Évanescence éventuelle de l’objet (1986)

Évanescence éventuelle de l’objet a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 24, 1986 : 24.

Si l’on ne veut pas que l’objet de l’anthropologie ce soit les plumes, que faut-il qu’il soit ?

On entend dire quelquefois que l’anthropologie risque de disparaître faute d’objet. Lévi-Strauss, par exemple, avait dit cela il y a vingt-cinq ans [écrit en 1985] dans un article important publié par le Courrier de l’UNESCO. Il affirmait que les cultures étudiées par l’ethnologue disparaissent une à une et que l’objet de l’anthropologie finirait par simplement s’évanouir.

Il pensait aux Sauvages : c’est vrai que des hommes, des femmes, des enfants, appartenant aux sociétés les plus simples sont quelquefois massacrés sans plus de détours. Souvent, des cultures originales s’édulcorent au contact d’un monde moderne qui leur impose sa culture « monotone ». Mais plus souvent encore, les Sauvages d’hier adoptent celle-ci d’enthousiasme une fois qu’ils l’ont découverte : forum des Halles, sous-terrain, snack-bar à paillettes dorées, rêve prospectif de l’homme éternel ! Tendres Amazoniens qui s’interrogent s’il faut interdire ou non l’usage du transistor durant les cérémonies. Oui, tous les cas de figure se rencontrent.

Je lus ce texte de Lévi-Strauss alors que je n’étais qu’anthropologue en puissance, mais l’idée que l’ethnologie dusse disparaître avec les dernières parures en plumes me parut déplaisamment suspecte. Il me semblait confusément que l’anthropologie ne dépendait pas tellement des cultures que des hommes. Et tant qu’il en resterait un, comme disait le poète (Victor Hugo, dans Ultima Verba), je pourrais être celui-là.

Sur ce point, Lévi-Strauss me donnait raison : n’avait-il pas écrit dans ces mêmes années des paroles impies – qui lui aliéneraient pour toujours l’anthropologie anglo-saxonne – à savoir qu’il lui était indifférent que l’analyse des mythes amérindiens nous révèle des choses inconnues sur les Indiens ou sur lui-même, puisque, dans un cas comme dans l’autre, c’est notre compréhension de l’esprit humain qui s’en trouverait augmentée.

La parure ou celui qui la porte

M’étant convaincu qu’il fallait expressément dissocier l’existence de l’anthropologie de celle des Sauvages à plumes, j’allai vivre avec des pêcheurs bretons qui m’étudièrent avec autant de soin que je les étudiai moi-même. Je trouvai des gens avec du bon sens, des croyances injustifiées et des peurs déraisonnables. Bref, des gens comme vous et moi. Mais aussi du courage, beaucoup de courage, comme ni vous ni moi n’en avons eu depuis très longtemps.

Plus tard, l’occasion me fut donnée de vivre avec des pêcheurs africains, gens estimables dont les fêtes païennes et tambourinées nous donnent le droit de les considérer comme authentiques « Sauvages à plumes » (très belles, rouges et de perroquet). À ma surprise, ils m’étaient beaucoup plus proches que les pêcheurs bretons : la barrière d’un catholicisme intégriste sans doute (le Vaudou est, comme on l’a déjà noté, un polythéisme peu éloigné d’un athéisme). Encore une fois, des gens comme vous et moi, mais davantage.

Il existe en anthropologie un postulat, emprunté par Franz Boas (1858-1942) à Adolf Bastian (1826-1905), qui lui-même le tenait de Guillaume de Humboldt (1767-1835) : « l’unité psychique de l’humanité ». Il s’agit d’un postulat parce que personne ne s’est jamais soucié de le démontrer. C’est quelque chose qui va de soi, et pour qui a fait l’épreuve de la psychanalyse, cela va encore davantage de soi. Oh, ce n’est pas que l’analyse fasse du bidasse un héros, ni qu’elle vous offre la clef de l’empathie automatique, mais la psychanalyse balaie les fondements d’une certaine méconnaissance de soi qui constitue l’autre comme autre, c’est-à-dire incompris et haï. Cette ignorance de soi qui fait dire : « Alors, tu sais comme je suis, je lui ai répondu : « Monsieur Dugenou, ce genre de choses vous pouvez les dire à certains, mais pas à moi, etc. ».

