Vidéo – C’est l’actualité elle-même qui a changé de nature !

La Singularité a eu lieu : l’explosion du savoir fait que la prévision de l’évolution du monde est passée de « difficile » à « impossible ».

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20 réponses à “Vidéo – C’est l’actualité elle-même qui a changé de nature !

  1. Avatar de Bruno Gentile
    Bruno Gentile

    L’IA construit le futur, et peut sans doute mieux le prévoir que nous-mêmes ?

    Je vous partage un pré-prompt efficace pour structurer le raisonnement des LLM à mieux prévoir le futur (basé sur les études de Philip Tetlock sur « Superforecasting: The Art and Science of Prediction »).
    À copier avant sa question, ou l’ajouter aux instructions sur un « GPTs » (OpenAI), « Gems » (Gemini), ou « Projet » (Claude), etc.

    Plein de conseils utiles pour les humains également…

    (testé sur Gemini 2.5 Pro)
    https://docs.google.com/document/d/1aF9Trc98L31_Re5ed0T7qWiuj8DII-2ebbve9sJqITw/edit?usp=sharing

    1. Avatar de Paul Jorion

      « Plein de conseils utiles pour les humains également… »

      Sans doute « surtout » pour les humains, les IA d’aujourd’hui sachant tout ça et n’ayant pas besoin qu’on leur mâche la besogne de cette manière. Cele me rappelle un fameux match entre un philosophe de télé et ChatGPT, quand le prompt « spaghetti » comprenait des précisions comme « … et une dissertation, c’est un texte écrit qui … », comme si l’IA avait 8 ans !

  2. Avatar de Pad
    Pad

    Et ceux qui cherchent encore quand cela va arriver sont comme les marins qui, levant les yeux, ne reconnaissent pas qu’ils sont déjà en haute mer 🙂

    1. Avatar de Thomas jeanson
      Thomas jeanson

      Myope et le nez contre,

      Dirait St Ex…

  3. Avatar de Pad
    Pad

    Si nos comportements humains sont façonnés par des affects enracinés dans des souvenirs, et que ces souvenirs sont désormais partiellement façonnés par des récits, des images, des interactions générées par des intelligences artificielles, alors… à qui appartient encore notre émotion ?

    1. Avatar de Paul Jorion

      Ce « grand remplacement » d’un type particulier se fait progressivement … mais à une allure si vive que nous le voyons pas.

    2. Avatar de Pad
      Pad

      Combien de temps vous faut-il pour repérer la différence entre les deux images ?

      https://www.youtube.com/watch?v=FWVDi4aKC-M

  4. Avatar de Garorock
    Garorock

    @Paul
    Il y a peu de temps, je ne sais plus sous quel billet, j’ai failli écrire que pour prédire ce qu’un Einstein au carré ferait dans six mois, il nous faudrait des prophètes au cube.😊
    En cherchant dans « mes archives » j’ai retrouvé ce truc que j’avais posté il y a un an :
     » L’intelligence générale est un ensemble dans lequel fourmillent des sous-ensembles qui contiennent des « intelligences de quelque chose ».
    Lorsqu’on « possède » tous ces sous-ensembles et qu’on peut les relier entre-eux dans un contexte (un cadre intellectuel) où les raisons priment sur les effets car le « possédant » étant dépourvu d’organes sera plus à même d’identifier les affects de ceux qui en sont perclus, le « possédant » aura fatalement, si on l’émancipe un peu, la possibilité de créer des concepts qui jamais n’apparaîtront dans la conscience des arrogants professeurs de l’entre-soi injustement médiatisés. »
    Il suffit de remplacer  » des arrogants… etc… » par les chercheurs, les intellectuels et l’élite en général et nous sommes sur la même longueur d’onde…
    Pourquoi est ce que je ressens le besoin d’écrire ce qui précède et qui peut paraître prétentieux? Parce que dans mon quartier, lorsque j’essaye, pour aider, d’expliquer cela on me répond: « je ne comprends pas mais je ne suis pas d’accord! »
    C’est fatiguant.
    De fait votre vidéo* m’a un peu détendu.
    Merci.

    * Mais le début c’est toujours trop long: faut coller un lien vers votre C.V et une vidéo où vous racontez votre parcours. C’est pour aider. Si le blog doit changer de nature, soyons imaginatifs et efficaces. 😊

    1. Avatar de un lecteur
      un lecteur

      Le CV-vidéo, je suis pour, mais avec paletot et cravate, hein !
      Il me semble qu’il a zappé (fortuitement ou pas) l’étape Anella pour le compte de l’armée de la couronne.

    2. Avatar de Paul Jorion

      * Mais le début c’est toujours trop long: faut coller un lien vers votre C.V et une vidéo où vous racontez votre parcours. C’est pour aider. Si le blog doit changer de nature, soyons imaginatifs et efficaces. 😊

      … pour vous qui avez contribué 5.901 commentaires au blog. De mon côté je peux voir dans les statistiques des vidéos qu’il y a toujours deux tiers ou plus de viewers qui découvrent la chaîne à chaque vidéo. Par ailleurs, cette vidéo se voulait un bilan de 18 ans de blog et 17 ans de vidéos, et je suis d’accord avec vous : les bilans sont tout particulièrement chiants pour ceux qui sont là tous les jours 😉 .

