La réalité de la lutte des classes et sa récusation abstraite, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité.

Entre Karl Marx et Paul Jorion *, il y a tout simplement 150 ans d’expérimentation anthropologique, sociologique, économique et politique des hypothèses théoriques marxiennes. Le Gosplan soviétique a prétendu appliquer les lois de prix et de capitalisation postulées par Marx comme fonctionnelles indépendamment du contexte de la lutte des classes. Le résultat a bien été que l’équilibre scientifiquement calculé des revenus, des salaires et des prix a débouché sur des pénuries de biens et services de base et que la nomenklatura s’est naturellement muée en oligarchie capitaliste dès que le vernis institutionnel du communisme a été abandonné.

Le paradoxe historique est qu’avec le mythe du marché pur et tendanciellement parfait, l’économisme libéral a pris le relais du marxisme dans l’expérimentation d’un système objectiviste matérialiste de génération de l’équilibre économique des prix et des revenus. La récusation abstraite de la lutte des classes débouche sur la même corruption des élites, sur le même délitement des solidarités sociales, sur la même prédation des ressources naturelles et sur la même inexistence de biens communs délibérables par le peuple.

L’observation attentive et ouverte de la réalité de la lutte des classes sous le fatras des idéologies nous suggère que les salaires et les profits sont les expressions de rapports de force dans l’ordre de la pensée, de la science et de la religion ; religion au sens romain antique de l’énergie spirituelle qui fait tenir dans un même ensemble politique la pluralité des subjectivités individuelles et collectives. La conséquence de cette réalité aristotélicienne anthropologique dématérialisée de l’humain social et politique est que ce qu’on appelle l’économie n’est pas calculable par l’intelligence humaine hors de sa matérialisation virtuelle par la monnaie qui exprime l’État du politique.

La rationalité politique de l’économie est incalculable hors de son système monétaire de pensée. Marx et les professionnels de la révolution marxiste l’avaient bien saisi mais n’avaient pas les outils conceptuels et logiques que nous avons aujourd’hui pour décoder les rapports de force monétaire. La contre-révolution libérale à la suite de la dégénérescence de la révolution matérialiste marxiste a consisté à privatiser et mécaniser la matière monétaire afin de tuer la calculabilité démocratique de l’économie qu’avait fait émerger après la deuxième guerre mondiale la théorie monétaire keynésienne de l’économie politique.

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* Paul Jorion, Penser tout haut l’économie avec Keynes (2015), p. 304-305 :

« Note. Pourquoi Marx a‐t‐il exclu la formation des prix et la fixation du niveau des salaires du cadre de la lutte des classes ? Il s’agit de questions que j’ai déjà longuement débattues et plutoÌ‚t que de paraphraser laborieusement ce que j’en ai dit alors, je préfeÌ€re reproduire ces quelques pages.

• Sur la formation des prix :

Alors que Marx et Engels affirmaient dans la phrase inaugurale de la premieÌ€re partie du Manifeste du Parti communiste que “l’histoire de toutes les sociétés jusqu’ici a été l’histoire de la lutte des classes” (Marx & Engels [1848], 1965 : 161), dans la théorie de la formation des prix de Marx et dans son explication du partage de la richesse créée, la lutte des classes est, de manieÌ€re inattendue, absente (Misère de la pensée économique 2012 : 183). Marx consideÌ€re que les rapports de force [ne] sont pour rien [dans la formation des prix] et a fortiori, la lutte des classes encore moins. Pourquoi ? Parce que, pour lui, la formation des prix est une question générale s’appliquant à tous les systeÌ€mes économiques ouÌ€ des marchandises sont produites et que le capitalisme n’est qu’une des formes possibles de ces systeÌ€mes (cf. Clarke 1982 : 77). Il lui faut donc énoncer une théorie de la formation des prix valant pour tous ces systeÌ€mes, or la lutte des classes ne caractérise que le capitalisme, donc la lutte des classes, et les rapports de force en général, n’ont rien à faire dans une théorie de la formation des prix, alors que pour moi (comme déjà chez Aristote) le rapport de force est le « moteur » dans la formation de tous les prix (Misère de la pensée économique 2012 : 184).