Ce qui fait que quand le soir, entre la lampe-tempête et la bouteille de sodabi posées sur la table, on vous confie les yeux dans les yeux, « Vous savez, chez nous, ce qui rend malade, c’est l’envie du voisin, c’est le spectacle de l’enfant qui souffre et pour qui on ne peut rien… », on dit « Oui, chez nous c’est pareil », sans flagornerie, simplement parce que c’est vrai. Alors on se surprend à penser, si demain ces gens révéraient la Vierge de Dassa (Notre-Dame d’Arigbo), au lieu de Hévioso (dieu vaudou de la foudre et du tonnerre) comme aujourd’hui, mériteraient-ils moins notre respect ? « Vous savez Monsieur Jorion », me dit Philomène, un peu coquine, « La Vierge de Dassa et Hévioso, c’est exactement la même chose ! ». N’y aurait-il pas dans cette suggestion que l’objet de l’anthropologie s’évanouit, comme un plus grand respect pour la parure en plumes que pour celui qui la porte ?

Alors, si l’on ne veut pas que l’objet de l’anthropologie ce soit les plumes, que faut-il qu’il soit ? Dans une interview récente (Magazine Littéraire, novembre 1985), Michel Serres dit : « … je voudrais aussi qu’on étudie une promotion de l’ENA, ou des académiciens ; on ne demande jamais à ces messieurs le rythme des règles de leurs épouses, tandis qu’on a tout à fait le droit de le demander aux paysans ». Bien entendu, le véritable anthropologue ne pose jamais de questions, ni sur ce sujet-là ni sur aucun autre : la menstruation, c’est une chose qu’on lui dit ou qu’on ne lui dit pas, mais on ne peut reprocher à Serres de juger la profession sur ses représentants médiocres. Ce que Michel Serres affirme, c’est que l’anthropologie consiste à poser le regard du haut vers le bas. Et c’est vrai. C’est-à-dire qu’elle peut légitimement apparaître comme le regard du riche porté sur le pauvre.

Porter le regard au loin

Il en est toujours ainsi de l’anthropologie exotique, presque toujours de l’anthropologie rurale, et encore davantage de l’anthropologie urbaine. Et pourquoi donc ? On peut évoquer le rapport de force qui autorise le nanti à poser des questions au misérable mais, comme on vient de le voir, l’anthropologie, ce n’est pas nécessairement poser des questions. La réponse est que les pauvres, il faut les expliquer, alors que les riches vont de soi. Or, c’est une question de méthode, l’anthropologie ne parle pas de ce qui va de soi.

L’anthropologie doit expliquer, et pour ce faire, elle ne peut se confier nonchalamment à la compréhension immédiate qui vaut seulement pour les choses qui nous sont sues. « Il faut tout dire », comme au commissariat, soit sur le mode phénoménologique, en se contentant de « styliser » un réel sinon trop foisonnant, soit sur le mode objectivant en modélisant dans un espace de modélisation ad hoc. Tout dire, pour augmenter les chances de comprendre, pour déboucher sur une explication totale, et non sur une description impressionniste où l’intuition doit palier les lacunes, en tombant d’ailleurs à côté de la plaque une fois sur deux. Voilà pourquoi, comme le dit Lévi-Strauss après Rousseau, il vaut mieux porter le regard au loin.

Ce qui explique pourquoi la bonne ethnologie urbaine est plus difficile à écrire que la rurale, et la bonne ethnologie rurale plus difficile que l’exotique. Car comme le veut la sociologie – sinon l’optique – plus l’objet est proche, plus on a de mal à le distinguer. La ville, cela va de soi, beaucoup trop, la campagne cela va encore un peu de soi, « Ce sont des gens comme nous, n’est-ce pas ? » La Nouvelle-Guinée, cela ne va plus de soi. C’est pour cela que le pauvre est plus facile à ethnologiser que le riche, non pas parce qu’il est pauvre, mais parce qu’étant pauvre il est nécessairement lointain aux yeux de l’anthropologue commun, donc plus facile à expliciter (ce qui ne veut pas dire plus facile à expliquer) que le riche trop proche, car identique à lui.