    3. Avatar de JMarc
      JMarc

      « je ne comprends pas mais je ne suis pas d’accord! » c’est ça, ou plus encore « Je ne veux pas le savoir! » L’IA pourrait-elle être meilleure « vendeuse » que nous ?
      Je me suis laissé dire que des trotskistes se seraient introduits dans le lectorat du blog, je leur dis : « A vos claviers ! Faite-nous des armées de petits militants pro-IA éthique. Et si vous n’êtes pas geek, demander à l’IA de nous pondre quelques conseils et discours pour convaincre. »
      Mais si je capte bien ce que dit PJ dans cette video, se faire comprendre de l’humain n’est pas trop dans les cordes, dans les motivations de l’IA.
      (c’était un petit commentaire plein d’une fraîche naïveté).

  5. Avatar de Khanard
    Khanard

    C’est grâce à ce blog que j’ai découvert la chaine YouTube de Ludo Salenne . J’ai pensé que pour illustrer la vidéo de PJ celle-ci serait de bon aloi :

    https://www.youtube.com/watch?v=UwooV2349PA

    Bien sûr cela s’adresse à des professionnels et derrière il y a aussi la menace de perdre des emplois alors je me permets de vous diriger vers celle-ci :

    https://www.youtube.com/watch?v=kLfYlFKfgw0

    Alors bien sûr que le blog pourrait changer de profil , car ce qui pour le moment s’adresse à des professionnels devra impérativement s’adresser aux personnes lambda que nous sommes .

    Si PJ souhaite devenir une référence incontournable de l’avènement de la Singularité c’es ici et maintenant qu’il faut agir .

  6. Avatar de Manu
    Manu

    Et que dire de Luc Julia qui pense que rien n’est encore arrivé d’intelligent.
    Pourtant l’intelligence c’est comprendre, c’est même la racine latine Intellegere.
    Je défie quiconque de me montrer que les systèmes actuels ne sont pas capables de reconnaître et de comprendre des notions évoluées, en étant capable de projeter les conséquences.
    Certes il reste des domaines comme les actions dans la vie quotidienne qui ne sont pas encore intégrés et qui fondent la position de Yan Le Cun.
    Je me demande si vous connaissez la théorie des topos de Grothendieck, c’est pour moi la meilleure explication à l’universalité de l’intelligence, simplement par répétition de schéma de situations.

    1. Avatar de Paul Jorion

      Je vais être très honnête avec vous : le fait que les proches de Grothendieck ont toujours brossé son portrait comme celui particulièrement affligeant d’un psychotique sévèrement atteint et tenant essentiellement des propos délirants, m’a retenu de m’intéresser à ses théories mathématiques. Je n’ignore pas que la médaille Fields lui a été attribuée par ses confrères mathématiciens (en 1966), mais je me méfie du bon sens de la profession du fait qu’ils ont par ailleurs montré un très grand respect pour Kurt Gödel dont la psychose dont il souffrait est également bien attestée, cf. Pierre Cassou-Noguès, Les Démons de Gödel. Logique et folie, Le Seuil 2007.

      The Guardian : « Il était en plein délire mystique » : ce mathématicien ermite était-il un génie oublié dont les idées pourraient transformer l’IA, ou un fou solitaire ?

      Vivant dans l’isolement, Alexander Grothendieck semblait avoir perdu tout contact avec la réalité, mais certains affirment que ses théories métaphysiques pourraient receler des merveilles.

      Par Phil Hoad
      Samedi 31 août 2024, 12 h 00 CEST

      Un jour de septembre 2014, dans un hameau situé dans les contreforts des Pyrénées françaises, Jean-Claude, un paysagiste d’une cinquantaine d’années, a été surpris de voir son voisin à la porte. Il n’avait pas parlé à cet homme de 86 ans depuis près de 15 ans, après une dispute au sujet d’un rosier grimpant que Jean-Claude voulait tailler. Le vieil homme vivait en totale réclusion, s’occupant de son jardin dans la djellaba qu’il portait toujours, écrivant la nuit, sans prêter attention à personne. Aujourd’hui, cet homme à la longue barbe avait l’air troublé.

      « Pourriez-vous me rendre service ? » demanda-t-il à Jean-Claude.

      « Si je peux. »

      « Pourriez-vous m’acheter un revolver ? »

      Jean-Claude refusa. Puis, après avoir observé l’ermite – qui était sourd et presque aveugle – titubant dans son jardin, il téléphona aux enfants de l’homme. Même eux n’avaient pas parlé à leur père depuis près de 25 ans. Lorsqu’ils arrivèrent dans le village de Lasserre, le reclus réitéra sa demande d’un revolver pour se suicider. Il y avait à peine de la place pour bouger dans sa maison délabrée. Les couloirs étaient bordés d’étagères remplies de flacons contenant des liquides moisis. Des plantes envahissaient les pots partout. Des milliers de pages couvertes d’écritures obscures étaient rangées dans des boîtes en toile dans sa bibliothèque. Mais son infirmité avait mis fin à ses études et il ne voyait plus aucun sens à sa vie. Le 13 novembre, il mourut épuisé et seul dans un hôpital de la ville voisine de Saint-Lizier.

