Je travaille à un chapitre pour un ouvrage collectif. Seconde partie de deux. La première se trouve ici.
Une machine à concentrer la richesse résulte donc du principe de la rente. Pour la composante du taux d’intérêt que Keynes appela « prime de liquidité » et dont la nature avait déjà été capturée par celle de « taux d’escompte », un autre terme avait aussi été utilisé précédemment : celui de « prime de renoncement » : le renoncement du prêteur aux sommes qu’il a prêtées. Ce terme de « renoncement » suggère une privation que subirait le prêteur, un sacrifice pour lequel il serait légitimement rémunéré. Or celui pour qui le fait de prêter son capital constituerait un sacrifice, ne le consentirait pas : si la somme lui était nécessaire, il la conserverait ; il est trompeur d’invoquer une éventuelle souffrance du prêteur : sa recherche du profit constitue sa réelle motivation.
Une interprétation de la prime de liquidité en termes de renoncement présente l’inconvénient supplémentaire de n’envisager comme déterminant de son niveau qu’une seule des deux parties en présence, à savoir le prêteur. Or celui-ci n’a pas la capacité de déterminer à lui seul le niveau de la prime de liquidité, lequel ira se situer selon le rapport de force des deux contreparties de tout prêt, l’emprunteur potentiel aussi bien que le prêteur potentiel, qu’il s’agisse de l’aboutissement d’une négociation entre un prêteur et un emprunteur individuels ou du produit d’une « négociation globale » à l’échelle du marché des capitaux dans son ensemble.
La manière traditionnelle dont se résolvait la concentration excessive de la richesse était sa destruction épisodique, par la guerre ou la crise économique et financière. Pour parer les pertes dues à cette dernière, la finance a créé le produit financier dérivé qu’est le Credit-default Swap (CDS), un outil de gestion de la prime de crédit. On s’assure sur le marché des CDS contre le risque de perte dû à un « événement de crédit » : le non-remboursement du prêt ou le non-versement des intérêts. Il s’agit cependant d’une assurance en trompe-l’oeil puisque lorsque le risque se matérialise, l’assureur s’avère incapable de le couvrir. Souvenons-nous d’American International Group (AIG), l’assureur américain, et de son provisionnement du risque sur les CDS d’un montant de 6 milliards de dollars en septembre 2008. Si au début du mois ces réserves étaient jugées faramineuses, la somme s’avéra néanmoins dérisoire comparée aux 83 milliards que la compagnie dut régler à la fin du même mois. Ce sont bien entendu les États qui épongèrent l’ardoise, accroissant d’autant leur dette publique. Ce qui signifie que la concentration de la richesse dispose désormais du moyen de se prémunir contre toute menace sérieuse : par l’assurance du CDS, dont les États, c’est-à-dire la communauté, sont le réassureur de fait en cas d’accident.
Le krach de 1929 fit perdre beaucoup d’argent aux capitalistes ou aux rentiers. De la crise de 2008, ils sortirent indemnes : les États les protégèrent, non pas au nom de leurs intérêts particuliers (on n’osa pas) mais au nom de l’intérêt général (prétendument).
Aux déséquilibres inhérents au mécanisme de base de la finance, qui m’avaient conduit à qualifier le capitalisme comme « un défaut que présentent certains systèmes économiques », est venu s’en ajouter un autre, dont la nature éventuellement létale a rapidement été comprise : la spéculation, laquelle a du coup été prohibée à partir de la Renaissance dans la quasi-totalité des pays (à l’exception des Pays-Bas). La définition de la spéculation était alors stricte : « les paris à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers ». Les titres financiers en question étant des « instruments de dette » (des prêts), ces paris équivalaient dans la plupart des cas à des paris sur l’évolution des taux d’intérêt. L’interdiction de la spéculation fut abrogée à partir du milieu du XIXe siècle : en Suisse en 1860, en Belgique en 1867 et en France en 1885.
La spéculation, au sens du XIXe siècle, met en présence les plus gros acteurs des marchés financiers, tels que les banques et les fonds spéculatifs (« hedge funds »). Les paris dans un sens ou dans l’autre ne se faisant la plupart du temps à partir d’aucun élément d’information sérieux, ils sont d’une part inutiles (ils mobilisent de l’ordre de 40% des sommes prêtables par les banques) et nuisibles en ce que leurs opérations provoquent des pertes souvent considérables pour l’un des parieurs. La spéculation constitue donc un facteur supplémentaire dans la concentration de la richesse, le gagnant du pari accumulant de nouveaux gains, tandis que les pertes du perdant sont l’une des principales sources du risque systémique : le risque que le défaut d’un des acteurs entraîne certains de ses partenaires commerciaux dans sa chute, voire, comme en septembre 2008, un marché financier tout entier ou l’ensemble de ces marchés.
Le remède ici est connu et d’application aisée : rétablir dans la loi les interdictions de la spéculation qui prévalaient jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Quant à la spéculation dans le sens lâche du mot : la hausse du prix des maisons, Lord Adair Turner, ancien président de l’autorité des marchés financiers britanniques, avait fait remarquer que le parc immobilier est transmis à des prix surfaits par chaque génération à la génération suivante. La simple croissance de la population mondiale joue ici un rôle défavorable dont on voit mal quel pourrait être le remède sinon une baisse de son chiffre.
Au déplacement sauvage des capitaux, un remède est connu : le retour d’un ordre monétaire mondial tel qu’il en exista un de 1944 à 1971. La mise en place d’un nouvel ordre monétaire sur le modèle de celui que Keynes proposa en 1944, articulé autour d’une monnaie internationale commune, le « bancor », résoudrait d’un seul coup de nombreux défauts du système financier, au niveau international, mais aussi au niveau des nations individuelles : 1° il réglerait la question du protectionnisme en l’instaurant de fait, 2° il interdirait la libre circulation des capitaux, rendant impossible la pratique du carry trade (qui ne pourrait être reconstitué que de manière indirecte à l’aide de produits financiers dérivés du type dit « synthétique »), enfin, 3° il rendrait inutiles les grands traités commerciaux internationaux, sources de rancoeur du fait qu’ils sont fondés sur les rapports de force historiques brutaux entre les nations.
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