![]()
Lévy-Bruhl, ou le propos déplacé a paru dans L’Âne Le magazine freudien, 31, 1987 : 23.
Dans les carnets qu’il tint au cours de sa dernière année (1938-1939), et qui furent publiés à titre posthume en 1949, Lucien Lévy-Bruhl écrivait, « J’ai eu l’approbation de beaucoup de coloniaux, – mais beaucoup se sont refusés à me suivre, dont beaucoup d’Anglais, et ils n’ont pas changé d’attitude malgré mes explications. C’est que, pour eux, il est évident que l’esprit humain est partout le même et ils trouvent qu’il ne faut pas perdre son temps à discuter la thèse contraire, qu’ils m’attribuent ».
Cette foi très britannique dans l’unité psychique de l’homme me revint à l’esprit lors d’une altercation qui m’opposa dans un hôtel d’Accra à un sujet du Royaume-Uni (*). L’importun me rappelait les moins heureux de mes jours anglais en le prenant de très haut, donnant du « old chap » aux uns, et du « my good man » aux autres. Au bout d’un moment, au nom de la cause commune, je l’avais interpellé dans sa langue. Sur quoi, faisant preuve de l’irrécusable qualité de sa race, il m’avait très civilement prié de l’excuser. Qui mieux que l’Anglais semble en effet manifester par son comportement une croyance indéfectible que l’esprit humain n’est précisément pas partout le même, et demeure très mal partagé. Ne me contrediront certainement pas les habitants des anciennes possessions de la Couronne : la foi britannique dans l’unité psychique de l’homme a, le plus souvent, laissé un souvenir cuisant.
Alors, hypocrisie ? Aucunement, et je tiens à dire pourquoi. Voici le souvenir infidèle d’une lecture. Il s’agissait des mémoires d’une femme, veuve d’un officier colonial britannique en Afrique occidentale. Un jour, la dame avait été invitée par le Gouverneur d’une colonie voisine, en fait très proche, sous mandat français. Elle se mit donc en route, en proie aux plus vives appréhensions : pour elle, les colons et fonctionnaires français possédaient chacun une demi-douzaine de maîtresses indigènes, plus ou moins avouées, plus ou moins affichées, flanquées d’une marmaille innombrable de couleur imprécise. L’expédition s’annonçait donc comme une plongée inquiétante dans la barbarie. Au terme du voyage les préventions se virent rapidement confirmées. Du moins jusqu’au soir. Car, durant le dîner, son hôte l’entretint longuement de littérature. Puis, se mettant au piano, il la ravit par un récital improvisé mais de grande qualité. Il termina cette soirée charmante en pleine possession de ses facultés intellectuelles, et non ivre-mort sous la table, comme il aurait été concevable at home. La dame en fut fort perplexe : la civilisation existerait-elle sous des formes variées, s’interrogeait-elle ?
C’est là que se situe le ressort de la bonne foi britannique : l’Anglais est convaincu de l’unité psychique de l’humanité, il est convaincu aussi que les hommes de distinguent par l’éducation. Foin donc de supputations sur d’éventuelles discontinuités radicales entre peuples. L’Empire a pu se bâtir entièrement sur la conviction que les Sauvages étaient pareils à nous, simplement atrocement working class.
Pour les Latins, c’est très différent. L’histoire nous rappelle que les voyageurs portugais qui revenaient de lointaines expéditions avec femmes et enfants glanés ici ou là, étaient appelés ensuite à témoigner sur une question essentielle : trancher si oui ou non leurs épouses et progénitures possédaient une âme. Schize absolue entre la solution qu’ils avaient spontanément apportée à la question de l’unité de l’homme sur le plan pratique, et l’impossibilité d’en tirer les conséquences immédiates sur le plan intellectuel. Tout se passe comme si les Britanniques avaient trouvé dans l’« éducation » le moyen de rendre compte de tous les écarts observés, tandis que les Latins avaient voulu trouver dans l’affirmation tardive d’une différence essentielle, une réassurance quant au caractère en fin de compte indifférent du mouvement qui les avait, dans un premier temps, conduits à se mêler aux Sauvages sans plus réfléchir.
On trouve là les éléments qui permettent d’expliquer le degré très différent de reconnaissance dont jouit aujourd’hui l’œuvre de Lucien Lévy-Bruhl dans les mondes anglo-saxon et latin. En affirmant dans Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), puis dans les cinq volumes qui suivirent, que la « mentalité primitive » était radicalement différente de la nôtre par son indifférence aux contradictions logiques et par la prépondérance qu’elle accorde à la participation mystique, le philosophe semblait, aux yeux de la classe intellectuelle française, soutenir le préjugé commun par l’autorité du savant. Pour les Anglo-saxons au contraire, la fausseté à priori de la thèse lévy-bruhlienne permettait au contraire de l’examiner minutieusement in all fairness et de lui reconnaître, le cas échéant, une validité partielle.
