Passe l’automne, vienne l’hiver, le 1er septembre 2020 – Retranscription

Retranscription de Passe l’automne, vienne l’hiver.

Bonjour, nous sommes le 1er septembre 2020 et c’est la première fois que je fais une vidéo véritablement dans la nature. J’aurais pu la faire près de la maison mais mon cousin est en train de passer ce qu’il appelle sa tondeuse. En fait, c’est un tracteur parce que, quand je dis « la maison », il faudrait appeler ça autrement : on appelle ça « une propriété » quand ça fait une surface pareille.

C’est une histoire que j’ai racontée à un journaliste, à un journaliste du Monde, quelqu’un qui me, comment dire ? [me houspillait] qui m’interrogeait souvent sur mes opinions politiques qui lui semblaient extrêmes, exagérées, et je lui ai raconté une anecdote. Et alors, il a dit : « Ah ! », il avait compris.

Il avait compris : il était convaincu que je faisais partie de ces gens qui étaient de gauche ou d’extrême-gauche par ressentiment et puis, il a compris que non, ce n’était pas ça. Je ne sais plus l’expression qu’il a utilisée mais enfin, ça voulait dire traître à sa classe, voilà : « traître à sa classe ».

On s’identifie à des idées de gauche pour des raisons diverses. Dans mon cas, tiens, je vais un peu expliquer ça. Je suis né dans un milieu qui est un milieu cossu mais où étaient représentées des idées qui allaient, je dirais, vraiment de l’extrême-gauche à l’extrême-droite « civilisés » comme on dit : il n’y avait pas de néo-Nazis, il n’y avait pas de Staliniens partisans du goulag. Mais on avait l’éventail entre des idées d’extrême-gauche et d’extrême-droite qui étaient fort liées à la fortune, d’ailleurs, de chacun des participants, mais pas par ressentiment justement, mais par choix, choix de vie. Et donc, ça m’a sans doute, je dirais, modelé d’une certaine manière. J’ai grandi dans un milieu où dès l’enfance, j’entendais autour de moi des discussions quand même assez passionnées sur les représentations du monde, sur ce qui était important dans la vie : des valeurs ou bien de l’argent.

Donc un environnement qui vous conduit à vous poser des questions dès l’enfance parce que vous entendez des discussions passionnées et vous finissez par prendre parti. Ça peut même aller assez vite dans un cas comme celui-là.

Je voudrais ajouter quelque chose. Le paysage est idyllique. Nous sommes 4. Je suis venu avec ma sœur. Il y a ma cousine, ma cousine germaine, et puis son mari et nous sommes contents de nous revoir. Ce sont des gens que je vois au mieux une fois par an, sinon en moyenne disons tous les 2 ou 3 ans mais là, il faut bien dire que le voyage, cette fois-ci, a une petite dimension du film « Melancholia ». Nous sommes là, nous avons dans les 70 ans tous les 4 et il flotte peut-être un peu dans l’atmosphère une question du genre : « Combien de fois pourrons-nous encore faire cela ? ». Je pense à quelqu’un qui, ici, sur le blog, m’a dit : « Oui, mais M. Jorion, tout ce vous dites maintenant, c’est parce que vous êtes vieux, que vous allez mourir ». Je ne pense pas : c’est l’époque qui veut un certain nombre de choses. Je crois que les personnes qui me disent ça, en fait, essayent de se rassurer elles-mêmes un petit peu en posant la question dans ces termes-là mais je crois que ce sont un peu des astuces, des astuces à bon marché. Non, nous vivons une époque tout à fait particulière. S’il y a une atmosphère Melancholia, c’est parce qu’il y a une pandémie et il y a longtemps qu’on n’en a pas vue, parce qu’il y a cette menace, voilà, d’extinction liée au réchauffement clinique et puis, la nation la plus puissante au monde est en train de plonger dans la guerre civile. J’ai passé beaucoup de temps déjà à prévenir que ça allait se produire. Ça se produit quand même. Ce n’était pas à ma portée véritablement de changer le cours des choses mais enfin, voilà, j’ai voulu être le témoin de ce qui est en train de se passer.

