La nuit du 4 août 1789 ou l’invention de la liberté en temps réel, par Annie Le Brun

Illustration par ChatGPT

Publié ici le 5 août 2013.

Je n’aime pas les anniversaires. Dans la plupart des cas, il n’y a pas de quoi se réjouir. Quant aux célébrations, elles participent trop souvent de la reconnaissance du signe au détriment de la chose signifiée. Il est pourtant une date que je ne laisse pas passer sans émotion, c’est la nuit du 4 août 1789, la nuit de l’Abolition des privilèges.

Événement capital de la Révolution française, on l’a dit et redit et non sans souligner que l’initiative en revient à quelques jeunes nobles. Pourtant, je ne sais si a été mesuré l’impact de cette abolition des privilèges par qui en jouissait. Je ne sais si a été mesurée la force déflagratoire de cette entrée en scène de ceux qui ont tout à perdre aux côtés de ceux qui n’ont rien à perdre. Chateaubriand le sent et le dit, en quelques lignes dans Les Mémoires d’outre-tombe :

« La monarchie fut démolie à l’instar de la Bastille, dans la séance du soir de l’Assemblée nationale du 4 août. Ceux qui, par haine du passé, crient aujourd’hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse, le vicomte de Noailles soutenu par le duc d’Aiguillon et par Mathieu de Montmorency, qui renversa l’édifice, objet des préventions révolutionnaires… Les plus grands coups portés à l’antique constitution de l’État le furent par des gentilshommes ».

Mais il faut attendre quelques décennies plus tard pour qu’à l’autre bout du spectre politique, Michelet fasse passer l’intensité et l’ampleur de ce qui s’est joué là, tout particulièrement quand il évoque comment le jeune duc d’Aiguillon, le plus riche seigneur en propriétés féodales après le roi, « dit qu’en votant la veille des mesures de rigueur contre ceux qui attaquaient les châteaux, un scrupule lui est venu, qu’il s’était demandé à lui-même si ces hommes étaient bien coupables… Et il continua avec chaleur, avec violence, contre la tyrannie féodale, c’est-à-dire contre lui-même » (Scènes de la révolution française). En fait, c’est à l’incroyable moment où la liberté s’invente d’elle-même que Michelet nous fait assister, à cet instant stupéfiant où la liberté embrase celui à travers lequel elle se formule pour embraser de proche en proche tout ce qui l’entoure.

D’où cette contagion de liberté qui n’a pas fini d’étonner, car après le duc d’Aiguillon et le vicomte de Noailles, c’est le vicomte de Beauharnais, le marquis de Foucault, et puis ce Le Guen de Kerengal, inconnu, « qui ne parla jamais ni avant ni après », le jeune Montmorency mais aussi Lepeletier de Saint-Fargeau qui « désirait que le peuple jouit immédiatement de ces bienfaits. Lui-même immensément riche, il voulait que les riches, les nobles, les exempts d’impôts se cotisassent à cet effet »… Tant et si bien que c’est « le 4 août à 8 heures du soir, heure solennelle où la féodalité, au bout d’un règne de mille ans, abdique, abjure, se maudit ».

L’extraordinaire est que l’embrasement des êtres provoque celui des idées, une liberté en entraînant une autre. Michelet en dit l’exaltation mais aussi quelle joie nouvelle accompagne ces réactions en chaîne. D’ailleurs, « tout semblait fini. Une scène non moins grande commençait. Après les privilèges des classes, vinrent ceux des provinces… Puis ce fut le tour des villes… »

À nous de discerner ce que cette nuit recèle encore d’à venir dans ses plis, où curieusement la gaieté semble l’avoir disputé à la générosité, le désintéressement à la spontanéité. Comme si une autre liberté y avait coulé de source, alors que la Grande Peur sévissait encore dans les provinces et au moment où, à Paris, il semblait si difficile de rédiger la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

On est loin d’en avoir fini avec ce qui a commencé là et c’est tant mieux. N’y a-t-il pas cette émulation de liberté rendant obsolète l’idée de compétition ? Il y a aussi cette luxueuse façon de pratiquer le don. Mais il y a surtout, au moment où la technique nous convainc chaque jour un peu plus, comme l’a remarqué Anders, que nous sommes plus petits que ce que nous produisons, ce sens d’une grandeur qui est en nous, que nous ne devons qu’à nous et qui nous assure que nous sommes toujours un peu plus grands que nous croyons l’être.