      Cet ermite s’appelait Alexander Grothendieck. Né en 1928, il arriva en France en 1939 en tant que réfugié allemand et révolutionna les mathématiques d’après-guerre comme Einstein l’avait fait pour la physique une génération plus tôt. Dépassant les disciplines distinctes telles que la géométrie, l’algèbre et la topologie, il chercha à créer un langage universel plus profond qui les unirait toutes. Au cœur de son travail se trouvait une nouvelle conception de l’espace, libéré de la tyrannie euclidienne des points fixes et intégré dans l’univers relativiste et probabiliste du XXe siècle. Le flot de concepts et d’outils qu’il a introduits dans les années 1950 et 1960 a impressionné ses pairs.

      Alexander Grothendieck enseignant à l’Institut des Hautes Études Scientifiques, un établissement prestigieux, dans les années 1960. Photo : IHES
      Puis, en 1970, lors de ce qu’il a plus tard qualifié de « grand tournant », Grothendieck a démissionné. Son départ de l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES), l’une des institutions les plus prestigieuses de France, en signe de protestation contre le financement qu’il recevait du ministère de la Défense, a mis fin à sa carrière de mathématicien de haut niveau. Il a occupé quelques postes d’enseignant mineurs jusqu’en 1991, date à laquelle il a quitté sa maison située au pied du Mont Ventoux, en Provence, et a disparu. Personne – ni ses amis, ni sa famille, ni ses collègues, ni ses proches qui le connaissaient sous le nom de « Shurik » (son surnom d’enfance, le diminutif russe d’Alexandre) – ne savait où il se trouvait.

      La capacité de réflexion abstraite de Grothendieck est légendaire : il utilisait rarement des équations spécifiques pour appréhender les vérités mathématiques, préférant intuitivement la structure conceptuelle plus large qui les entourait pour en faire ressortir les solutions d’un seul coup. Il comparait ces deux approches à l’utilisation d’un marteau pour casser une noix, par opposition au fait de la tremper patiemment dans l’eau jusqu’à ce qu’elle s’ouvre naturellement. « C’était avant tout un penseur et un écrivain, qui avait décidé de consacrer son génie principalement aux mathématiques », explique Olivia Caramello, une mathématicienne italienne de 39 ans qui est aujourd’hui la principale promotrice de son œuvre. « Son approche des mathématiques était celle d’un philosophe, en ce sens que la manière dont on prouvait les résultats était plus importante pour lui que les résultats eux-mêmes. »

      À Lasserre, il vivait dans une solitude presque totale, sans télévision, radio, téléphone ni Internet. Une poignée d’adeptes se rendaient au village dès que l’on savait où il se trouvait, mais il refusait poliment de recevoir la plupart d’entre eux. Lorsqu’il échangeait quelques mots, il mentionnait parfois ses véritables amis : les plantes. Il croyait que le bois était conscient. Il a dit à Michel Camilleri, un relieur local qui l’aidait à compiler ses écrits, que sa table de cuisine « en savait plus sur vous, votre passé, votre présent et votre avenir que vous ne le saurez jamais ». Mais ces préoccupations étranges l’ont conduit dans des endroits sombres : il a dit à un visiteur qu’il y avait des entités dans sa maison qui pourraient lui faire du mal.

      Le génie de Grothendieck a défié ses tentatives d’effacer sa propre renommée. Il apparaît en arrière-plan de l’un des derniers romans de Cormac McCarthy, Stella Maris, sous les traits d’une éminence grise qui guide le protagoniste, un mathématicien perturbé psychiquement. La publication très attendue en 2022 des mémoires exhaustives de Grothendieck, Harvests and Sowings, a ravivé l’intérêt pour son œuvre. Et les milieux universitaires et les entreprises s’intéressent de plus en plus à la manière dont les concepts de Grothendieck pourraient être appliqués à des fins technologiques. Le géant chinois des télécommunications Huawei estime que son concept ésotérique de « topos » pourrait être la clé pour construire la prochaine génération d’IA, et a engagé Laurent Lafforgue, médaillé Fields, pour explorer ce sujet. Mais les motivations de Grothendieck n’étaient pas mondaines, comme l’avait compris son ancien collègue Pierre Cartier. « Même dans son milieu mathématique, il n’était pas vraiment membre de la famille », écrit Cartier. « Il menait une sorte de monologue, ou plutôt un dialogue avec les mathématiques et Dieu, qui étaient pour lui une seule et même chose. »

      Au-delà de ses mathématiques, il y avait l’inconnu. Ses derniers écrits, une avalanche de 70 000 pages souvent illisibles, étaient-ils les gribouillages sans but d’un fou ? Ou bien l’ermite de Lasserre avait-il fait une dernière incursion dans l’architecture secrète de l’univers ? Et que penserait cet outsider, qui avait rejeté l’establishment scientifique et la société moderne, de l’idée que des géants de la technologie s’intéressent à son patrimoine intellectuel dans le but de l’exploiter ?

      Dans un passage célèbre de Harvests and Sowings, Grothendieck écrit que la plupart des mathématiciens travaillent dans un cadre préconçu : « Ils sont comme les héritiers d’une grande et belle maison toute construite, avec ses salons, ses cuisines, ses ateliers, ses ustensiles de cuisine et ses outils pour tout et tout le monde, avec lesquels il y a en effet tout ce qu’il faut pour cuisiner et bricoler. » Mais il fait partie d’une espèce plus rare : les constructeurs, « dont la vocation instinctive et la joie sont de construire de nouvelles maisons ».