Sur cette question des formes diverses de la pensée, l’œuvre de Lévy-Bruhl demeure inégalée : une infinité de documents rédigés dans une multiplicité de langues furent accumulés par lui, il entretint aussi une abondante correspondance, et les informations ainsi réunies furent analysées et réanalysées sans relâche, poussées dans leurs derniers retranchements, durant trente années. Il ne manquait à cette pensée, pour s’assurer davantage, que de se soutenir de matériaux comparatifs quant à l’évolution de notre propre pensée ; ce sont l’histoire des sciences, l’histoire de la philosophie, l’histoire de la logique aussi bien sûr, qui nous offrent aujourd’hui le tableau constamment complété d’un progrès proprement dit.
Lévy-Bruhl disparut en 1939 à l’âge de quatre-vingt-un ans ; comme pour Freud, on se retient d’écrire « eut le bonheur de mourir en 1939 ». De janvier 1938 jusqu’à ses derniers jours, il tint un carnet où il consignait la matière de ce qui devait être son prochain ouvrage. Il s’adresse des reproches sévères, parfois même excessifs, quant aux défauts de ses livres précédents : la différence entre la mentalité primitive et la nôtre n’est pas authentiquement d’ordre logique, écrit-il, la pensée primitive n’est pas contradictoire, elle accepte seulement de réunir des jugements qui nous paraissent incompatibles, elle est bien conceptuelle, mais ses concepts sont sans profondeur, juxtaposés de façon insuffisamment déterminée. Et bien d’autres remarques visant toutes à une clarté toujours plus grande.
La piété a voulu que ces carnets soient publiés en 1949. Ce fut, à mon sens, une erreur, car il devenait ainsi loisible à tous ceux qui n’avaient pas lu l’œuvre de Lévy-Bruhl, de se contenter de cet opuscule et de se méprendre sur sa signification. Quel soulagement, ont pu penser les ignorants : « Le maître se renie, affirme s’être toujours trompé. Les six volumes sur la mentalité primitive n’étaient qu’une gigantesque erreur, c’est lui-même qui le déclare (je n’ai heureusement pas perdu mon temps à les lire !) ».
Une génération a dû passer avant que l’œuvre du philosophe ne soit redécouverte. À l’origine du malentendu était l’humilité d’une pensée qui à l’âge de quatre-vingts ans se savait imparfaite et se voulait encore perfectible (**).
Paris, le 27 mars 1987
====================
* J’ai rapporté cette anecdote plus récemment, et de manière plus détaillée, dans ma vidéo « Ce que je vais faire maintenant », le 1er février 2020 :
Je suis un jour à Accra au Ghana. Je suis dans un hôtel et il y a là un Blanc, manifestement un Britannique, qui est un train de traiter comme du pus le personnel. Il hurle : c’est une caricature de ce qu’on voit dans les films sur le colonialisme. Et je vais vers ce gars-là. Ce gars-là, il faisait deux fois ma taille et était super baraqué. Et je lui dis : « Monsieur, je vous demande d’arrêter ».
Et qu’est-ce que je fais en le faisant ? Je prends mon plus bel accent de Cambridge et en une seule phrase, je lui dis avec l’accent qu’il faut : « Monsieur, je vous demande d’arrêter ».
Et ce type, au lieu de faire ce à quoi je m’attendais, et qui aurait eu lieu dans un autre pays que la Grande-Bretagne ou ses anciennes colonies, au lieu d’écraser son poing sur mon visage, il me regarde fixement et me dit : « Monsieur, « Sir », je vous promets de ne plus jamais faire une chose comme celle-là ! »
** J’avais donc écrit cela en 1987, à la suite de quoi j’ai voulu rendre justice à Lévy-Bruhl, comme je l’ai raconté il y a quelques jours dans Cambridge University IV. Glissements progressifs de la curiosité intellectuelle :
Une reformulation de l’approche inaugurée par Lévy-Bruhl me semblait susceptible d’éclairer les questions que se posait l’intelligence artificielle à la fin des années 1980. Je publiai un article intitulé : « Intelligence artificielle et mentalité primitive. Actualité de quelques concepts lévy-bruhliens » (Revue Philosophique, 4, 1989 : 515-541) qui attira l’attention de la famille du philosophe depuis longtemps disparu. Je fus l’invité d’une réception dans une maison jouxtant le Bois de Boulogne où la fille de Lévy-Bruhl m’assura avec reconnaissance qu’aux yeux de la famille, qui me fut présentée ce jour-là, j’avais réparé l’injustice commise selon elle par Lévi-Strauss envers son père.
Répondre à un lecteur Annuler la réponse