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8 réponses à “La nuit du 4 août 1789 ou l’invention de la liberté en temps réel, par Annie Le Brun”

  1. Avatar de alvin
    alvin

    Ceux qui , dans la nuit du 4 août 1789, ont voté l’abolition des privilèges doivent se retourner dans leur tombe.
    Car ni Robespierre, ni Saint-Just ni même Rousseau n’ont servi à rien, sinon à donner des pistes pour le communisme et les révolutions futures.
    Car l’Ancien Régime n’a pas en fait été abattu, il avait des ressources et des soutiens, il a été mis sous cloche pendant quatre ans par les montagnards , puis les girondins d’abord et ensuite Napoléon en liquidant les avancées révolutionnaires ont remis sur orbite tous les privilégiés du système.
    Macron n’est qu’un des liquidateurs de plus dans la lignée des contre révolutionnaires.

      1. Avatar de alvin
        alvin

        Juste une question : quelle phrase et termes de mon commentaire vous semblent en dehors de la plaque pour que vous me traitiez d’atrabilaire, n’étant ni triste ni abattu par nature, certes un brin mélancolique parfois mais surtout souvent en colère, en colère contre le monde tel qu’il est, ça d’accord.

        1. Avatar de Pascal
          Pascal

          « en colère contre le monde tel qu’il est ». Je vous plains, alvin. Passer sa vie en colère, ce doit être épuisant. Bientôt vous allez pouvoir vous mettre en colère contre… les arbres, aussi, ou encore les montagnes.
          Ce ne dois pas être drôle souvent ! .
          Pourtant, vous devriez savoir que la colère est mauvaise conseil et qu’elle rend aveugle. Non ?

  2. Avatar de pierre guillemot
    pierre guillemot

    Pour avoir une idée du style de l’époque, lire le texte officiel sorti de l’Imprimerie royale quelques mois après :
    https://fr.wikisource.org/wiki/D%C3%A9crets_du_4_aout_1789/Texte_entier

    A part ça, cet accès de désintéressement est contemporain d’une insurrection à bas bruit des campagnes. Les redevances seigneuriales et les rentes perpétuelles dont étaient grevées les terres ne rentraient plus, les châteaux étaient assaillis pour saisir et brûler les documents multi-centenaires sur lesquels ces redevances étaient assises. Lire avec attention l’article 6 qui prévoit le rachat, et met ainsi sous la sauvegarde de la loi des droits qui étaient souvent bien fragiles.

    Tout cela refit surface, comme l’atrabilaire alvin en a l’intuition, avec la loi d’indemnisation sous Charles X (« Le Milliard des Emigrés », lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_du_milliard_aux_%C3%A9migr%C3%A9s médiocre mais c’est mieux que rien). On notera que certains nobles refusèrent (noblement) d’être indemnisés pour des torts qu’ils jugeaient ne pas avoir subis.

    Ernest Renan, « Souvenirs d’enfance et de jeunesse », 1883. Chapitre « Le Broyeur de lin. »

    » Ces nobles de campagne étaient des paysans comme les autres, mais chefs des autres. Anciennement il n’y en avait qu’un dans chaque paroisse : ils étaient les têtes de colonne de la population ; personne ne leur contestait ce droit, et on leur rendait de grands honneurs. Mais déjà, vers le temps de la Révolution, ils étaient devenus rares. Les paysans les tenaient pour les chefs laïques de la paroisse, comme le curé était le chef ecclésiastique.

    […] » Il était très pauvre ; mais il le dissimulait par devoir d’état. Ces nobles de campagne avaient autrefois certains privilèges qui les aidaient à vivre un peu différemment des paysans ; tout cela s’était perdu avec le temps.

    […] » À l’époque de la Révolution, il émigra à Jersey ; on ne voit pas bien pourquoi ; certainement on ne lui aurait fait aucun mal ; mais les nobles de Tréguier lui dirent que le roi l’ordonnait, et il partit avec les autres. Il revint de bonne heure, trouva sa vieille maison, que personne n’avait voulu occuper, dans l’état où il l’avait laissée. À l’époque des indemnités, on essaya de lui persuader qu’il avait perdu quelque chose, et il y avait plus d’une bonne raison à faire valoir. Les autres nobles étaient fâchés de le voir si pauvre, et auraient voulu le relever ; cet esprit simple n’entra pas dans les raisonnements qu’on lui fit. Quand on lui demanda de déclarer ce qu’il avait perdu : « Je n’avais rien, » dit-il, « je n’ai pu rien perdre. » On ne réussit pas à tirer de lui d’autre réponse, et il resta pauvre comme auparavant. »