On pourrait à bon droit me rétorquer qu’il faudrait s’entendre sur la notion de « lointain » : l’Irlande rurale, c’est la Bretagne il y a soixante ans, en Afrique, on rencontre l’Europe du XVIIIe siècle : l’octroi sur les routes, la personnalisation rétribuée des rapports administratifs, le respect appliqué de l’écriture comme indice d’ascension sociale, etc. C’est exact : pourquoi cette incompréhension radicale de ce qui fut le lot commun de nos arrière-grands-parents, ou parfois de nos grands-parents ? Parce que nous avons oublié : notre chevauchée fantastique se fait au prix de l’amnésie culturelle, le refoulement de ce qui, sitôt après, paraît indigne. Même si nous y échappons comme individus ; notre culture toute entière est une culture de nouveaux riches dont le carburant est l’oubli. L’anthropologie, c’est là sa gloire, viole les sépultures de notre culturel refoulé.

Il me faut donc revenir pour finir sur mon intuition juvénile, la condition minimale de survie de l’anthropologie, ce n’est pas la mienne propre, c’est celle à côté de moi d’un autre – sidérant dans sa différence – à expliquer : « Que n’est-il pas moi ? »

13 novembre 1985

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9 réponses à “Évanescence éventuelle de l’objet (1986)”

  1. Avatar de Pierre-Alain Dauzet
    Pierre-Alain Dauzet

    Joyeux Noël !

    1. Avatar de Paul Jorion

      Merci ! De même à vous !

  2. Avatar de timiota
    timiota

    On a aussi l’évanescence en optique (les ondes évanescentes, la queue d’ondes pourtant bien là, mais refusant d’aller voir … au loin, ou si discrètement).
    L’évanouissement de 2020 s’approche…

  3. Avatar de Jérôme Boyer
    Jérôme Boyer

    Est-il possible de « tout dire »? ou préférable de pouvoir « parler de tout »?

  4. Avatar de Jérôme Boyer
    Jérôme Boyer

    J’aurais du dire souhaitable 😉

  5. Avatar de Foatelli Gilles
    Foatelli Gilles

    Joyeux Noël Paul et continuez à nous faire surfer sur la vague de l’intelligence, nous en aurons encore besoin en 2021 !

  6. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Excellent ! A la lumière de ce texte, l’on comprend, par exemple pourquoi les juges et le jury doivent se muer en anthropologues de circonstances, afin d’analyser et de comprendre le cheminement (intellectuel?!) de l’auteur d’un crime, et pouvoir ainsi adapter la sanction la plus adéquate aux faits réalisés.

  7. Avatar de juannessy
    juannessy

    L’amnésie culturelle que vous évoquez en fin de texte , me rappelle cette impression étrange qu’il m’est arrivé de ressentir au prix d’une carrière assez longue même si elle ne couvre pas des siècles .

    Elle est celle du constat d’une perte de mémoire « technique » collective dans les tâches du service , qu’il s’agisse de bureau d’études , d’organisation de terrain ,de compréhension de la législation de tous codes , de relation aux équipes par la  » hiérarchie intermédiaire » . Et , à y réfléchir alors , j’avais aussi conclu que , à défaut de chevauchée fantastique , c’était bel et bien les conditions sociétales d’environnement global qui provoquait cette « amnésie » .

    Ce qui était plus irritant , c’était de s’entendre dire par des jeunots qu’ils avaient eu ,  » eux  » , une fulgurance géniale pour résoudre telle ou telle situation , alors que c’était mon lot courant 30 ans auparavant et que j’avais en vain essayer de le leur apprendre ! Ça me donnait des envies de meurtre que j’ai appris heureusement à maîtriser , et ça m’a bien servi parce que , je me suis souvent trouvé avec le même sentiment bizarre qu’on prétende m’apprendre ce que je savais de toute éternité , avec mes propres enfants !

  8. Avatar de PHILGILL
    PHILGILL

    « Que n’est-il pas moi ? »
    Mais qui se pose cette question, aujourd’hui ?
    Peut-être un comédien, une comédienne…
    Ce qui ‘expliquerait’ pourquoi Paul Jorion aime tant donner la parole aux artistes.
    Michael Lonsdale : « Ce n’est pas moi qui m’intéresse, c’est d’être les autres. »
    Enfin, faut-il aussi y deviner la possibilité d’une… transmigration ?

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