Reprendre à zéro (bis) a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 27, 1986 : 17-18.
Si l’anthropologie n’a pas produit jusqu’ici de science de l’homme, est-ce parce que c’est impossible ?
On m’en veut, paraît-il, d’avoir écrit récemment (Reprendre à zéro) qu’il ne s’était rien produit de vraiment neuf en anthropologie depuis vingt ans, et qu’il existait peut-être même de bonnes raisons pour penser qu’il fallait reprendre les choses à zéro. En affirmant cela, je me rendrais coupable, dit-on, de poser un regard condescendant sur la profession anthropologique, et je me livrerais à une entreprise de destruction bien plus que de construction. Sur ce dernier point, les lecteurs de la présente chronique savent très exactement ce qu’il en est puisque je les entretiens depuis plusieurs mois et avec franchise, de ce qui, à mon sens, va ou ne va pas dans le domaine de l’ethnologie. Mais, et quitte à aggraver mon cas, je voudrais apporter ici quelques arguments supplémentaires à ma thèse iconoclaste. D’où, le présent Reprendre à zéro (bis).
La question des fondements
Pourquoi avancer une thèse aussi radicale ? Les raisons sont multiples ; d’abord, en plus de cent années d’efforts constants, l’anthropologie n’est pas parvenue à poser les fondements d’une authentique science de l’Homme à partir des Sauvages, Barbares et Paysans. On a écrit !… Ah, ça oui ! On a écrit, on a même décrit profusément. Beaucoup mieux que ne le faisaient déjà administrateurs et missionnaires ? La question mérite sûrement d’être posée. Mais il demeure possible à tout moment – et sans que la question soit nullement rhétorique – de demander : « Qu’est-ce que l’anthropologie ? », entendez, est-elle déterminée par son objet – comme je le suggère moi-même en parlant de Sauvages, Barbares et Paysans – ou par sa méthode, l’observation participante, ou bien encore, par son ambition d’explication totale.
On pourrait dire que la question des fondements n’est jamais essentielle, puisqu’il n’y a, après tout, que quatre-vingt-dix ans qu’on se préoccupe des fondements des mathématiques. D’accord. Mais l’ethnologie n’est pas une méthodologie générale comme le sont les mathématiques, c’est une science de l’Homme, c’est-à-dire – méfions-nous de toute valse des étiquettes – une science morale. Ce qui veut dire, que quand on parle de fondements, il faut entendre programme de recherches, ou paradigme au sens de « cadre conceptuel ». Or, les problèmes de cet ordre, l’ethnologie les a toujours traités par-dessous la jambe. Souvenons-nous de l’unité psychique de l’humanité : on y croit, on n’y croit pas, mais jamais – sauf chez Lévy-Bruhl – l’ombre d’un argument, ni surtout l’ombre d’une preuve.
Or, cela n’a pas toujours été le cas. Durant ce qu’il faudra peut-être un jour qualifier d’Age d’Or de l’anthropologie (la période qui s’étend de 1860 à 1920), d’authentiques questions sur l’Homme furent posées, et d’authentiques réponses furent apportées. Bien sûr, ces réponses étaient maladroites, prématurées ; quoi qu’il en soit, les questions étaient essentielles : l’origine de la religion par exemple. À la veille de la Grande Guerre, le monde intellectuel tout entier se passionne pour la question du totémisme. Ce n’est qu’une question oiseuse, car quel est l’enjeu ? La nature du sacré, l’origine du tabou, le mécanisme du sacrifice. Or le massacre de la Grande Guerre : le sacrifice de millions de soldats au nom de l’Amour Sacré de la Patrie, devait cruellement souligner que la question méritait d’être traitée et demeurait loin d’être élucidée.
Médecins, juristes, physiciens, historiens, géographes (Durkheim, Freud, Wundt, Malinowski, etc.) se convertirent alors à l’anthropologie, comme on se convertit aujourd’hui à l’informatique. Que reste-t-il à l’heure actuelle d’une théorie anthropologique de la religion ? Rien ! Ah si ! Les propos saint-sulpiciens de Clifford Geertz ou de Mary Douglas, que la religion, c’est très bien, et que, d’ailleurs, il faut en avoir une pour être un ethnologue digne de ce nom. Plus de réponses, ni surtout, plus de questions !