  3. Avatar de Otromeros
    Otromeros

    L’abolition discrète de l’essence des règlements de l’ O.M.C. … depuis plusieurs années par les USA… ==> TRUMP ==> Pour la SUISSE… +39% (… au lieu des 10 espérés..)
    Mais c’est sûr, NOVARTIS et ROCHE(Genetech) vont (faire) baisser le P.V. des médocs pour le consommateur américain
    …^!^…

    Romaric Godin :  » Sur le plan politique, ce choc risque aussi d’avoir des conséquences. Il fragilise clairement deux des principales forces du pays.
    À l’extrême droite, l’UDC, premier parti de Suisse avec 28 % des voix, n’a jamais caché sa proximité avec Donald Trump tout en développant une critique de l’UE, et notamment de l’accord-cadre signé en juin avec les Européens…
    Sa position est désormais délicate : cet accord-cadre apparaît comme très favorable au regard du traitement infligé par « l’ami états-unien » de l’UDC.
    D’ailleurs, les forces pro-européennes du pays, à commencer par le parti socialiste et les Verts, ont profité de l’occasion pour critiquer l’isolement du pays dans les négociations qui aurait été à l’origine de cette « punition ». Ils estiment qu’en cas de rapprochement avec l’UE, les intérêts suisses auraient été mieux respectés.
     »

    + Raccord avec le « billet » ce commentaire MdP :
    …  » Dans la situation actuelle Irlande et Luxembourg servent de passerelles quasiment détaxées aux milliards gagnés par ces activités Américaines en Europe.
    Cela ne fait tourner que leurs banques, mais au détriment de toute l’Europe.
    Et pour changer cela il faudrait l’unanimité des 27.
    En résumé 5,5 millions d’Irlandais et de Luxembourgeois pèsent plus lourd que 550 milions d’Européens. On est dans un rapport de 1/100.
    C’est pire que le vote censitaire du 19 ième siècle sur le plan démocratique.
    « 

  4. Avatar de gaston
    gaston

    Avec 12 années de recul, la conclusion de ce billet d’Annie Lebrun nous interpelle drôlement en citant Günther Anders qui exhortait à l’action politique (nous sommes toujours un peu plus grands que nous croyons l’être [à l’image des nobles du 4 août]), mais qui était d’abord le pourfendeur de la méga-technique (à commencer par la bombe atomique) plus grande que l’homme.

    Que ne dirait-il pas aujourd’hui de l’homme qui a été assez intelligent pour créer quelque chose de plus intelligent que lui ?

  5. Avatar de Chabian
    Chabian

    1/Le commentaire de Paul et sa forme m’ont fait penser à cette phrase de Pierre PErret (je cite de mémoire) : « elle lui avait lancé à la tête un dictionnaire avec des mots qui ne lui ont pas plu… »
    2/ Je prolonge le commentaire de Pierre Guillemot qui a écrit : « A part ça, cet accès de désintéressement est contemporain d’une insurrection à bas bruit des campagnes. Les redevances seigneuriales et les rentes perpétuelles dont étaient grevées les terres ne rentraient plus, les châteaux étaient assaillis pour saisir et brûler les documents multi-centenaires sur lesquels ces redevances étaient assises… »
    Effectivement, et il y eut de même des couvents agressés, et une atmosphère de rumeurs, qu’on dirait aujourd’hui « complotistes », qui annoncaient des invasions étrangères, des épidémies, etc. : période qu’on a appelé « La grande Peur ». Et il y eut bien d’autres événements dans les 2 ans précédant le 4 aout : la Journée des Tuiles à grenoble en 1788, l’assemblée de Romans puis l’assemblée de Vizille, les cahiers de doléance précédant les Etats généraux… Il est un moment où les dominants perçoivent la montée d’une violence, qu’il « faut tout changer pour que rien ne change ». Et c’est donc la pression du peuple qui fait imposer une autre perspective.
    (En Belgique, en 1886, le Roi Léopold II, dans son discours annuel devant les Chambres, annonce qu’il faut absolument entamer des révisions des lois pour un changement social : il fait suite à une énorme émeute en mars et des tueries d’émeutiers par l’armée — 40 morts en un mois et en six lieux — suivi de pétitions, de manifestations, d’enquêtes sur une misère qu’on ne voulait pas voir ; même les plus conservateurs, après avoir félicité les forces de répression, ont souscrit à ce programme social).
    Il y a donc dans ce billet d’Annie Lebrun, un parfum de « restauration » où l’aristocratie ressort grandie, généreuse, pionnière, etc., parce que l’événement est coupé de son contexte social, puis enveloppé de citation de grands auteurs…. du XIXe).
    J’avais déjà porté cette critique auparavant, et vous vous en souvenez surement ( 😉 ). Mais cela ne devait pas être en 2013…

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