Kitchen Sink Realism : The Cure, par Mathieu Galey

Cher monsieur,

Merci beaucoup pour votre série de vidéos sur le cinéma Kitchen sink realism » (réalisme d’évier de cuisine) m’a beaucoup frappé pour la raison suivante.

Comme beaucoup de personne de ma génération, mon adolescence collégienne et lycéenne a été bercée par la pop du groupe The Cure. Une chanson m’avait à l’époque tout particulièrement intrigué : « 10:15 Saturday Night » en raison du caractère pour le moins décalé de la situation que dépeignent les paroles de la chanson : un homme désoeuvré assis dans l’évier de sa cuisine un samedi soir à 10:15, sans nouvelle de son amour disparu, attendant désespérément que le téléphone sonne et pleurant le passé, toute la mélodie et le rythme de la chanson étant construits autour du robinet qui goutte, goutte, goutte.

A vrai dire, un même sentiment de décalage, voire de dissonance se dégageait également du dispositif sémiotique de l’album, lequel était intitulé« trois garçons imaginaires » (« Three Imaginary Boys ») mais représentait sur sa pochette les éléments de conforts fonctionnels d’une domesticité prolétarisée, sans doute mais pas nécessairement ouvrière, et très certainement standardisée et surtout datée. Années 1950 / 1960, peut-être même 1940 ? En fait, l’image avait presque quelque chose de repoussant tant elle semblait présenter une réalité à la fois figée et éviscérée précisément de tout imaginaire : No Future ! semblait-elle crier.

A cet égard, l’album présente une vraie cohérence esthétique, puisque l’une de ses chansons les plus fameuses, « Killing an Arab », se réfère à l’Etranger d’Albert Camus, se focalisant là encore, comme en un cliché photographique, sur l’instant de basculement précédant immédiatement ou immédiatement consécutif au meurtre. C’est toute une époque, littéraire, cinématographique qui se trouve donc convoquée, tout un geste de réalisme ouvrier qui semble être repris au premier degré.

Et pourtant, on perçoit dans le côté décalé de la situation décrite par les paroles de la chanson « 10:15 Saturday Night », dans la dissonance du dispositif sémiotique de l’album, comme une ironie qui se profile au second degré. L’étiquette « Kitchen sink realism » agit à cet égard comme un révélateur. Car prises au second degré, les paroles de la chanson dépeignent aussi un personnage assis sur le blason du réalisme ouvrier et faisant son deuil du passé…

Reprenons donc le texte de la chanson pour voir si une autre lecture que celle de premier degré ne pourra pas lui être appliquée, avec tout aussi d’efficace et de cohérence. Conformons-nous pour ce faire à une devise de Roland Barthes : « Je n’écoute pas le message, j’écoute l’emportement du message. » (Après tout, l’invocation de Roland Barthes est ici particulièrement indiquée : n’a-t-il pas appliqué les méthodes de l’analyse sémiotique à des objets aussi divers que le « bifteck et les frites », « les matchs de catch » ou « l’acteur d’Harcourt » ? Alors pourquoi pas une chanson pop ?).

Si nous examinons la manière dont fonctionne le texte de la chanson, on se rend compte qu’il compose d’abord un tableau à la manière d’Edward Hopper. Sont égrenés successivement l’heure (10:15 un samedi soir), un robinet gouttant sous la lumière d’un néon, et le personnage de la chanson assis, non pas sur le bord d’un lit comme dans les tableaux ci-dessous, mais dans un évier de cuisine. Dans ce tableau immobile que compose le premier couplet, la seule chose à se mouvoir est ce robinet qui goutte, goutte, goutte, conférant ce faisant sa trame rythmique à la chanson :

« 10.15saturday nightand the tap dripsunder the strip lightand i’m sittingin the kitchen sinkand the tap dripsdrip drip drip drip drip drip drip… »

Le second couplet de la chanson quitte le tableau de situation pour pénétrer plus avant dans la subjectivité du personnage assis dans l’évier de cuisine : il attend un coup de téléphone, se demande où elle est passée et pleure l’hier, les jours passés. Les mots ne sont pas prononcés, mais c’est bien d’amour qu’il s’agit, et plus précisément, d’un deuil amoureux. Du moins au premier degré, car si on lit le texte de la chanson au second degré, à partir de la logique informant sa composition, on perçoit alors un personnage assis sur le blason d’un certains réalisme social et faisant finalement d’abord le deuil de cette assignation à résidence sociale à laquelle il avait fini par s’attacher. Le goutte à goutte tombant du robinet semble alors sonner les douze coups de l’émancipation.

« waiting for the telephone to ring and i’m wondering where she’s been and i’m crying for yesterday and the tap drips drip drip drip drip drip drip drip… »

Lorsque The Cure devient actif, en 1979, il s’inscrit dans cette nouvelle vague musicale (new wave) qui, tout en ayant été stimulée par le mouvement punk, s’inscrit en réaction contre lui.

