Le samedi ou le dimanche matin je descends ma rue, je tourne à gauche dans Union, puis, arrivé à Fillmore, je tourne à droite et je la descends, je traverse Lombard, puis tourne à gauche dans Chestnut, jusqu’à ce que j’arrive (à hauteur de Baker) au Palais des Beaux-Arts, situé au milieu de son parc. Là je ralentis pour regarder les canards et les cygnes, les gros poissons rouges « koï » et, puisqu’on est en Californie, les tortues qui nagent, bonnes camarades, au milieu de tout ce petit monde. Le palais est dans le style mastoc romain antique, inspiré, dit la chronique, d’un dessin du Piranèse. Il s’agit en fait d’un reste de l’Exposition Universelle de 1915 qui marqua l’ouverture du canal de Panama – nous, en 1915, nous avions d’autres chats à fouetter. Les couples (surtout extrême-orientaux) viennent se faire photographier en mariés avec, en arrière-plan, au-delà de l’étang, la construction en briques rouges, démesurée et néanmoins digne de respect.
Certains jours, j’ai l’âme à passer sous ses colonnades imposantes, certains autres, j’ai le tremblement de terre de 1906 présent à l’esprit, et je me contente de la vue imprenable que l’on a de l’autre rive de l’étang. Dès qu’on a traversé la route on se retrouve au bord de l’eau, au bord de la mer intérieure qu’est la Baie de San Francisco, à mi-chemin entre le Golfe du Morbihan et un fjord norvégien. On se trouve alors sur le rivage à la hauteur de l’endroit où émerge dans « On the Beach » le sous-marin que commande Gregory Peck, découvrant dans l’œil du périscope, San Francisco déserte, tous ses habitants morts, tués dans une apocalypse nucléaire. Un marin s’échappe à bord d’un canot parce qu’il entend mourir dans sa ville natale.
Dans le monde réel, Gregory Peck est mort hier, et dans le film il est amoureux d’Ava Gardner qui l’attend en Australie. Le nuage radioactif se déplace lentement : il ne reste aux amants que deux mois pour définir la manière dont ils mourront ensemble. Fred Astaire, choisit, sans succès d’ailleurs, le suicide déguisé d’un accident de course automobile.
J’ignore alors le chemin en terre battue qui longe le rivage pour marcher au bord de l’eau et me dirige vers le Golden Gate que l’on voit là devant soi, « beau comme une promesse ». C’est là qu’en fin de semaine m’importunent les femmes qui courent en bord de mer.
Je me suis souvent demandé pourquoi le fait d’attendre le bus qualifie automatiquement une femme à mon attention, et pourquoi, à l’inverse, le fait de courir au bord de la mer la disqualifie de manière tout aussi irrémédiable. Une explication simple serait le temps qu’il m’est donné de la voir. Pour la femme qui court, la vision est nécessairement fugace, tandis que pour celle qui attend à l’arrêt du trolleybus, j’ai tout loisir de la contempler, prenant prétexte dans ce but d’une inquiétude légitime – bien qu’en l’occurrence feinte – de ne pas voir arriver le transport en commun que je convoite.
J’ai cru, pendant plusieurs semaines, tenir l’explication. J’avais en effet constaté que ces femmes récusées par principe portent en général – sauf s’ils sont courts, ce qui est rarement le cas – leurs cheveux en queue de cheval. J’en avais induit que les coureuses se recrutent de préférence parmi les femmes à queue de cheval, qui devaient constituer par conséquent une sous-catégorie caractérisée par son manque d’attrait à mes yeux. Ma théorie s’effondra quand la pensée me vint qu’elles ne coiffent leurs cheveux de cette manière que dans le but précisément de courir et que dans les circonstances de la vie ordinaire, leur coiffure ne devait se distinguer en rien de celle des femmes qui se contentent de marcher.
J’ai d’abord passé en revue les explications très simples, telle la présence de chaussettes ou l’absence de talons hauts. J’ai aussi envisagé la sueur comme un élément dissuasif, sans m’y arrêter toutefois non plus, la transpiration appartenant plutôt à la catégorie inverse des éléments susceptibles au contraire de susciter l’intérêt.
Je suis passé ensuite aux explications d’ordre historique, comme celles qui viendraient de l’enfance et seraient de l’ordre de la pudeur. Il y a par exemple le fait de se montrer dans une tenue qui évoque davantage le sous-vêtement que le vêtement proprement dit, et en particulier, de se montrer en soutien-gorge, parmi des gens tout habillés. J’ai travaillé dans des villages africains où la pudeur des femmes relative à leurs seins est minimale ou en tout cas très différente de celle à laquelle j’étais habitué. Je m’annonçais à la porte d’une paillotte où résidait une membre de mon équipe en me signalant à la manière locale en frappant rythmiquement dans les mains : comme un applaudissement discret. L’animatrice sortait de la hutte, nue jusqu’à la taille, le bas de son corps couvert par un pagne, me disait bonjour et entamait la conversation. Puis, avec un retard certain, se souvenant soudain des différences culturelles, disait « Oh pardon ! », s’excusait un moment : « Je reviens tout de suite ! », puis se représentait, s’étant contentée d’enfiler un soutien-gorge de la facture la plus classique au XXè siècle : blanc ou de ce rose saumon bouilli réservé aux sous-vêtements, soutien-gorges, petites culottes et combinaisons. En raison du système tarabiscoté qui préside à la pudeur dans ma culture, une telle concession respectueuse à mes sentiments manquait malheureusement sa cible.