Réponse à la demande sociale
Ne disposant pas de programme de recherche, l’anthropologie fit ce que fait toute science morale : répondre à une demande sociale, mais dans le plus grand désordre faute de pouvoir se donner comme référence constante le progrès interne de la discipline. Car, qu’advint-il après la Grande Guerre ? L’anthropologie se mit tout entière au service de la décolonisation. Ce qui en soi était fort admirable… si l’on n’avait cru devoir, pour ce faire, renier entièrement les acquis de la période précédente. Le seul moyen de fournir des arguments pour l’indépendance des peuples colonisés, était, nous dit-on, de prétendre qu’ils étaient en tout point pareils à nous… en un peu moins malins cependant, bien entendu. Au lieu donc de fonder notre reconnaissance de l’autre sur l’altérité de sa différence, on en vint à la fonder sur l’infantilisme prétendu de son identité à nous. C’était, paraît-il, le seul langage qui se puisse tenir pour convaincre les puissances civilisatrices. Comme elles n’y entendirent rien de toute façon, le détour ne méritait sans doute pas d’être fait. Quoi qu’il en soit, les acquis de l’anthropologie furent dorénavant que le totémisme n’existait pas, ou que, s’il existait, il était sans importance ; également, qu’il n’y avait pas de mentalité primitive ou que, s’il y en avait une, c’était la nôtre aussi, d’une certaine manière, et ainsi de suite.
Quand les peuples devinrent indépendants, ils n’en firent pas moins de l’anthropologie le symbole du colonialisme passé. On dit que N’Krumah possédait dans l’antichambre de son bureau un tableau représentant une allégorie du colonialisme ; on y voyait, aux côtés du capitalisme et du missionnaire, un ethnologue tenant à la main un ouvrage d’Evans-Pritchard et de mon regretté maître Meyer Fortes.
Tous ces articles, toutes ces causeries des Malinowski, Radcliffe-Brown ou Nadel, où il s’agissait de caresser le ministère des Colonies dans le sens du poil, avaient donc été vaines. Et doublement car certains en faisaient la preuve : il était tout à fait possible d’apporter à la décolonisation le soutien intellectuel qu’elle méritait sans pour autant mettre à mal la vérité. Prenons quelques exemples, en soulignant que ceux qui s’engagèrent dans cette voie, le firent au prix d’une expérience personnelle qui ne fut pas toujours sans risque.
Des exceptions probantes
Leiris reconnut dans l’Afrique le fantasme occidental du monde à l’envers, et décrivit, à l’inverse, l’Afrique digne et vivante, telle qu’elle est. Lévi-Strauss reposa la question de l’altérité dans les termes de la pitié rousseauiste, dans l’identification spontanée à l’autre, et situa le respect des autres cultures comme cas particulier du respect de la vie. Bourdieu nous parla de l’Algérie comme d’un monde ordinaire où le réglé est ce qui va sans dire, alors que l’énoncé de la règle relève, lui, d’une stratégie. Clastres répondit aux interrogations de Mai 68 à partir d’une réflexion sur la chefferie comme rempart, conscient de lui-même, contre des maux plus graves en gestation. Parfois, comme chez Jaulin ou Monod, un message explicitement éthique ne put se faire entendre qu’en prônant la destruction de l’autre anthropologie – celle qui mentait – ce que l’on fit mine d’entendre comme la fin de toutes anthropologie possible.
Les colonies ont vécu, mais le style de l’ethnologie coloniale leur a survécu : négation paternaliste de l’altérité de l’autre – et donc de ce qu’il pourrait nous apporter et que nous ne savons pas – coulée dans le moule du protocole objectiviste des sciences naturelles.
Dire que le Sauvage-Barbare-Paysan était en tout point pareil à nous-mêmes, c’était souligner mine de rien l’écart technologique entre lui et nous et mettre en scène sa société et sa culture comme formes d’un ratage. C’était proposer comme conclusion ce qui n’était en fait que le principe, le point de départ de la réflexion : qu’il n’y avait rien à apprendre de lui que nous ne puissions savoir aussi bien (et probablement beaucoup mieux) en nous observant nous-mêmes. Bref, on aboutissait à la négation même de toute science de l’Homme. Pas étonnant dès lors que les intellectuels et le public « éduqué » – comme disent les Anglais – cessèrent de lire les anthropologues.
