Retranscription de « Un chant de rédemption », le 21 mars 2020. Ouvert aux commentaires.
Bonjour, nous sommes le 21 mars. C’est le printemps, voilà !
On n’ose presque pas le dire de peur de passer pour ironique !
Je voulais appeler ce petit billet « Un chant de rédemption » et je me suis dis : « Non, on va se dire, il devient religieux dans son vieil âge ! ». Et ce n’est pas ça, c’est parce qu’il y a une chanson qui me trottait en tête que vous connaissez sans doute. C’est une chanson de Bob Marley qui s’appelle Redemption song où il dit en particulier : « Le moment est venu de s’émanciper de l’esclavage mental ». Donc, je ne vais pas appeler ça « Un chant de rédemption » pour éviter les malentendus [P.J. : je l’ai quand même fait, ç’aurait été dommage !].
Comment je vais l’appeler ? J’avais une conversation hier avec une amie et elle me dit avec un peu d’hésitation : « On est comme dans un film de… dans un film de… ». Je dis : « Oui, on est comme dans un film d’épouvante. On est comme dans un film d’horreur ». Je vais peut-être appeler ça : « On est dans un film de zombies », parce que c’est presque ça.
Bon, il y a beaucoup de gens qui refusent d’admettre que cela soit ça. On vient de fermer une plage en Australie et vous pouvez voir la photo.
C’est la fin de l’été sur les plages en Australie. C’était bondé et donc il n’y a pas le choix si on veut qu’il reste encore quelques Australiens à l’arrivée : il faut interdire ce genre de choses.
Bien sûr il y a des gens qui vont réagir tout de suite en disant : « Oui, mais d’abord, c’est que les vieux et regardez, quand on fait les calculs, c’est seulement 2,5 % de mortalité, etc. ». Oui, c’est 2,5 % dans une société qui est encore bien organisée mais si tout s’effondre – et dites moi que tout ne va pas s’effondrer ! Les Chinois, même si à la limite les Chinois voulaient aider tout le monde, ils ne sont pas assez nombreux pour aider tous ceux qui font des conneries en ce moment, qui tardent, qui tergiversent…
Les Américains ce matin : dans les journaux, il y a un article sur le fait que les services secrets américains connaissaient absolument tout sur ce qu’il se passait en Chine en décembre, en janvier. Ils savaient qui exactement mentait, ils savaient quels étaient les vrais chiffres, ou pouvaient plus ou moins les calculer, etc. Et pourtant ce matin, quand vous regardez les journaux américains, c’est la panique. C’est la panique absolue.
Je vous en ai déjà parlé. Quand j’ai été interviewé par Le Média, c’était quoi, il y a déjà deux semaines [le 10 mars : il y a dix-neuf jours], j’ai dit : « Le pays qui va s’effondrer, c’est les Etats-Unis ».
Je vous en ai reparlé en cours de route. Pourquoi ? Parce que, d’une part, c’est une confédération d’états qui ne sont pas comparables les uns avec les autres : on pourrait dire qu’il y a des pays avancés entourés de pays arriérés. J’appelle « pays » ces états individuels. Si vous avez sillonné les Etats-Unis, vous savez de quoi je parle : il y a des déserts où la capitale de l’état, c’est une toute petite ville, vous imaginez la petite mairie là-bas.
Et l’Etat fédéral est dans les cordes. Depuis que Trump a été élu, il est arrivé à saboter l’Etat fédéral de manière considérable. Il dispose maintenant des pouvoirs spéciaux : il pourrait faire quelque chose mais non, les gens qui votent pour lui, l’Etat pour eux, c’est l’ennemi. Ils refuseront les secours qu’on leur envoie, et ainsi de suite.
Je viens de regarder une intervention du [gouverneur, Andrew Cuomo] de l’état de New York, et il dit au journaliste : « Moi, j’aimerais bien disposer de pouvoirs spéciaux, comme le président qui ne les utilise pas ». Il dit : « Je peux faire ce que je peux à l’échelle d’un état comme celui de New York. Je peux vous dire que si vous disposez d’une usine qui peut fabriquer des masques bien qu’elle fasse autre chose d’habitude, qui puisse faire des masques de bonne qualité, moi, je vous donnerai les sous. Si vous voulez créer une entreprise demain qui fait des masques et que nous ayons un petit peu la garantie que vous ferez ça correctement, on vous paiera. On vous paiera pour lancer l’entreprise. On vous paiera pour faire les masques ».