La pudeur est un sentiment qui se distingue des autres par sa particularité d’être vécu universellement, je veux dire sans qu’elle porte nécessairement sur sa propre personne : souvent d’ailleurs on l’éprouve davantage pour autrui qu’on ne la ressentirait pour soi-même. J’imagine dans un premier temps la gêne qui devrait être celle de la coureuse du bord de mer faisant balloter ses seins devant tout le monde et, dans un deuxième temps, me rendant compte que cette gêne lui fait à elle défaut, c’est moi qui me sent obligé de la ressentir à sa place : j’ai honte, non pas pour moi, mais pour le genre humain, pris en défaut, et telle que cette femme la représente. Un autre souvenir africain me vient : Bernard et moi sommes dans un village, nous sommes assis, à bavarder avec quelqu’un et à quelques mètres de nous, deux jeunes filles de quatorze ou quinze ans pendent du linge sur un fil. Elles sont nues jusqu’à la taille. L’une d’elles attire notre attention par la manière gauche dont elle s’y prend, et Bernard et moi apercevons au même moment, la taie qui couvre ses yeux uniformément blancs.
Je ne sais plus ce que Bernard a dit exactement mais il a exprimé la gêne que nous partagions : celle des deux parmi elles qui voit, si notre regard devait se poser sur sa nudité, serait à même de le percevoir et, à partir de cette prise de conscience, de prendre la décision qui lui convient : de se couvrir, de nous ignorer, de tirer parti de l’intérêt qu’elle observe ou que sais-je encore. Mais la jeune aveugle ? Je peux regarder ses seins, les détailler, et les juger et… elle n’en sait rien. Je détermine de mon côté comment j’entends agir vis-à-vis d’elle et les signes de ma détermination lui demeurent cachés : rien ne lui permet de prendre les mesures qui lui permettraient de parer mon offensive. L’autre nuit, une menace soudaine, et je retrouve aussitôt un réflexe des jours du Bar de la Marine, de me plaquer le dos au mur : le vrai danger vient toujours invisible, par derrière par exemple, comme je le suspecte dans ce cas-ci.
L’être humain court vite, et s’ils prennent leur départ simultanément, sur cinquante mètres, il coiffe à la course le cheval et le lion. Et ceci simplement parce que son accélération initiale est fulgurante alors que ses concurrents, plus lourds, sont obligés de prendre de la vitesse progressivement. Au bout des cinquante mètres, s’il s’agit du lion à ses trousses, l’homme a intérêt à trouver un arbre sur qui grimper. Mais il n’est pas fait pour courir sur la distance : ses genoux ne sont tout simplement pas adaptés à cet effort et s’abîment aisément du fait du choc répété. Il y a dans Hyde Park à Londres une statue moderne assez difficile à décrire, la meilleure analogie serait celle d’un immense couvert à salade fiché en terre par les manches, les parties concaves de la cuiller et de la fourchette se faisant face. La plaisanterie consiste à répondre à quiconque vous interroge sur la sculpture blanche, qu’il s’agit d’un monument aux genoux décédés des jogueurs qui zigzaguent dans le parc.
Les femmes qui courent parce qu’elles imaginent qu’il s’agit là d’un exercice salutaire pour leur santé ignorent ce fait élémentaire et une autre explication simple de mon antipathie à leur égard pourrait donc être que je les considère mal informées. Mais ceci devrait alors s’appliquer à toutes. Or j’ai constaté que mon hostilité se manifeste plus spécifiquement envers celles qui ont des écouteurs sur les oreilles. Ceci prouvant en particulier que je m’égarais complètement quand j’incriminais l’animalité avec la sueur, j’évoquais la pudeur avec les seins ballotés, ou je rappelais les pouffements de l’enfance à propos des petites culottes.
Mes promenades en ville m’ont convaincu que les gens qui vous bousculent portent en général des écouteurs. Est-ce parce que nous avons également besoin du repère que nous offre le son pour nous situer correctement dans l’espace ? Ou est-ce plus banalement parce que l’écoute de la radio ou d’un disque distrait ? Je crois qu’il s’agit en réalité du même phénomène que l’on observe quelquefois chez les utilisateurs d’un téléphone portable, à savoir qu’ils s’égosillent parce que, captivés par leur conversation, ils sont insensibles à l’environnement au sein duquel ils sont plongés. Confinés dans leur monde intérieur, privé, ils en oublient la présence effective de leur personne plongée dans un monde public.
Et c’est là que réside en fait la clef de mon rejet : dans le dédain que manifestent les coureuses du bord de mer vis-à-vis du contrat social. Nous vivons une époque très tolérante : Antigone fut condamnée à mort par Créon pour un crime identique : avoir imaginé que la délimitation de l’espace public et de l’espace privé pouvait relever de sa volonté propre. Seul le pervers imagine, à ses risques et périls, que sa soumission ou non à la loi est un choix qui lui est laissé. Polynice, en contestant le pouvoir de son frère Étéocle, se pose en usurpateur, coupable de haute trahison vis-à-vis de la Cité. En l’enterrant au nom d’un devoir qu’elle qualifie de sacré, Antigone s’arroge le droit de définir de sa propre autorité, la frontière qui sépare la sphère de l’État de celle de l’individu.
Et c’est ce que fait également la coureuse du bord de mer en pyjama, voire en slip et en soutien-gorge : elle place les écouteurs sur son crâne afin de s’isoler du reste du monde et affirme bien haut : « Quelles qu’en puissent être les apparences, je me suis installée au cœur même de ma sphère privée – que j’ai définie selon mon goût, et du reste, je me fiche comme d’une guigne ! » Oui mais voilà, et même si les lois de l’État l’ignorent en raison de la légitimité accordée aujourd’hui à tout comportement que l’on justifie en déclarant – à tort ou à raison – qu’il est « bon pour la santé », elle découvre cependant les limites de son attitude perverse, puisque c’est en raison de celle-ci que Paul Jorion la rejette automatiquement en-dehors de la sphère de son éventuel désir.
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