• Sur la fixation du niveau des salaires :

[Marx] consideÌ€re que le salaire des salariés constitue un élément du meÌ‚me ordre que les avances en argent ou en matieÌ€res premieÌ€res en provenance du « capitaliste », il en fait, selon ses propres termes, une partie des « frais de production ». voici ce qu’il écrit dans Travail salarié et capital, texte rédigé en 1849 : « Ces frais de production consistent : 1° en matieÌ€res premieÌ€res et en instruments, c’est‐à‐dire en produits industriels dont la production a couÌ‚té un certain nombre de journées de travail, si bien qu’ils représentent un temps de travail déterminé ; 2° en travail immédiat qui n’a d’autre mesure que le temps » (Marx [1849], 1965 : 210). Marx adopte donc étonnamment le meÌ‚me point de vue que la fiche de paie contemporaine, qui mentionne le salaire sous la rubrique « couÌ‚t total pour l’entreprise ». On peut répondre à cela que si les salaires font partie des frais de production, pourquoi ne pas considérer aussi comme frais de production les intéreÌ‚ts qui reviennent au capitaliste, ou bien encore le bénéfice qui va à l’industriel ou « entrepreneur » ? Mais, si c’était le cas, la notion defrais de production ne se justifierait plus, puisque la somme des frais de production ne serait rien d’autre, en réalité, que le prix de vente de la marchandise sur son marché primaire, celui ouÌ€ […] la marchandise, le produit fini, est vendu pour la premieÌ€re fois.

Or ce n’est pas du tout la meÌ‚me chose que de considérer les salaires comme une des composantes des frais de production, ou comme des sommes revenant à l’une des trois parties en présence dans le partage du surplus. Chez Marx, les salaires sont un facteur objectif, un « donné », tout comme le prix des matieÌ€res premieÌ€res, alors que, dans ma manieÌ€re d’aborder le probleÌ€me, les sommes qui seront allouées comme salaires constituent une part du surplus, et leur montant refleÌ€te en réalité le rapport de force entre les salariés et leur patron. Je dirai donc que, chez Marx, les salaires sont « réifiés » – je veux dire par là qu’ils sont considérés comme une donnée objective au meÌ‚me titre que le couÌ‚t des matieÌ€res premieÌ€res nécessaires à la production –, alors que, pour moi, ils constituent une part du surplus, leur montant se déterminant en fonction d’un rapport de force (Le capitalisme à l’agonie 2011 : 234‐235).

Marx consideÌ€re que la présence de syndicats peut influer sur le niveau des salaires mais que celui‐ci aura cependant tendance à revenir vers son niveau « naturel », qui est un donné objectif d’ordre économique lié au fait que le travail est un « facteur de production » comme un autre (cf. Dobb, 1973 : 153). Donc pour lui, ici, le politique est un « facteur » contributif mais nullement le « moteur » du processus (Misère de la pensée économique 2012 : 183).

Chez Marx, le montant du salaire oscille autour du niveau qui serait celui du salaire de subsistance. Dans Salaire, prix et plus‐value (Marx [1865], 1965), il se contente de reprendre l’argument de Ricardo relatif au fait que le salaire de subsistance constitue une borne inférieure pour le salaire et que le patron tentera constamment de le ramener à ce niveau‐là. Il sera parfois possible, dit‐il de descendre en dessous, à condition qu’on repasse ensuite au‐dessus pour que le salaire de subsistance soit assuré en moyenne. Ce que Marx affirme implicitement, c’est que le rapport de force est à ce point défavorable aux salariés que seule la borne inférieure du prix intervient en réalité dans la détermination de celui‐ci (Misère de la pensée économique 2012 : 245).

• Et en conclusion :

Une fois encore, donc, apreÌ€s la définition que j’ai proposée du prix comme résultante du rapport de force entre acheteur et vendeur (Le prix 2010 : 92‐93), la position que j’adopte constitue de facto une radicalisation de la position de Marx. Cette radicalisation transparaiÌ‚t clairement dans le fait que les revendications des salariés pour obtenir une meilleure rémunération ont un sens dans le cadre tel que je le définis, puisqu’elles sont susceptibles de modifier le rapport de force existant entre leurs patrons, les dirigeants d’entreprise que sont les industriels ou « entrepreneurs », et eux‐meÌ‚mes, alors que, chez Marx, on ne voit pas pourquoi ces revendications pourraient faire une différence, les salaires ayant la meÌ‚me objectivité, la meÌ‚me « solidité », que le prix des matieÌ€res premieÌ€res, par exemple (Le capitalisme à l’agonie 2011 : 236). »

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