Et voilà l’état dans lequel se trouve ce malheureux pays qui vient de tâter d’un populisme d’extrême-droite et qui va en récolter les fruits. Des tas d’innocents vont payer et d’autres pas si innocents : ceux qui ont voté pour Trump parce qu’il allait couper l’aide aux Noirs et aux Amérindiens, même si comme c’est souvent le cas, ce sont elles les personnes qui souffriraient le plus du retrait de l’Etat-providence. Mais voilà, c’est ça, c’est à ça qu’on est arrivés.
C’est malheureusement ça qu’on voit dans beaucoup de pays : des gens qui refusent des mesures qui seraient de leur intérêt de peur qu’elles ne profitent à d’autres : à ceux qu’ils exècrent, à ceux qui sont considérés par eux comme les responsables de tout ce qui peut arriver : responsables de pandémies, responsables de ceci ou ça dans les quartiers. Je ne dis pas qu’il ne se passe pas des choses qu’il faudrait arranger, bien entendu : ce n’est pas mon style de renvoyer la responsabilité aux individus isolés.
Qu’est-ce qui va se passer ? Et ça, je l’annonçais déjà dans ma dernière vidéo que j’appelais : « La Chine, seule puissance mondiale », c’est que la Chine va se retrouver à la fin de cette crise toujours en état de marche parce qu’ils ont pris les choses en main dès le départ, et un monde absolument dévasté autour.
Ça me rappelle une chose, enfin je n’étais pas là mais c’est des choses que j’ai lues [rires]. En 1944, au moment où la 2e Guerre mondiale se termine, l’économie des Etats-Unis représente 75 % de l’économie mondiale. Pourquoi ? Essentiellement parce que ce pays n’a pas été envahi. Il n’y a pas eu de troupes étrangères sur son territoire. Il y a eu un sous-marin qui a voulu débarquer, si j’ai bon souvenir, du côté de Santa Barbara en Californie, c’est tout. Les bombardements d’Hawaï, de Pearl Harbor à Hawaï, il n’y a pas eu de débarquement japonais. Tout le reste s’est fait en dehors du territoire. On a mis les moyens.
Vous trouverez ça dans un livre très intéressant qui s’appelle : Comment sauver le genre humain (Fayard 2020). On a mis les moyens : on a emprunté, on s’est endetté. On a créé une industrie de guerre de taille tout à fait considérable et qui ne travaillait pas que pour les Américains eux-mêmes : ils travaillaient aussi – et ça turbinait – pour produire l’armement pour la Grande-Bretagne dont toutes les usines avaient été bombardées.
Et on n’a encore rien vu… On n’est qu’au début. On peut regarder un petit peu, nous – parce qu’on a 8 jours de décalage par rapport à l’Italie – ce qui va arriver dans 8 jours, c’est-à-dire l’engorgement des hôpitaux, des priorités qui seront accordées selon des principes divers qui n’ont pas été énoncés de manière claire.
Le gouvernement nous dit qu’il suit les conseils d’un groupe de spécialistes, d’experts. Je suis allé lire les rapports des experts. C’est le mot anglais qui me vient : boilerplate. Comment on dit en français ? Passe-partout.
C’est fort passe-partout. Cela semble, à mon avis, être des considérations très générales qui pourraient s’appliquer à n’importe quel type de situation mais pas à ce que nous avons en ce moment qui est… le mot existe, on peut l’utiliser : il est utilisé dans les textes anciens pour parler exactement de la situation dans laquelle nous sommes, pour s’occuper de « fléaux ».
Voilà : nous savions que la guerre était un « fléau ». On a vu récemment les sauterelles dans différentes parties de l’Afrique. Et là, les Chinois sont intervenus où ils envoyaient 100 000 canards [au Pakistan] pour aller manger les sauterelles.
Il y a toujours une solution en Chine. Pourquoi ? Vous le savez. C’est un pays qui est confucéen depuis, c’est quoi, le VIe – VIIe siècle avant Jésus-Christ. Et c’est quoi Confucius ? Quand vous lisez Confucius, c’est des conseils au gouvernement : comment gouverner un pays ? C’est des conseils aux citoyens : comment être de bons citoyens ? Le mot en arrière-plan, c’est « harmonie » : l’harmonie sociale,
L’harmonie sociale, comme dans la notion de vérité chinoise. La notion antique, ancienne, de la vérité : le kô, qui n’est pas une vérité comme nous avons produit nous. Là aussi, vous pouvez voir l’histoire de ça dans un excellent livre : Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard 2009).