Le mouvement punk : Contre-culture contestataire accompagnant la fin de la consommation heureuse, des trente glorieuses, dont on sait qu’elles ne le furent pas tant que ça pour la Grande-Bretagne et qui se conclurent pour elle de manière particulièrement brutale, non pas seulement par le choc pétrolier et la stagflation, mais également par une mise sous tutelle du FMI, en 1976 – trois ans après l’entrée dans la Communauté européenne -. Le mouvement punk anglais, de 1976 à 1979, s’inscrit très exactement dans cette période de mise oeuvre des programmes d’ajustements structurels du FMI par des gouvernements travaillistes, période qui trouvera sa conclusion en 1979 dans l’« hiver du mécontentement (winter of discontent) » et l’accessions au pouvoir de Margaret Thatcher.

Le tournant musical postpunk est donc absolument synchrone avec un tournant politique marquant l’entrée de la Grande-Bretagne dans la révolution néo-conservatrice. Ce tournant musical semble animé par un désir d’inactualité et d’évasion hors des impasses de la contestation et de l’agitation immédiatement précédentes. De multiples voies seront explorées pour s’affranchir de la tonalité ouvrière caractéristique du mouvement punk et du « no future » qui lui était associé : musique électronique, rock gothique, recours abondant à la théâtralité, aux maquillages, costumes parfois futuristes, toujours étrangers au quotidien. Certains groupes dit « néo-romantiques », tels Spandau Ballet, n’hésiteront pas à se produire sur scène en costumes de dandy. La critique musicale britannique (sans doute de gauche) reprochera amèrement à des artistes tels que Gary Numan (Tubeway Army « Are Friends Electric? ») de ne pas faire suffisamment « peuple », à la différence des groupes punks, d’être traitres à leur classe en somme [P.J. Numan affirmera explicitement son soutien à Thatcher].
(Le générique de Rockline, émission mensuelle française sur l’actualité musicale d’outre-manche, qui généralisera à toute la France dans les années 1980, cet accès à la culture pop britannique qui était encore, dans la deuxième moitié des années 1970, le privilège des Bretons et des Rennais, ce générique donc illustre avec une étonnante précision la dynamique esthético-politique propre à cette période :


A cet égard, la démarche suivie par la formation de Robert Smith et Laurence Tolhurst se révèle beaucoup plus subtile. Elle consiste à ne rien renier, mais à prendre en charge au contraire l’intégralité des symboles de cette condition populaire standardisée, pour la refaçonner en quelque chose d’extrêmement construit et sophistiqué, quelque chose d’extrêmement singulier. Au premier abord, leur premier album – Three Imaginary Boys – est l’expression d’un geste punk particulièrement épuré, débarrassé de tout le folklore dont Malcom MacLaren avait pu entourer les Sex Pistols. La pochette de l’album exprime une forme de nihilisme, le néant de l’ordre consumériste et n’éveille d’ailleurs guère l’envie d’acheter. C’est un premier degré d’ironie. Mais l’analyse du texte d’une chanson telle que « 10:15 / Saturday Night » révèle une opération beaucoup plus profonde, évoquée à plusieurs reprise par Claude Simon dans ses conférences :

« Ce phénomène du présent de l’écriture, Stendhal en fait l’expérience lorsqu’il entreprend, dans la Vie d’Henry Brulard, de raconter son passage du col de Grand-Saint-Bernard avec l’armée d’Italie. Alors qu’il s’efforce d’en faire le récit le plus véridique, dit-il, il se rend soudain compte qu’il est peut-être en train de décrire une gravure représentant cet événement, gravure qu’il a vue depuis et qui, écrit-il, a pris (en lui) la place de la réalité. »(Claude Simon, Discours de Stockholm, p. 25).Or, c’est exactement la même opération qui semble s’être réalisée par le texte de « 10:15 Saturday Night », toute une iconographie picturale particulièrement sophistiquée se trouvant substituée à la réalité sociale à laquelle il semble renvoyer, iconographie moins décrite qu’évoquée, retravaillée et finalement ironiquement détournée dans un geste de rejet de ce réalisme social précisément. Ce faisant, le poison désespérant d’un univers social sans horizon, sans futur, est converti en remède imaginaire inspirant. Ce n’est donc pas un hasard si, et c’est même fort à propos que cette formation musicale s’est intitulée « The Cure ».