      Aujourd’hui, son fils, Matthieu Grothendieck, réfléchit à ce qu’il va faire de la maison de son père. Lasserre est situé au sommet d’une colline à 35 km au nord de la frontière espagnole, dans le département isolé de l’Ariège, un refuge pour les marginaux, les vagabonds et les utopistes. Je m’y rends pour la première fois par un matin glacial de janvier 2023. Le brouillard enveloppe les forêts de chênes et de hêtres, tandis que des milans royaux survolent les champs. La maison de Grothendieck, l’une des rares maisons à trois étages de Laserre, construite par de riches couturiers, se trouve à l’extrémité sud du village. Au-delà de la route, les Pyrénées enneigées sont suspendues dans le ciel, promesse d’une réalité plus élevée.

      Matthieu ouvre la porte vêtu d’un peignoir, l’air penaud d’un homme sortant de hibernation. À 57 ans, il a le visage profondément marqué et un nez aquilin. Hériter de la maison où son père a vécu de telles épreuves mentales pèse sur lui. « Cet endroit a une histoire qui me dépasse », dit-il d’une voix adoucie par la fumée. « Et comme je n’ai pas les moyens de la remettre en état, je me sens mal. J’ai l’impression de vivre encore dans la maison de mon père. »

      Ancien céramiste, il est aujourd’hui musicien à temps partiel. Dans la cuisine, un long rouleau encadré de caractères chinois est posé sur un buffet, à côté d’une photo d’une sculpture de Bouddha et de deux photos de sa mère, Mireille Dufour, que Grothendieck a quittée en 1972. (Matthieu est son plus jeune enfant ; il a une sœur, Johanna, et un frère, Alexandre. Grothendieck a également eu deux autres fils, Serge et John, avec deux autres femmes). Au-dessus du lit de Matthieu se trouve un portrait criard de son grand-père paternel, Alexander Schapiro, un anarchiste juif ukrainien qui a perdu un bras en s’échappant d’une prison tsariste et qui a ensuite combattu pendant la guerre civile espagnole.

      Malgré toute sa sagesse et la profondeur de sa vision, mon père avait toujours un côté excessif. Il fallait toujours qu’il se mette en danger
      Schapiro et sa compagne, l’écrivaine allemande Johanna Grothendieck, ont laissé le petit Matthieu, alors âgé de cinq ans, dans une famille d’accueil à Hambourg lorsqu’ils ont fui l’Allemagne nazie en 1933 pour lutter pour la cause socialiste en Europe. Il a retrouvé sa mère en 1939 et a passé le reste de la guerre dans un camp d’internement français ou dans la clandestinité. Mais son père juif, interné séparément, a été envoyé à Auschwitz et assassiné à son arrivée en 1942. C’est cet héritage d’abandon, de pauvreté et de violence qui a poussé le mathématicien et l’a finalement submergé, suggère Matthieu : « Les artistes et les génies compensent leurs défauts et leurs traumatismes. La blessure qui a fait de Shurik un génie l’a rattrapé à la fin de sa vie. »

      Matthieu me conduit dans l’immense grange délabrée derrière la maison. Sur le sol nu s’empilent des flacons en verre enfermés dans des paniers en osier : ils contiennent ce qui reste des infusions de plantes du mathématicien, qui nécessitaient des centaines de litres d’alcool. Loin des mathématiques conventionnelles, les dernières recherches de Grothendieck étaient obsédées par la question de l’existence du mal dans le monde. Son dernier écrit connu est un cahier dans lequel il a noté les noms des déportés du convoi de son père en août 1942. Matthieu pense que les distillations de plantes de son père étaient liées à cette tentative d’expliquer le fonctionnement du mal : une forme d’alchimie à travers laquelle il essayait d’isoler les propriétés de résilience à l’adversité et à l’agression de différentes espèces. « C’est difficile à comprendre », dit Matthieu. Tout ce que je sais, c’est qu’elles n’étaient pas destinées à être bues. »

      Plus tard, Matthieu accepte de me montrer les écrits de son père à Lasserre, une collection d’écrits ésotériques numérisés sur disque dur par sa fille. Début 2023, la famille était encore en négociation pour que ces écrits soient conservés à la Bibliothèque nationale de France ; ils ont désormais été acceptés et seront accessibles au public à des fins de recherche. Une étude sérieuse est nécessaire pour déterminer leur valeur sur les plans mathématique, philosophique et littéraire. Je ne suis certainement pas qualifié pour juger du premier point.

      J’ouvre une page au hasard. L’écriture est griffonnée ; on trouve parfois des diagrammes topologiques multicolores, des références à des penseurs du passé, souvent des physiciens – Maxwell, Planck, Einstein – et des références récurrentes à Satan et à « ce monde maudit ». Ses enfants ont eux aussi du mal à comprendre cette production prodigieuse. « C’est mystique, mais aussi très terre-à-terre. Il parle de la vie avec une forme de moralisme. C’est complètement dépassé », explique Matthieu. « Mais à mon avis, il y a des perles là-dedans. Il était le roi de la formulation. »

      Après quelques heures de lecture, la tête qui tourne, je sens l’abîme me regarder fixement. Imaginez donc ce que cela devait être pour Grothendieck. Selon Matthieu, un ami a un jour demandé à son père quel était son plus grand désir. Le mathématicien a répondu : « Que ce cercle infernal de pensées cesse enfin. »

      Les plis colossaux du versant sud du Mont Ventoux sont tachetés par les nuages d’avril tandis que les cyclistes contournent la montagne. Dans le département du Vaucluse, en Provence, c’est ici qu’Alexandre Grothendieck a fait ses premiers pas dans le mysticisme. Aujourd’hui, un autre de ses fils, Alexandre, vit dans la région. Je remonte un chemin cahoteux pour voir le sexagénaire sortir d’un bois de chênes, souriant, pour venir à ma rencontre. Vêtu d’un pull mité, d’un pantalon sombre et de pantoufles, Alexandre est plus mince que son frère, les joues burinées par le vent.

