien plus conscience des supérieurs de ma caste et de l’oppression qui vient de la petite noblesse rurale d’aujourd’hui que de quelques Anglais fantasmatiques dont on ne se souvient que le jour de l’indépendance, comme un petit rituel divin du postcolonial. » La fixation postcoloniale d’une analyse du politique fait alors l’économie d’une autre quête d’égalité non comme front de race, mais comme liberté réciproque, c’est-à-dire la liberté comme non domination.
  1. Face à la victoire encore relative malgré tout, de la guerre de position menée depuis la seconde guerre mondiale par toutes les contre lumières de l’occident païen et chrétien, il s’agit de mettre en œuvre à nouveau une contre hégémonie culturelle, non pas décrire le monde à l’échelle 1, mais traduire à la manière de Spivak, la position de subalternes qui culturellement n’ont pas pour seule destin et vocation d’aimer se décharger du poids de l’injustice éprouvée en faisant des quenelles et en insultant des ministres. Il s’agit aussi de faire venir cette justice. Ce effort a été abandonné depuis bien longtemps par les supposées élites de la supposée gauche. Alors l’égalité qui viendra ne sera pas gage de réconciliation improbable et sans doute non souhaitable, mais de reprise d’une autre politique où les dits subalternes auront leur place, hors de l’Etat, comme politique moléculaire mais même dans les formes étatiques des luttes politiques. Alors peut-être ne seront-ils plus les jouets consentants de maîtres qui continuent à penser le monde hiérarchisé et fabrique un amalgame solide pour une prise de pouvoir qui ne concèdera rien à ceux qui sont flattés aujourd’hui et pris dans un imbroglio difficilement démélable.

C’est de l’histoire.

Sophie Wahnich, LES NOUVELLES DROITES EXTRÊMES, Revue Lignes n°45

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[1] http://www.senat.fr/histoire/associations/discours.html

[2] En majuscule dans le texte original, Gaston Monnerville, http://www.senat.fr/histoire/associations/discours.htm

[3] Léopold Sédar Senghor, « Défense de l’Afrique noire », Esprit premier juillet 1945.

[4] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Cité par Frantz Fanon dans Peaux noires masques blancs, Peau noire, masques blancs, 1952, rééd., Le Seuil, col. « Points », 2001 pp.14-15.

[5] Aimé Césaire, cité de mémoire par Frantz Fanon, discours politiques, Campagne électorale 1945, cité par Frantz Fanon dans Peaux noires masques blancs, op.cit. p.72.

[6] Frantz Fanon, Peaux noires masques blancs, op.cit., idem pour les citations suivantes.

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