Nous, en Occident, développons de plus en plus une notion de la vérité à partir de la philosophie antique grecque, de l’adéquation du mot à la chose qu’il décrit mais en Chine, la notion du kô, c’est autre chose. C’est une vérité d’un autre ordre et l’exemple qu’on donnait aux enfants pour expliquer ce que c’était que le kô, je vais vous la rapporter. Je n’ai pas été enfant en Chine au VIe siècle avant Jésus-Christ mais on écrivait déjà et donc nous pouvons le savoir.
« Est-il kô – est-il « vrai » – de dire que tout le monde aime le prince ? » Alors, les petits enfants disaient : « Oui, bien sûr, tout le monde aime le prince ! ». Mais, on répondait : « Non, on ne peut pas dire ça parce que la sœur du prince, elle n’a pas le droit de dire qu’elle aime le prince ! ».
Vous voyez ce que c’est ? C’est une autre vérité : c’est une vérité en contexte. C’est une vérité en contexte social. Dire le vrai de but en blanc, c’est formidable mais on est dans un contexte où ce n’est pas qu’il faille tricher mais il faut tenir compte du contexte général, du fait qu’on vit en société et, ça, voilà, c’est ça la philosophie chinoise confucéenne.
Mao Zedong a voulu entièrement enterrer ça : il a encouragé une éradication du confucianisme. Le régime actuel est tout particulièrement néo-confucéen : on encourage les gens à lire Confucius, il y a des rites néo-confucéens. Une conception qui est à l’opposé de celle qui s’est développée dans nos pays à partir des années 70 de l’individualisme, d’une science économique qui parle quand même de choses importantes mais qui est fondée entièrement sur un principe dogmatique et faux : l’individualisme méthodologique : qu’il n’y a rien de plus que des individus, qu’on ne peut rien apprendre à essayer de décrire quelque chose collectivement si ce n’est un rassemblement d’individus dont le nombre est indifférent : de consommateurs.
Et bien entendu, ce dogme est mis en échec de manière permanente. Si vous pensez à cette notion d’« immunité de groupe », les Anglais disent « immunité de horde » ou « immunité collective ». C’est l’exemple-même du fait qu’additionner des individus, ce n’est pas la même chose que considérer un groupe dans son ensemble, la manière dont il fonctionne…
Si vous avez vu cette petite vidéo qui montre de manière très amusante, très graphique, une simulation d’une épidémie, vous voyez que nous sommes partis, nous, avec notre néo-libéralisme, notre ultralibéralisme, nous nous sommes engagés dans une voie de garage absolue. Nous sommes dans l’impasse et nous sommes maintenant dans une situation où nous n’avons plus les moyens de faire demi-tour pour essayer de nous en sortir. Donc il faudra sans doute qu’on nous sauve de l’extérieur ou bien que des petits ilots émergent comme la Californie, qui survivra. L’Utah, à côté, je ne parierais pas ma selle et mes bottes. Je n’en veux pas particulièrement aux gens de l’Utah mais ils ne sont pas tellement équipés dans une espèce d’immense désert, pour s’en sortir tout seuls.
Les Américains vont découvrir, et découvrent, avec horreur ce que représente l’absence d’un État fédéral. Il y en aura quelques-uns pour nous raconter ensuite ce qui s’est passé mais le seul pays – il faut bien le dire – le seul pays qui a un État qui fonctionne comme un véritable État, c’est-à-dire dont la comptabilité n’a pas été copiée… là, on est allé droit à la catastrophe : on a copié la gestion des États sur celle d’une entreprise qui essaye de faire du profit, qui met les calculs de coûts avant toute considération de finalité. C’est un des thèmes centraux de Comment sauver le genre humain » : nous avons sacrifié une logique des fins, des objectifs, à une logique des moyens. Nous avons dit à nos États : « Minimisez les coûts et puis on regardera… Le résultat qu’on aura à l’arrivée, on dira que c’est ça qu’on voulait ». On ne dira même pas que c’est ça qu’on voulait : on dira c’est ça que la main invisible a produit, des collectivités sans armature étatique.