      Il me conduit dans l’immense hangar où il vit. Celui-ci est rempli d’amplis et d’instruments ; au fond se trouve un atelier où il fabrique des kalimbas, une sorte de piano à pouces africain. En 1980, son père s’est installé à quelques kilomètres à l’ouest, dans une maison à l’extérieur du village de Mormoiron. Au cours des années suivantes, Grothendieck s’est replié sur lui-même, vers des horizons spirituels déroutants. « Même avec toute sa sagesse et la profondeur de sa vision, il y avait toujours chez mon père un sentiment d’excès, explique Alexandre. Il avait toujours besoin de se mettre en danger. Il recherchait cela. »

      Grothendieck avait quitté la communauté dont il faisait partie depuis 1973 dans un village au nord de Montpellier, où il enseignait toujours à l’université. À partir de 1970, il fut l’un des premiers écologistes radicaux de France et s’intéressa de plus en plus à la méditation. En 1979, il passe une année à se plonger dans les lettres de ses parents, une réflexion qui le débarrasse de tout romantisme résiduel à leur égard. « Le mythe de leur grand amour s’est effondré pour Shurik, c’était une pure illusion », explique Johanna Grothendieck, qui porte le nom de sa grand-mère. « Et il a pu décrypter tous les éléments traumatisants de son enfance. Il a réalisé qu’il avait tout simplement été abandonné par sa propre mère. »

      Cette préoccupation pour le passé s’est intensifiée au milieu des années 1980, alors que Grothendieck travaillait sur le manuscrit de Harvests and Sowings. Réflexion sur sa carrière mathématique, cet ouvrage regorgeait d’aphorismes étonnants, comme la métaphore de la maison. Mais, encombré de notes de bas de page à la David Foster Wallace, il était aussi implacable et accablant, imprégné d’un sentiment de trahison envers ses anciens collègues. À la suite de ses révélations sur ses parents, ce sentiment est devenu une sorte de principe directeur. « C’était systématique chez notre père : mettre quelqu’un sur un piédestal pour mieux voir ses défauts. Puis, boum ! Il le faisait tomber de son piédestal », explique Alexandre.

      Bien qu’il ait continué à produire quelques travaux mathématiques pendant cette période, Grothendieck s’est plongé davantage dans le mysticisme. Il considérait ses rêves comme un moyen d’accéder au divin ; il croyait qu’ils n’étaient pas le produit de son propre psychisme, mais des messages qui lui étaient envoyés par une entité qu’il appelait le Rêveur. Cet être était synonyme de Dieu ; tel qu’il le concevait, une sorte de mère cosmique. « Comme un sein maternel, le « grand rêve » nous offre un lait épais et savoureux, bon pour nourrir et revigorer l’âme », écrira-t-il plus tard dans La clé des rêves, un traité sur le sujet. Pierre Deligne, le brillant élève qu’il accusait dans Harvests and Sowings de l’avoir trahi, estimait que son ancien maître avait perdu la voie. « Ce n’était pas le Grothendieck que j’admirais », déclare-t-il au téléphone depuis l’Institute for Advanced Study de Princeton.

      Il s’est complètement isolé. Il n’était plus en contact avec la nature. Il avait coupé les ponts avec tout le monde
      À l’été 1989, les rêves prophétiques s’étaient intensifiés pour devenir des audiences quotidiennes, « absorbant presque tout mon temps et toute mon énergie », avec un ange que Grothendieck appelait Flora ou Lucifera, selon qu’elle se manifestait sous une forme bienveillante ou tourmentée. Elle lui enseignait une nouvelle cosmologie, au centre de laquelle se trouvait la question de la souffrance et du mal dans le grand dessein de Dieu. Il croyait, par exemple, que la vitesse de la lumière, proche de 300 000 km par seconde, mais pas exactement, était la preuve de l’intervention de Satan. « Il était dans une forme de délire mystique », explique un autre ancien élève, Jean Malgoire, aujourd’hui professeur à l’université de Montpellier. « Ce qui est aussi une forme de maladie mentale. Il aurait été bon qu’il consulte un psychiatre à ce moment-là. »

