La revue littéraire Quinzaines va publier un extrait de l’entretien que j’ai eu avec Luc Dardenne le 14 mai sur PJ TV. Je vais publier ici le reste de l’entretien sous forme de chapitres consacrés à différents sujets. Commençons par la révolution.
Paul Jorion : Dans la conversation que nous avons eue avant de faire le petit tournage ici, l’entretien aujourd’hui, un nom qui est souvent venu, c’est Bertolt Brecht et j’ai repensé depuis à Dziga Vertov, au mouvement de Lars Von Trier : Dogma 95. Est-ce que vous portez beaucoup d’attention aux réflexions qui ont été faites justement sur la manière de faire venir au cinéma une véritable vérité sur les êtres humains ?
Luc Dardenne : Oui, c’est sûr que je porte attention – et mon frère également – à cette vérité mais c’est compliqué. Moi, comment vais-je dire ? vous vous souvenez que Brecht disait : « Bon, le tout est de savoir que la vérité, ce n’est pas les choses vraies. C’est savoir comment sont vraiment les choses », cette différence qu’il faisait entre les choses vraies et les choses… Enfin, montrer comment sont vraiment les choses, ça voulait dire pour lui que les choses étaient en train de s’orienter vers la révolution. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui ne fait plus partie de notre imaginaire parce que c’était un imaginaire : la révolution telle qu’il l’a pensée n’a jamais eu lieu et quelque part, tant mieux, parce que là où elle a eu lieu, ça s’est très mal passé. Mais, bon, ce que je dirais, moi, c’est que cette vérité… Pour encore dire un truc sur Brecht, j’ai écrit quelques notes sur notre travail et je faisais référence à ce que Soljénitsyne avait dit par rapport à cette vérité, à ce que sont vraiment les choses, c’est-à-dire que les choses sont en train de s’orienter vers la révolution et il ne faut pas regarder ce qui est vrai / pas vrai, il faut regarder ce qui se passe vraiment. Il avait dit : « Il y a des faits qui sont vrais et quand on veut vraiment dire ce que sont vraiment les choses, parfois, on oublie les faits vrais qui, pourtant, sont peut-être en contradiction avec ce que sont vraiment les choses parce que ce que sont vraiment les choses, c’est plus dans l’imaginaire, dans l’imagination, dans le rêve, dans l’illusion révolutionnaire » et que la réalité, je crois que c’est quelque chose qu’il faut savoir regarder, non pas pour baisser pavillon et dire qu’il ne faut pas changer le monde. Ce n’est pas ça. Mais quand même, il faut peut-être le changer autrement qu’avec ses rêves. Voilà. Moi, je n’aime pas « les enfants qui rêvent » parce que c’est des gens qui mènent à la catastrophe. Dans un sens ou dans l’autre. Je dirais à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite, dans les différentes variantes qu’il peut y avoir dans l’esprit disons révolutionnaire ou catastrophiste ou autoritaire. C’est toujours le même rêve qui nous conduit à croire que l’homme est modifiable, est changeable, est changeable. C’est toujours… Je crois qu’Antelme, Robert Antelme, dans son livre, a bien montré que modifier l’homme, c’est impossible et tant mieux ! Voilà.