L’anthropologie a galvaudé son crédit. Mais il serait tout à fait regrettable d’imaginer que si Sauvages, Barbares et Paysans paraissent ne plus rien avoir à nous apprendre, ce serait parce que, délaissant le passé, nous préférons aujourd’hui nous tourner vers le futur. Le Sauvage n’aurait-il plus rien à nous apprendre dans un monde de Guerre des Étoiles ? Nullement, la preuve c’est que nous pouvons nous pencher sur le Robot Pensant comme sur un nouvel enfant sauvage de l’Aveyron, et que nous nous inspirons dans ce que nous lui enseignons, de la façon dont le paysan apprend à travailler. Non, si nous n’entendons plus ce qu’a à nous dire l’ethnographié, c’est que nous pensons avoir fourni la preuve qu’il n’avait rien à nous apprendre, préjugé dont il sera dit que nous ne sommes parvenus à nous défendre qu’au cours des temps fondateurs : les soixante années qui vont de 1860 à 1920.
Capituler ou réfléchir
Alors, que faire ? La proposition la plus néfaste réside sans doute dans cette anthropologie up to date que défendent les herméneutes tel Geertz. Si l’anthropologie n’a pas produit une science de l’Homme en cent années, c’est, nous dit-il, que la chose est impossible. Puisqu’il apparaît rétrospectivement que Malinowski n’a jamais écrit que des romans, eh bien, écrivons des romans ! On n’avait rien entendu d’aussi révolutionnaire depuis qu’Evans-Pritchard, devenu dévot sur le tard, renonça solennellement à la Science et à ses pompes, pour se convertir aux Humanités rédemptrices. La capitulation intellectuelle n’avait jamais fait que bavarder, nous disent-ils, et ils ajoutent, surtout quand elle croyait faire œuvre de science ; il vaudra mieux bavarder dorénavant… en connaissance de cause.
S’il ne s’agissait que de contenter les ethnologues désillusionnés qui se disent qu’il est de toute façon trop tard pour faire machine arrière, alors un pareil « idéal » devrait pouvoir faire l’affaire. Mais s’il est au contraire question de remonter la pente, de tenir à nouveau des propos qui intéressent le public « éduqué » et non les seuls anthropologues, alors, il faudra réinventer autre chose, et de plus enthousiasmant. Car – qu’on se le dise – pour écrire des romans, rien ne vaudra jamais les romanciers.
Suffirait-il peut-être d’éliminer l’exotisme ? C’est impossible, l’exotisme est au fondement même de l’interrogation anthropologique, il est le noyau dur de son objet. On peut aussi bien faire de l’aquarelle sans la couleur, mais on en a bien vite fait le tour.
Suffirait-il alors de prendre au sérieux l’appellation de science de l’Homme, et de faire de la science au sens des sciences de la nature ? Certains l’ont fait, le travail de Morgan sur la parenté ressemble à une « cristallographie humaine », Radcliffe-Brown a fait de la bonne sociologie, Lévi-Strauss, de la psychologie cognitive, et Clastres, de la science politique. Tout cela, remarquons-le, à partir des mêmes Sauvages. On peut aussi, dans un style plus résolument proche d’une physique sociale à la Quetelet, ou à la Durkheim, produire une anthropologie fondée sur d’authentiques modèles mathématiques, ou bien, plus modestement, produire une « phénoméno-métrie », dont les « explications » se contenteront d’établir des corrélations entre groupements de phénomènes de types différents.
Tout cela ressemble à de la science et, à la limite, cela peut même en être. Mais, mis tout ensemble, cela équivaut à l’espoir d’une science. Le temps est venu sans doute, de reprendre les choses en réfléchissant à ce que l’on fait. C’est très précisément ce que j’entends dire quand je déclare qu’il convient de reprendre à zéro.
Cela ne signifie pas – bien entendu – que tout ce qui a été fait n’aura servi à rien ! Un matériau énorme a été rassemblé, enchâssé dans des demi-théories, mais en général récupérable. Mais ces demi-théories devront disparaître du tableau achevé, dont elles ne seront plus que les repentirs.
Kernun/Paris, avril 1986

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