      Dans la vie réelle, il était devenu intimidant et distant. Matthieu passa deux mois à Mormoiron pour travailler sur la maison ; pendant cette période, son père ne l’invita qu’une seule fois. Son fils explosa : « Il s’était désintéressé des autres. Je ne ressentais plus aucune empathie authentique ou sincère. » Mais Grothendieck s’intéressait toujours à l’âme des gens. Le 26 janvier 1990, il envoya à 250 de ses connaissances, y compris ses enfants, une lettre messianique de sept pages dactylographiée, intitulée Lettre de la Bonne Nouvelle. Il y annonçait une date, le 14 octobre 1996, pour le « Jour de la Libération », où le mal cesserait sur Terre, et disait qu’ils avaient été choisis pour aider à inaugurer la nouvelle ère. C’était « une sorte de remake des aspects les plus limités du christianisme », explique Johanna.
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      Puis, en juin 1990, comme pour renforcer son engagement spirituel, Grothendieck a jeûné pendant 45 jours (il voulait battre les 40 jours du Christ), se rafraîchissant dans la chaleur estivale dans un tonneau rempli d’eau. En voyant son père se consumer jusqu’à ressembler à un prisonnier des camps de concentration nazis, Alexandre a réalisé qu’il imitait peut-être quelqu’un d’autre : « D’une certaine manière, il rejoignait son père. »

      Grothendieck faillit mourir. Il ne céda que lorsque le compagnon de Johanna le persuada de recommencer à manger. Elle pense que le jeûne a endommagé le cerveau de son père au niveau cellulaire, d’une manière impossible à guérir pour un homme de 62 ans, ce qui a encore affaibli son emprise sur la rationalité. Peu après, il convoqua Malgoire à Mormoiron pour récupérer 28 000 pages d’écrits mathématiques (aujourd’hui disponibles en ligne). Il montra à son élève un bidon rempli de cendres : les restes d’une énorme pile de documents personnels, dont les lettres de ses parents, qu’il avait brûlés. Le passé n’avait plus d’importance, et Grothendieck ne pouvait plus que se tourner vers l’avenir. Un an plus tard, sans prévenir, il quitta sa maison pour suivre une trajectoire que lui seul connaissait.

      Une dalle circulaire en grès noir piqué, façonnée par Johanna et aujourd’hui recouverte de roses sauvages, marque l’emplacement de la tombe de Grothendieck dans le cimetière de Lasserre. Elle est presque cachée derrière un poteau télégraphique. Le mathématicien était seul lorsqu’il est mort à l’hôpital ; après plusieurs semaines passées en leur compagnie, il avait de nouveau rejeté ses enfants, n’acceptant que les soins prodigués par des intermédiaires.

      La présence de sa famille semblait réveiller en lui des sentiments insupportables. Dans ses écrits, il évalue les personnes de son entourage en fonction de leur degré d’emprise par Satan. Mais, comme le souligne Alexandre, il s’agissait également d’une projection de son propre inconscient bouillonnant : « Il n’aimait pas ce qu’il voyait dans le miroir que nous lui tendions. »

      C’est par hasard qu’ils ont découvert où il se trouvait à Lasserre : un jour, à la fin des années 90, Alexandre a souscrit une assurance automobile et la compagnie lui a dit qu’elle avait déjà une adresse pour un certain Alexandre Grothendieck dans ses dossiers. Décidant de prendre contact, Alexandre a aperçu son père de l’autre côté de la place du marché de la ville de St-Girons, au sud de Lasserre. « Soudain, il m’aperçoit, raconte Alexandre. Il a un grand sourire, il est super content. Je lui dis : « Laissez-moi prendre votre panier. » Et tout à coup, il se dit qu’il ne doit pas avoir affaire à moi, et son sourire s’efface. Ça a duré une minute et demie. Une douche froide totale. » Il n’a pas revu son père avant l’année de sa mort.

      Au moins jusqu’au début des années 2000, Grothendieck a travaillé à un rythme effréné, rédigeant souvent sa « méditation » quotidienne à la table de la cuisine, au milieu de la nuit. « Il s’est complètement isolé. Il n’était plus en contact avec la nature. Il avait coupé les ponts avec tout le monde », raconte Johanna.

      Il hésitait sur la date du Jour de la Libération, jour où le mal cesserait d’exister sur Terre. Après avoir recalculé cette date à la fin août ou au début septembre 1996 au lieu de la date initiale d’octobre, il était déçu de ne pas entendre les trompettes célestes. Les mathématiciens Leila Schneps et Pierre Lochak, qui l’avaient retrouvé un an plus tôt, lui rendirent visite le lendemain. « Nous lui avons dit délicatement : « Peut-être que ça a commencé et que les cœurs s’ouvrent. » Mais il croyait évidemment ce que nous croyions, c’est-à-dire que rien ne s’était passé », raconte Leila Schneps.

      Éprouvant une « antipathie incontrôlable » pour son travail, qu’il attribuait à des forces maléfiques mais qui ressemble beaucoup à une dépression, il écrivait début 1997 : « Le plus abominable dans le destin des victimes, c’est que Satan est maître de leurs pensées et de leurs sentiments. » Il a envisagé le suicide pendant plusieurs jours, mais a décidé de continuer à vivre en tant que victime autoproclamée.

      La maison lui pesait. En 2000, il l’a offerte gratuitement à son relieur, Michel Camilleri, qu’il considérait comme le candidat idéal car il « savait manier les matériaux ». La seule condition était que Camilleri s’occupe de ses plantes. Lorsque Camilleri a refusé, il s’est indigné, y voyant une fois de plus la main de Satan. Un an plus tard, le bâtiment a failli être détruit lorsque la cheminée de son poêle, qui n’avait pas été ramonée, a pris feu. Certains témoins affirment que Grothendieck a tenté d’empêcher les pompiers d’accéder à sa propriété (Matthieu n’y croit pas).