Si tu veux, Brecht, qu’est-ce que j’aime bien chez Brecht ? J’aime bien son récit quand il prend un personnage idiot pour en faire un révolutionnaire. C’est-à-dire, dans « Sainte Jeanne des Abattoirs », il prend un personnage qui croit qu’on peut s’aimer les uns les autres : Jeanne. Elle pense ça. C’est en pensant ça qu’elle va se rendre compte que ce n’est pas possible mais comme elle tient à son rêve, elle va se rendre compte qu’il faut faire la révolution pour que son rêve se réalise. Donc, ses personnages sont très intéressants et je dois dire que, parfois, nous avons cette espèce de construction aussi avec nos personnages. Comme Rosetta : elle veut vraiment un travail. Elle le veut vraiment, mais un vrai travail. Et en voulant ce vrai travail, elle va se rendre compte que ce n’est pas possible de vouloir un vrai travail sinon, pour avoir un vrai travail là où il manque vraiment de travail, c’est-à-dire là où la société s’organise de manière à créer une rareté du travail, du chômage, elle va se rendre compte que, pour en avoir un, il faut tuer son concurrent, l’éliminer. Peut-être pas le tuer, mais l’éliminer d’une manière ou d’une autre. Donc, c’est ça qui m’intéresse chez Brecht. C’est cette ironie-là si vous voulez, parce que c’est très ironique, au nom du rêve que l’on a, avoir le vrai travail promis à tous, nier ce rêve, devoir tuer quelqu’un pour lui prendre son travail, donc réaliser ce rêve en devenant une fervente exécutrice du capitalisme ultra-libéral qui lui empêche d’avoir ce vrai travail auquel tous et toutes auraient droit. Évidemment la logique du mouvement de Rosetta ne la conduit ni à se rendre compte “politiquement “ de la réalité de ce système économique ni à en devenir à jamais l’exécutrice, elle découvre l’amitié, la solidarité avec Riquet.
Sinon, pour Dogma, moi, je dirais que ça m’a intéressé mais on faisait la même chose en 95, quand on faisait La promesse. Très peu d’éclairage, très très peu de construction de décor. On était dans le minimalisme aussi de Dogma. Alors, pourquoi est-ce que des Belges et des Danois pensent la même chose à un moment donné ? Je me dis que c’est peut-être parce qu’il n’y a pas vraiment une industrie cinématographique qui impose, allez, je dirais, une production, une production professionnelle.
En France, il y a eu la nouvelle vague extraordinaire évidemment. Je parle ici de 95. Peut-être que deux petits pays, une tradition cinématographique sans doute plus grande au Danemark que chez nous mais quand même, avec une grande rupture dans l’histoire du cinéma au Danemark, peut-être qu’on avait envie de réinventer et que, pour ça, il faut se sentir libre par rapport à l’industrie et comme il n’y a pas d’industrie, eh bien, forcément, on se sent libre. Nous, on a commencé à faire des films en vidéo et tout le monde disait : « Mais enfin, c’est pas du cinéma ». Moi, j’avais quand même l’impression de faire du cinéma. Bien sûr, je ne pouvais pas travailler l’image et le son comme au cinéma, et la lumière, mais je faisais quand même un cadre. J’essayais de trouver un rythme. Avec Jean-Pierre, on essayait de faire quand même des documentaires qui se tenaient. Bon, voilà. On avait l’impression de faire du cinéma. On nous disait : « Non, non, non ». Moi, je dirais que, dans notre parcours à nous, venir au cinéma par la vidéo, c’est une manière de « réinventer le cinéma » pour nous, de partir de zéro. Et la lumière, on s’en foutait. Pas d’éclairage, on s’en foutait. On verra bien. On disait aux personnages : « Mettez-vous un peu par là, avec la fenêtre. Oui, c’est parfait ». Ou bien : « Non, maintenant, on va passer dans le noir. Baisse le volet ». On travaillait comme ça. On n’avait pas… Quelque part, cet autodidactisme peut mener aussi à des catastrophes esthétiques mais je veux dire que ça nous a permis, nous, d’être libres. Je crois que c’est ça. Et Dogma, c’est un mouvement de liberté même s’il n’a pas duré très longtemps. La nouvelle vague aussi, c’est un mouvement de liberté, le cinéma vérité aussi. Et ça, bon, le free cinema en Angleterre aussi. Bon, voilà, c’est des… Qu’est-ce qui s’est passé ? Moi, je dirais, pour nous, ce fut en tous les cas la rupture : l’accès à la caméra par la vidéo. On n’a fait aucune école de cinéma sinon celle de la cinémathèque et celle de voir des films évidemment, qui est la meilleure.
