Texte de synthèse inédit en plusieurs parties sur cette question que j’ai eu l’occasion d’effleurer ici et là.
J’ai mentionné un point d’achoppement pour la réflexion de type évolutionniste en anthropologie : cette question du totémisme des « Sauvages », du terme dont les anthropologues évolutionnistes désignaient certaines peuples : leur manière de concevoir le monde très différente de la nôtre, et cette interrogation, ce pavé lancé dans la mare par le philologue Max Müller à Oxford au milieu du XIXe siècle qui dit en substance : « Je ne décèle aucune trace dans la culture occidentale de quoi que ce soit qui correspondrait à ce stade de la « sauvagerie » telle que nous le définissons pour affirmer que d’autres peuples s’y trouvent toujours ».
La pensée anthropologique aurait pu s’enrichir considérablement de la querelle du totémisme : le débat faisait rage, des chercheurs quittèrent en masse leur domaine de recherche pour se faire, au moins provisoirement, anthropologues : le philosophe et psychologue allemand Wilhelm Wundt (1832-1920) le devint à cette occasion, ainsi que le folkloriste James Frazer, de même pour Émile Durkheim, fondateur de la sociologie, et Sigmund Freud, fondateur de la psychanalyse. Ils nous apprendraient tous ensemble, des choses fascinantes sur la nature du sacré, sur l’origine du tabou, sur la fonction du sacrifice.
Le débat du totémisme avait pris son envol dans les années 1870, avec l’article de John Ferguson McLennan (1827-1881) qui s’intitulait « The Worship of Animals and Plants », et il trouverait à se déployer pleinement sur la période de quatre ans s’étalant de 1910 à 1913, quand parurent les ouvrages consacrés à ce sujet dus à Frazer (Totemism and Exogamy, 1910), Durkheim (Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912), Freud (Totem und Tabu, 1913), ainsi qu’un ouvrage mineur de Malinowski (The Family among the Australian Aborigines, 1913).
Et toute cette agitation – on ne s’en étonne pas assez – n’eut aucune influence sur l’anthropologie : dans Le totémisme aujourd’hui que Lévi-Strauss publia en 1962, il se posait même la question si le totémisme existait véritablement : « Il en est du totémisme comme de l’hystérie, écrivait-il, quand on s’est avisé de douter qu’on pût arbitrairement isoler certains phénomènes et les grouper entre eux, pour en faire les signes diagnostiques d’une maladie ou d’une institution objective, les symptômes même ont disparu, ou se sont montrés rebelles aux interprétations unifiantes » (1962 : 5) Or, contrairement à ce que l’on pouvait imaginer donc au milieu du XXe siècle, le doute quant à leur existence n’a pas suffi pour que s’évanouissent, ni l’hystérie comme syndrome, ni le totémisme comme mode de pensée alternative à la pensée occidentale. Les feux ne sont pas entièrement éteints aujourd’hui, mais les excursions géniales de penseurs extérieurs à l’anthropologie sur cette question qui l’agita du XIXe siècle finissant au XXe débutant, ont elles pris fin.
Notons cependant, comme une sorte de post-scriptum au grand tumulte des années 1910, une réécriture en quelque sorte des réflexions de James Frazer (1854-1943) par René Girard (1923-2015), malgré le caractère étrangement pré-psychanalytique des propos de l’un et de l’autre, le rejet de la psychanalyse étant d’ailleurs explicite dans le cas de Frazer, celle-ci constituant l’une de ses nombreuses bêtes noires. À noter aussi la présence de références nombreuses au totémisme dans Par-delà nature et culture, l’ouvrage que Philippe Descola publia en 2005, mais qui ne peuvent malheureusement nous éclairer sur la question du totémisme, l’auteur expliquant que s’il recourt au mot « totémisme », c’est dans un autre sens que celui qui valait jusque-là pour ce terme : « Tant par manque de goût pour les néologismes que pour me conformer à une pratique aussi ancienne que l’anthropologie elle-même, j’ai choisi d’employer des notions déjà bien établies [animisme, totémisme, naturalisme et analogie] en leur conférant une signification nouvelle » (2005 : 176), et Descola d’ajouter : « Mais cet usage vénérable peut prêter à malentendu, d’autant que les définitions de l’animisme et du totémisme ici proposées diffèrent sensiblement de celles que j’avais avancées dans des études antérieures » (ibid.), ce qui achève de brouiller définitivement les pistes entre le totémisme auquel s’intéressèrent les McLennan, Wundt, Frazer, Freud, Durkheim ou Lévy-Bruhl, et ce que Descola couvre lui de ce terme quand il y recourt, à savoir : « … face à un autrui quelconque, humain ou non humain […] supposer qu’il possède des éléments de physicalité et d’intériorité identiques aux miens… » (ibid.). Et il précise un peu plus loin : « Dans ces sociétés, très communes en Amérique du Sud, mais aussi en Amérique du Nord, en Sibérie et en Asie du Sud-Est, plantes et animaux se voient conférer des attributs anthropomorphiques – l’intentionnalité, la subjectivité, des affects, voire la parole dans certaines circonstances – en même temps que des caractéristiques proprement sociales : la hiérarchie des statuts, des comportements fondés sur le respect des règles de parenté ou de codes éthiques, l’activité rituelle, etc. » (2005 : 178), traits qui valent en fait parfaitement pour les représentations dites « totémiques » et qui sont la conséquence, comme on le verra, des regroupements qu’elle opère et des distinctions qu’elle établit sur la base des émotions de même nature que différents êtres, phénomènes ou événements suscitent : tous les humains, les animaux, les végétaux apparentés à l’Ouest d’un côté, tous ceux apparentés à l’Est, au Nord ou au Sud, de trois autres côtés, plutôt que, comme chez nous, sur la base de la ressemblance physique : les humains constituant tous ensemble un vaste groupe, les animaux, un autre, de même pour les végétaux tous ensemble, ou le Nord, l’Est, le Sud et l’Ouest dans la catégorie des points cardinaux qu’ils constituent les quatre ensemble, à l’exclusion pour nous de toute autre chose qui pourrait leur être adjointe.
Cécité globale donc des anthropologues devant le totémisme, dont il est malheureusement à craindre que l’explication ne soit due au fait que ceux qui surent, sinon résoudre l’énigme en leur temps, du moins rassembler les éléments qui offraient les clés de sa solution, n’étaient eux pas anthropologues. Ce qui est vrai. Mais ce qu’il faut entendre aussi en creux, c’est que l’anthropologie s’était construite autour du principe que ces fameux « Sauvages » qui constituaient leur objet privilégié n’avaient rien à nous apprendre. Ce que l’anthropologie allait vainement tenter d’expliquer, ce n’était pas comment il peut y avoir plusieurs façons de concevoir le monde – dont la nôtre est une variété, et le totémisme, une autre -, mais pourquoi les Sauvages, pensant exactement comme nous, pouvaient néanmoins être constamment dans l’erreur. La raison cachée de cette cécité délibérée des anthropologues était leur désir collectif, même s’il n’a jamais donné lieu à une véritable coordination entre eux, de ne pas offrir à leur corps défendant des armes aux adversaires de la décolonisation et de l’indépendance de ces nations, lesquels adversaires auraient pu arguer d’une incapacité foncière des peuples colonisés à accéder à une compréhension du monde tel qu’il fonctionne véritablement.

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