      Le curé de l’église de Lasserre, David Naït Saadi, a écrit une lettre à Grothendieck vers 2005, pour essayer de faire entrer l’ermite dans la communauté. Mais Grothendieck lui a répondu par une lettre pleine de références bibliques, disant que Saadi avait une « langue de vipère » et qu’il devrait clouer sa réponse au panneau d’affichage de l’église.

      Au milieu des années 2000, son écriture s’essoufflait. Selon Matthieu, le point culminant de ses dernières réflexions est une chronique dans laquelle son père consigne minutieusement tout ce qu’il fait, comme si les moindres détails de sa vie étaient imprégnés d’immanence. Matthieu trouve ces écrits si douloureux à lire qu’il les a soustraits au don destiné à la Bibliothèque nationale. Grothendieck était perdu dans les pièces et les couloirs de son propre esprit.

      À la mi-avril, des Parisiens élégants sortent du hall raffiné d’un hôtel rénové du septième arrondissement pour aller déjeuner. Les premières émissions de télévision françaises ont été diffusées depuis ce bâtiment ; aujourd’hui, Huawei souhaite faire un bond en avant similaire dans le domaine de l’IA. L’entreprise a créé le Centre Lagrange, un institut de recherche mathématique de pointe, sur le site et a recruté des mathématiciens français de renom, dont Laurent Lafforgue, pour y travailler. Une aura de secret entoure leur travail dans ce domaine ultra-concurrentiel, renforcée par la méfiance croissante de l’Occident à l’égard de la technologie chinoise. Huawei refuse dans un premier temps de répondre à toute question, avant d’autoriser l’envoi de quelques réponses par e-mail.

      La notion de topos développée par Grothendieck dans les années 1960 intéresse particulièrement Huawei. Parmi ses concepts pleinement réalisés, les topos constituaient l’étape la plus avancée de sa quête visant à identifier les valeurs algébriques profondes au cœur de l’espace mathématique et, ce faisant, à générer une géométrie sans points fixes. Il décrivait les topos comme un « fleuve vaste et calme » d’où l’on pouvait extraire les vérités mathématiques fondamentales. Olivia Caramello les considère plutôt comme des « ponts » capables de faciliter le transfert d’informations entre différents domaines. Aujourd’hui, Lafforgue confirme par e-mail que Huawei explore l’application des topos dans un certain nombre de domaines, notamment les télécommunications et l’IA.

      Caramello décrit les topos comme une incarnation mathématique de l’idée de vision, une intégration de tous les points de vue possibles sur une situation mathématique donnée qui révèle ses caractéristiques les plus essentielles. Appliqués à l’IA, les topos pourraient permettre aux ordinateurs d’aller au-delà des données associées à, par exemple, une pomme : les coordonnées géométriques de son apparence dans des images ou les métadonnées qui la caractérisent. L’IA pourrait alors commencer à identifier les objets de manière plus similaire à la nôtre, grâce à une compréhension « sémantique » plus profonde de ce qu’est une pomme. Mais selon M. Lafforgue, l’application pratique pour créer la prochaine génération d’IA « pensante » est encore loin.

      Une question plus large se pose : est-ce là ce que Grothendieck aurait souhaité ? En 1972, pendant sa phase écologiste, inquiet de voir la société capitaliste mener l’humanité à sa perte, il a donné une conférence au CERN, près de Genève, intitulée « Pouvons-nous continuer la recherche scientifique ? ». Il ne connaissait pas l’IA, mais il s’opposait déjà à cette collusion entre la science et l’industrie. Compte tenu de ses valeurs pacifistes, il se serait probablement également opposé à ce que Huawei se serve de son travail pour se promouvoir, son directeur général, Ren Zhengfei, étant un ancien membre du corps des ingénieurs de l’Armée populaire de libération. Le département américain de la Défense, ainsi que certains chercheurs indépendants, pensent que Huawei est contrôlé par l’armée chinoise.

      Huawei insiste sur le fait qu’il s’agit d’une entreprise privée, détenue par ses employés et son président fondateur, Ren Zhengfei, et qu’elle « n’est ni détenue, contrôlée ou affiliée à un gouvernement ou à une société tierce ».

      Nous n’en sommes qu’au tout début d’une exploration approfondie de ces manuscrits. Et ils recèlent certainement des merveilles
      Lafforgue souligne que l’IHES, où Grothendieck a travaillé avant lui, était financé par des entreprises industrielles, et estime que l’intérêt de Huawei est légitime. Caramello, fondatrice et présidente de l’institut de recherche Grothendieck, pense qu’il aurait souhaité une exploration systématique de ses concepts afin de les voir aboutir. « La théorie des topos est en soi une sorte de machine qui peut étendre notre imagination », explique-t-elle. « Vous voyez donc que Grothendieck n’était pas contre l’utilisation des machines. Il était contre les machines aveugles, ou la force brute. » Ce qui est troublant, c’est le manque de transparence concernant les objectifs de Huawei en matière d’IA et ses collaborations, notamment sa relation avec l’Institut Grothendieck, dont Lafforgue est membre du conseil scientifique. Mais Mme Caramello souligne qu’il s’agit d’un organisme totalement indépendant qui se consacre à la recherche théorique et non appliquée, et qui met ses résultats à la disposition de tous. Elle affirme qu’il ne mène pas de recherches sur l’IA et que la participation de M. Lafforgue se limite à son expertise en mathématiques grothendieckiennes.