Vous savez, je ne suis pas un fana de l’État à tout crin. J’ai reçu il y a deux ans le prix Elisée Reclus qui souligne un certain apparentement entre ce que je dis avec la pensée anarchiste du XIXe siècle et du début du XXe. Je ne suis pas un partisan de l’État à tout crin mais je suis un partisan qu’on ne mette pas entre parenthèses la dimension du collectif. Nous sommes un animal politique disait Aristote, zoon politikon, politique au sens où nous vivons dans une société organisée. Il n’y a pas eu de contrat social. On ne s’est pas assis, un jour, pour dire : « Voilà, on sacrifie un peu de liberté pour avoir un peu plus de sécurité ! ». C’est bidon cette histoire de Hobbes et de Rousseau, il faut bien le dire ! Regardez les gorilles ! Nous sommes des grands singes. Nos ancêtres, il y a 2 millions d’années, étaient déjà sociaux. C’est l’entraide, ce n’est pas la concurrence. C’est l’entraide. C’est la solidarité. C’est l’empathie. C’est le fait que nous nous reconnaissons dans l’autre.
C’est ça qui nous manque aujourd’hui. C’est pour ça que nous avons l’impression d’être dans un film de zombies : on ne peut pas sortir, on peut se parler au téléphone, on peut se parler par Skype si on veut mais ce n’est pas la même chose.
Ce n’est pas la même chose. Il y a quelqu’un qui rappelait hier cette pensée de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Bon, Pascal, c’est un type un peu bizarre, il faut bien le dire. Il a inventé le calcul des probabilités. On peut lui reconnaître ça mais non, non… « Croissez et multipliez ! », j’ai répondu.
J’ai répondu par le tout début de la Genèse : « Croissez et multipliez ! ». Ça, c’est notre truc : on est un animal colonisateur, grégaire. On a envie de faire la fête. Quand on est enfermé, on se met au balcon et on se met à gueuler ou à chanter, ou à applaudir les soignants. Et là, on voit réapparaître, on voit tout de suite réapparaître les pisse-vinaigres : « Pourquoi applaudir les soignants ? Moi-même, je suis médecin et aigri ! ». Bon d’accord. Bah oui, vous êtes aigri, soignez-vous et n’essayez pas de répandre votre truc !
C’est bien que les gens applaudissent les soignants. Il y en a d’autres qui vous disent : « Il ne faut pas dire héros ou héroïne ». Pourquoi il ne faut pas dire héros ou héroïne ? Si quand on les voit, on ne peut pas utiliser les mots qui existent et qui s’appliquent …
Bon, voilà, allez, une considération générale mais je vais la terminer par une conclusion. La conclusion, vous allez voir, c’est une conclusion optimiste.
Nous sommes des êtres humains. Nous venons de loin. Nous savons vivre dans l’épreuve et la preuve – ça rime ! – la preuve, c’est que la plupart d’entre nous ne nous rendons pas encore compte de l’horreur dans laquelle nous sommes plongés.
Nous avons cette capacité, nous, êtres humains, à considérer que les choses sont plus ou moins normales. On raconte l’histoire des gens qui, voilà, faisaient du trafic de cigarettes dans les camps de concentration, ceux qui sifflotaient dans les camps de concentration.
Nous avons une capacité, une robustesse, on dit maintenant résilience, qui est extraordinaire. Elle va être testée.
Elle va être testée de manière assez massive. Pour beaucoup de gens autour de nous qui n’ont pas, qui ont eu la chance de ne pas habiter dans un pays en guerre ou en guerre civile, ça va être la première fois qu’on aura vu quelque chose comme ça : mais nous savons le faire.
Nous savons le faire et il faut peut-être y trouver l’occasion de la pensée qui m’a conduite à cette petite vidéo, celle de Bob Marley, de sortir de l’esclavage mental. C’est le moment où jamais.
Quand nous sortirons, nous serons comme ce que m’avait raconté une grande-tante à moi qui avait passé la guerre en Belgique parce que, voilà, c’est la même chose : les frontières avaient été fermées, on ne pouvait plus bouger. Et quand elle sort de la gare de Rotterdam, elle regarde autour d’elle et il n’y a plus rien. Il n’y a que des gravats, il n’y a que des décombres, et voilà…
Alors, le moment est venu de montrer ce que peut faire notre espèce. Le moment est venu qu’elle montre le meilleur d’elle-même. Il y a déjà des gens qui montent des escroqueries avec des messages : « Coronavirus : comment vous sauver pour une somme modique ? », etc. Oui, ça aussi, il y a des sociopathes. Il y a les gens qui surfent sur la bonne volonté des autres. Il y a même des gens qui en élisent déjà, comme ça, à la présidence d’un très grand pays, aux Etats-Unis d’Amérique.
Mais non, il y a aussi nous. Il y a aussi ce que nous pouvons faire. Il y a aussi le fait que nous pouvons montrer le meilleur de cette espèce.
Mes Amis, le moment est venu !
Allez, à bientôt !


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