Paul Jorion : Avant qu’on ne fasse l’entretien, j’ai dit à Luc Dardenne, je lui ai dit : « Je ne sais pas si je pourrai… on va se dire ‘vous’ mais je ne sais pas si je pourrai m’y tenir » et j’ai fait des efforts considérables et je vois que c’est toi qui n’es pas arrivé à aller jusqu’au bout en glissant du « tu » [rires des deux].
Sur la révolution, moi, je pense toujours à cette phrase d’Elisée Reclus, grand penseur anarchiste, en disant : « Je ne veux pas d’un avenir qui se décide au hasard des balles perdues » et je crois que c’est ce que tu as dit toi également. Ça pose quand même la question de : « Qu’est-ce qu’on peut espérer ? » Qu’est-ce qu’on peut espérer si ce rêve ou cet imaginaire de la révolution a disparu ?
Luc Dardenne : Je pense que… Moi, il y a quelqu’un dont on parle très peu. On s’éloigne du cinéma mais quelqu’un qui, moi, m’a… Quand je l’ai lu, ça m’a toujours impressionné, c’est [Eduard] Bernstein. On aime beaucoup Rosa Luxemburg. On aime beaucoup moins Bernstein, « le réformiste ». Mais moi, il y a une chose que j’ai lue chez lui et qui est, je trouve, d’une grande actualité, notamment avec la crise du coronavirus où la question de l’Etat, du vide qu’il y avait, vide qui a été rempli par les intérêts privés. La question qu’il posait était de dire : « Le problème n’est pas de remplacer l’Etat par le parti quel qu’il soit ». On parlait du parti socialiste, social démocrate et du parti communiste, évidemment, qu’il critiquait. Et, il disait : « Le problème est de vider l’Etat des intérêts privés au maximum ». C’est ça le truc. L’Etat est une merveilleuse invention mais, malheureusement, très occupée aujourd’hui par les intérêts privés. Déjà à l’époque.
Donc, c’est ça qu’il faut essayer de repenser, c’est ce fonctionnement de l’Etat qui est, pour moi, beaucoup plus intéressant que de penser prendre le pouvoir avec un parti, où effectivement ça se réduit aussi aux balles perdues de la révolution.
Mais, en tous les cas, je pense qu’on a encore des rêves possibles mais qui sont beaucoup plus réformistes, je dirais. Moi, je n’ai jamais, de toute façon, été très révolutionnaire. J’ai toujours pensé qu’il fallait être pragmatique, qu’il fallait tenir compte des situations concrètes et essayer de les changer plus peut-être par l’éducation d’ailleurs que par la prise de pouvoir.
Je n’ai pas été fasciné par la prise de pouvoir mais je me rends bien compte qu’il y a des choses à faire au niveau politique évidemment et je pense que si on arrivait dans les… Je ne sais pas, je rêve peut-être un peu mais dans l’Après-Covid-19, à réfléchir vraiment, à remettre l’Etat au centre pour réguler ces marchés, pour empêcher les intérêts privés de, comment vais-je dire, d’occuper les biens publics que sont la santé, l’environnement, l’éducation, la culture, la sécurité sociale, la fiscalité, toutes ces choses publiques grâce auxquelles on essaye de vivre dans une société plus ou moins égalitaire, en tous les cas qui devrait le devenir encore plus, voilà, moi, je suis plutôt de ce côté-là que des grands rêves.
Paul Jorion : C’est le côté de ce que Vincent, qui est ici à la technique, qui a co-rédigé avec moi l’ouvrage où on essaye de proposer des solutions : Comment sauver le genre humain, c’est ce qu’on a essayé de faire en disant : « Voilà, l’Etat, c’est une machine qui est là. Il faut simplement qu’il remplace une obsession pour les coûts, pour les moyens, de revenir à cette idée de fin qu’on se met devant soi, des objectifs qu’on veut atteindre et mettre tout au service de cela ».
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