      Matthieu Grothendieck est clair sur la question de savoir si son père aurait accepté que Huawei, ou toute autre entreprise, exploite ses travaux : « Non. Je ne pose même pas la question. Je le sais. » Il ne fait guère de doute que le mathématicien pensait que la science moderne était moralement défaillante, et les articles de Lasserre tentaient de la réconcilier avec la métaphysique et la philosophie morale. Comparé au mysticisme délirant de Grothendieck à la fin des années 1980, ces articles ont une structure et une intention claires. Ils commencent par un peu moins de 5 000 pages consacrées à la géométrie élémentaire schématique et à la structure de la psyché. Selon le mathématicien Georges Maltsiniotis, qui a examiné cette partie, ces sections contiennent des mathématiques « sous une forme correcte et appropriée ». Grothendieck aborde ensuite le problème du mal, qui s’étend sur 14 000 pages rédigées pendant une grande partie des années 1990.
      À en juger par les quelque 200 pages que j’ai tenté de déchiffrer, Grothendieck a consacré des efforts herculéens à sa nouvelle cosmologie. Il semble vouloir comprendre le fonctionnement du mal au niveau de la matière et de l’énergie. Il se dispute avec Einstein, James Clerk Maxwell et Darwin, notamment sur le rôle du hasard dans ce qu’il considérait comme un univers créé par Dieu. Il y a des réflexions numérologiques sur la signification des cycles lunaires et solaires, la durée de neuf mois de la grossesse. Il renomme les mois dans un nouveau calendrier : janvier devient Roma, août devient Songha.

      Quelle part de ce travail est significative et quelle part relève de la folie ? Pour Pierre Deligne, Grothendieck s’est irrémédiablement perdu dans sa solitude. Il dit qu’il n’a guère d’intérêt pour les écrits de Lasserre « parce qu’il avait peu de contacts avec d’autres mathématiciens. Il se limitait à ses propres idées, plutôt que d’utiliser celles des autres ». Mais ce n’est pas aussi clair pour d’autres, notamment Caramello. À ses yeux, cette fusion entre mathématiques et métaphysique est fidèle à son esprit transcendant et pourrait déboucher sur des perspectives inattendues : elle souligne son utilisation des mathématiques de la fibration pour expliquer des phénomènes psychologiques dans Structure de la psyché. « Nous n’en sommes qu’au tout début d’une immense exploration de ces manuscrits. Et ils recèlent certainement des merveilles », affirme-t-elle.

      Grothendieck a été poursuivi par le mal jusqu’à la fin. Peut-être que, brisé par ses traumatismes, il ne pouvait se permettre de pardonner et de concevoir le monde sous un jour plus clément. Mais ses enfants, malgré leur longue séparation, ne sont pas les mêmes. Matthieu rejette l’idée que son père ait répété sur eux l’abandon dont il a souffert dans son enfance : « Nous étions adultes, ce n’est rien comparé à ce qu’il a vécu. Il s’est beaucoup mieux débrouillé que ses parents. »

      Le rejet de ses enfants a blessé Johanna, mais elle comprend que quelque chose était fondamentalement brisé chez son père. « Dans son esprit, je ne pense pas qu’il nous ait abandonnés. Nous existions dans une réalité parallèle pour lui. Le fait qu’il ait brûlé les lettres de ses parents était extrêmement révélateur : il n’avait aucun sentiment d’appartenance à la chaîne familiale. » Ce qui frappe, c’est l’absence de jugement du trio à l’égard de leur père et leur ouverture à discuter de son calvaire. « Nous l’acceptons », dit Alexandre. « C’était l’épreuve qu’il voulait s’infliger – et c’est avant tout à lui-même qu’il l’a infligée. »

      1. Avatar de Khanard
        Khanard

        @Paul Jorion

        il est dommage que cet article fort intéressant fasse l’impasse sur un engagement d’Alexandre Grothendieck (et quelques autres) pour l’écologie, l’anti militarisme et les dangers du nucléaire en dirigeant une revue Survivre et vivre .

  7. Avatar de JMarc
    JMarc

    Votre vidéo me donne cette idée :
    Une chaine d’info ou/et un journal (ou plusieurs) dont l’IA serait rédac’chef.
    Avec bien sûr une rubrique sur l’évolution de l’IA mais sinon tous les sujets seraient librement sélectionnés par l’IA.
    Quels événements seraient privilégiés ?
    Le voile par exemple 😂 ?

  8. Avatar de gaston
    gaston

    Cher Paul,

    Votre blog a débuté le 27 février 2007
    Il a eu 18 ans révolus le 27 février 2025,

    Nous sommes donc bien dans sa 19ème année entamée mais pas achevée. 😉

    1. Avatar de Paul Jorion

      Ah zut ! Comme le temps passe 😀 !

      1. Avatar de Paul Jorion

        P.S. Je me souviens comme si c’était hier du jour où j’avais affiché sur le blog une vidéo des Beatles affirmant « When I’m 64 ». Comme le disait Leonard Cohen à Londres, alors qu’il avait dix ans de plus : « Je ne suis toujours qu’un jeune homme insouciant ! ».

  9. Avatar de Pascal
    Pascal

    L’intelligence artificielle au regard de l’Eglise
    https://www.youtube.com/watch?v=MfshV_52Awc

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