La Voie lactée – Épitaphe, par Cédric Chevalier

Billet invité.

La presse annonce qu’« Un tiers de la population mondiale ne voit plus la Voie lactée… ».
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© Serge Brunier

L’indifférent s’est détourné : « quels sont les résultats du dernier match de l’Euro ? »
L’ignorant a avoué : « qu’est-ce que c’est la Voie lactée ? »
Le frustré a maugréé : « moi je n’ai jamais vu la Voie lactée… »
Le résigné a soupiré : « ben oui, que voulez-vous y faire ? »
Le sérieux a minimisé : « il y a franchement des choses plus importantes ! »
L’avocat du diable a raisonné : « vous préféreriez qu’il y ait des dizaines de morts sur les routes la nuit ? »
La brute a tranché : « qu’est-ce qu’on s’en fout de la Voie lactée ! »

Je me suis dit que, peut-être, la majorité de la population riche du monde – celle qui est éclairée la nuit -, n’a jamais vu la Voie lactée et ignore de quoi il s’agit… Ressent-on la perte de quelque chose dont on n’a jamais bénéficié ?

Adolescent, j’ai vu la Voie lactée lors de nombreuses nuits d’été, à l’occasion de camps scouts dans les Ardennes belges. Jeune homme, j’ai vu la Voie lactée comme je ne l’avais jamais vue, quelque part entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. Il y a quelques années, j’ai pu observer, grâce au télescope de passionnés, des galaxies, des étoiles doubles et des nébuleuses.

C’était beau. Je me suis senti vivant.

Ailleurs en Belgique, le ciel baigne d’une lueur orangée et les étoiles sont rares. Il y a sans doute mille bonne raisons techniques pour dilapider une énergie rare et précieuse en photons projetés vers le ciel. Les technocrates nous diront que l’éclairage urbain est nécessaire, pour réduire la mortalité sur les routes, pour rassurer les citoyens qui se sentent en insécurité le soir sur les trottoirs, pour éviter les cambriolages en dissuadant les voleurs, pour maintenir l’effort publicitaire qui assure des débouchés à la production industrielle, etc. Ils diront que l’astronomie est un hobby sympathique mais qu’il faut laisser la gestion des éclairages aux gens sérieux, que l’astrophysique est le luxe d’une société prospère grâce à ses éclairages publics.

Oh bien sûr on peut vivre sans étoiles ! On peut même vivre sans oiseaux, sans herbe, sans arbres, sans insectes, sans rivière, sans plage, sans pluie, sans nuages, sans vent, etc. Regardez, dans la station spatiale internationale : ils vivent bien sans tout ça ! Il y en a sur Terre qui vivent dans les égouts, qui extraient des blocs de soufre sans masque, qui vivent dans des villes bombardées, dans des bidonvilles, qui travaillent comme des esclaves sans jamais voir la lumière du jour… L’être humain a des capacités d’adaptation extraordinaires… mêmes aux conditions les plus viles. C’est d’ailleurs le grand drame des idéalistes : la résignation universelle au pire.

L’artificialisation progressive de notre monde, l’éradication des autres êtres vivants et la transformation de l’être humain en cyborg, sont-elles les fins ultimes de la raison instrumentale ? Serons-nous bientôt soulagés de notre encombrante et imparfaite enveloppe charnelle et sensible ? On peut espérer que, quand nous aurons détruit notre beauté et celle du monde, il ne nous restera plus d’yeux biologiques pour pleurer.

Il paraît que certains affirment que nous nous trompons, que nous sommes dans l’erreur et qu’il faut revenir en arrière, qu’il faut lever ce voile technique qui nous maintient si éloigné de la pulsation de la nature, du frémissement des feuilles d’arbre, de la tiédeur des gouttes d’un orage d’été, de la joie du chant de la forêt, de la douceur de l’herbe sur les pieds nus  et du roulement des vagues sur le sable. Qu’il faudrait abattre ces mâts aveuglants car ils nous empêcheraient de lever des yeux remplis d’émotion vers ces mondes étoilés, pour les contempler. Schelling a écrit que l’être humain permettait à l’Univers de se contempler lui-même. Depuis un certain temps, Paul Jorion attire notre attention sur le fait que nous avons peut-être déjà entrepris le deuil de nous-mêmes, de l’Humanité. On dirait qu’aujourd’hui est venu celui de la Voie lactée, la voûte principale de notre cathédrale nocturne. Ecrivons ensemble son épitaphe :

Céleste, tu scintillais de mille feux lorsqu’Ulysse aborda de nuit les rivages ioniens,
Grandiose, tu inspiras aux sages l’humilité devant la grandeur du Temps et de l’Univers,
Silencieuse, tu fus la complice de Roméo et Juliette enlacés sur un balcon d’été,
Mais un jour irrités par leur petitesse et leur éphémère existence, les Hommes détestèrent ta splendeur éternelle,
Ils occultèrent tes astres étincelants pour ramper dans la lueur blafarde de leurs artefacts.

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