Une idée qui me vient, c’est la mort de Stiegler par rapport justement à cette atmosphère de Melancholia, de fin, sinon du monde, en tout cas de fin d’un monde en particulier. J’ai eu la chance, d’une certaine manière, d’apprendre la mort de Bernard avant de savoir que c’était un suicide et pour cette raison-là, quand j’en ai parlé, comme c’était quelque chose que j’attendais – je ne l’attendais pas avec impatience mais je savais que ça allait se produire en raison de la conversation que nous avions eue lui et moi peu de temps auparavant et où la maladie avançait – et au moment où j’ai appris qu’il était mort, pour moi, ça ne faisait aucun doute que c’était l’issue fatale dont il m’avait parlée comme étant imminente ou relativement imminente. Et ensuite seulement, c’est ensuite seulement, contrairement à la plupart d’entre vous, que j’ai appris qu’il s’agissait d’un suicide. Et là, la tentation pour tout le monde, y compris pour moi, est de rapprocher alors son suicide d’autres dans l’histoire, comme celui de Walter Benjamin ou de Stefan Zweig. C’est-à-dire que, dans le cas de Benjamin, il y a aussi la maladie mais il y a aussi – et comme dans le cas de Zweig où la question de la maladie ne se posait pas, en tout cas pas de manière imminente – la question d’un verdict sur le monde, un verdict sur la vie, un verdict sur ce que c’est d’avoir été être humain et un verdict, je dirais, relativement pessimiste, une manière de dire : « J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai dit ce qui me semblait nécessaire ». Peut-être une dimension un petit peu de, vous savez, « Il faut une religion au peuple », une considération de type Machiavel reprise ensuite par Napoléon, qu’il vaut peut-être mieux ne pas dire toute la vérité aux gens parce que, s’ils connaissaient la vérité telle qu’elle est, ils en tireraient des conclusions sans doute désespérées ou désespérantes.

Quel est le message que je veux transmettre ? Je veux transmettre le message que ce n’est pas du tout mon point de vue.

Les choses peuvent devenir encore bien plus abominables. J’ai envie d’appeler ma vidéo quelque chose comme : « Après l’automne viendra l’hiver ». Nous sommes à l’automne. Nous sommes à l’automne. L’automne est déjà assez effrayant et, malheureusement, je crois qu’il y aura l’hiver pour les raisons que j’ai dites. On se dit qu’on est sortis ou qu’on va sortir, que c’est une question de minutes avant qu’on sorte de cette pandémie. Ça ne sera pas le cas. Et il en viendra d’autres. Nous sommes dans un monde qui est en train de se fragiliser et qui se fragilise aussi sur le plan politique et les choses peuvent devenir véritablement abominables avant qu’elles n’aillent mieux. Mais ceci dit, ceci dit, je crois que la conclusion que Zweig avait tirée était prématurée, celle que Benjamin avait tirée était prématurée aussi parce que le printemps est revenu après l’hiver : le printemps revient.

Alors, nous avons tenu jusqu’ici. Le moment n’est pas à la morosité. Le moment n’est pas à la désespérance. Il est, au contraire, à la mobilisation. Nos ancêtres ont fait que, à travers les épreuves les pires… Il y en a un qui nous disait hier sur le blog : « Ouais, c’est pas une vraie pandémie parce qu’il y a presque personne qui meurt ». Je lui disais : « Vous préférez alors celle de Justinien où il y avait la moitié des gens qui sont morts ? » mais la moitié a survécu.

La moitié a survécu et nous sommes toujours là. Alors, réfléchissons à quelques dates. La pyramide de Khéops, c’est il y a 4.500 ans. Les peintures dans la grotte de Lascaux, c’est il y a 17.000 ans et celles dans la grotte Chauvet, c’est il y a 35.000 ans et on est toujours là. Les épreuves sont sérieuses mais nous avons aussi cette capacité, justement, à la mobilisation quand les choses tournent mal. D’une certaine manière, et c’est pour ça que nous sommes là, nous sommes au mieux de notre forme quand ça tourne véritablement mal et nous pouvons le faire. Nous sommes capables de le faire.

Bon, il y a bien sûr du blues un peu de temps à autre. Il y a des atmosphères de Melancholia de temps à autre mais on est toujours là et on a les moyens, on est équipé. C’est quoi ? 1 million d’années de survie de l’être humain lui donnent quand même la capacité d’être une crapule abominable mais aussi d’avoir la capacité de survivre et de faire aussi, voilà, des choses admirables, extraordinaires comme ces décorations dans ces deux grottes. Nous sommes séparés de 17.000 ans de Lascaux. Il faut encore remonter 17.000 ans plus haut pour trouver les décorations de la grotte Chauvet alors, eh bien, on est les meilleurs ! Allez, on continue ! Salut !

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2 réponses à “Passe l’automne, vienne l’hiver, le 1er septembre 2020 – Retranscription”

  1. Avatar de timiota
    timiota

    Bon, allez, sans vrai rapport, mais y’a zéro commentaire !
    Voici ce que l’intelligence artificielle commence à pondre comme « éditorial »,

    https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/sep/08/robot-wrote-this-article-gpt-3

    Possible que nous restions des gentils humains préservés d’un pouvoir « impérialiste » et non-humain de l’IA pour 2 ou 3 générations, si ça commence comme ça.

    1. Avatar de Paul Jorion

      Waouh ! C’était mon rêve secret quand j’ai inventé ANELLA, qu’on arrive un jour à ça. Et on est à peine 31 ans plus tard…

      Bon j’ai vu, il y a un peu de montage de la part du Guardian, mais quand même …

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