L’album de 1979 n’est pas le seul où l’on trouve un écho du « Kitchen sink realism ». On en retrouve également des traces, sous sa modalité « angry young men » (« jeunes hommes en colère ») dans le quatrième album intitulé « Pornography », traditionnellement caractérisé comme une expérimentation gothique. La chanson « One Hundred Years » est à cet égard caractéristique. On retrouve dans le texte beaucoup des thématiques du réalisme social, mais restituées dans le cadre d’un texte très haché qui, couplé à une musique très sombre et tourmentée, donne à l’ensemble une tournure quasi onirique. Les thèmes que l’on retrouve dans cette chanson ont d’ailleurs quelque chose de camusien. Plus exactement, elle exprime sur un mode finalement cathartique une tentation dont traite Camus dans « Le mythe de Sisyphe » : la tentation de la mort en lien avec le sentiment de l’absurde. Plus radicalement, il semble en fait que cette chanson exprime cette perte du sentiment d’exister dont parlait le regretté Bernard Stiegler à propos de Richard Durne.

Mais toutes les chansons de la période expérimentale du groupe – que je situe pour ma part entre 1979 (l’album « Three Imaginary Boys ») et 1984, voire 1985 (les album « The Top » puis « The Cure Concert ») – n’ont pas une telle inspiration. Si l’on considère une chanson aussi culte et emblématique du groupe que « A Forest », on quitte totalement le terrain du réalisme social pour pénétrer entièrement dans celui de l’onirisme.

« come closer and see see into the trees find the girl while you can come closer and see see into the dark just follow your eyes just follow your eyes I hear her voice calling my name the sound is deep in the dark I hear her voice and start to run into the trees into the trees into the trees suddenly I stop but I know it’s too late I’m lost in a forest all alone the girl was never there it’s always the same I’m running towards nothing again and again and again »

Ici, ce ne sont plus des références existentialistes comme Camus ou le cinéma réaliste britannique du début des années 1960 qui sont convoqués, mais bien – au vu du texte de la chanson et de sa composition – l’un des textes les plus mystérieux de la Renaissance italienne : ‘Hypnerotomachia Poliphili » de Francesco Colonna, soit, dans sa traduction française, « Discours du songe de Poliphile, Déduisant comme Amour le Combat à l’occasion de Polia ».

Voici un extrait du premier chapitre, dans une traduction adaptée au (style) français classique du texte de Francesco Colonna, lui-même rédigé dans un italien dialectal mélangé de grec et de latin :

« Printemps, tu venais de rendre aux près l’émail des fleurs et la verdure aux forêts, tu renaissais pour parer la nature et l’aube du matin semblait promettre un jour délicieux : une douce langueur captivait tous mes sens : le court sommeil que je venais de goûter me faisait désirer de m’y livrer encore ; et cependant je combattais avec plaisir pour nourrir mon esprit de douces rêveries.

Le dirais ? Amour tourmentait le tendre Poliphile : les traits de Polia, toujours présents à ma pensée, occupaient mon âme tout entière ; je m’enivrais du plaisir de les reproduire sans cesse ; ils remplissaient ma vive imagination des charmes de Polia ; et le sommeil en étendant ses voiles sur mes yeux appesantis ne put me ravir en entier le bonheur d’y penser, ne put m’ôter pour longtemps le plaisir de la voir.

Jupiter, dieu puissant ! Tu fus jaloux de la félicité d’un mortel, tu m’envoyas la troupe légère des songes déployer devant moi leurs tableaux fugitifs ; m’en plaindrai-je ? non, sans doute. Heureux amants, vous savez tous ce qu’un moment d’absence ajoute aux feux, aux tourments, aux transports de l’amour ; et vous, penseurs profonds, n’êtes-vous pas convaincus que dans le court voyage de la vie, les instants du bonheur ne sont que d’agréables songes ?

Je me crus transporté dans une vaste plaine semée de fleurs, et tapissée de verdure ; la chaleur du soleil était tempérée par le souffle d’un vent frais ; le silence et la solitude y régnaient ensemble ; et l’appétit des animaux sauvages, les noires passions des hommes plus terribles encore, n’en troublaient point le tranquille séjour : j’avançai et bientôt je me trouvait dans les détours d’une forêt ténébreuse ; sans doute Hercinie était son nom ; je ne savais comment j’y avais pénétré ; mon coeur battait à l’aspect de ces pins élevés, de ces noirs cyprès, dont le feuillage sombre disputait le passage aux rayons du jour ; la frayeur s’empara de mes sens ; tous mes efforts pour échapper devenaient inutiles ; vainement je voulais courir, mes jambes fléchissaient ; si je faisais un pas, quelque arbre rompu m’arrêtait, ou quelque branche épineuse s’attachait à mon vêtement ; je ne pouvais ni fuir ni demeurer. (…) Le bois retentissait de mes cris ; je n’étais entendu que de la nymphe Echo ; elle seule répondait à ma voix défaillante (…) » :

Dans la carrière musicale du groupe, l’album « Pornography », sorti en 1982, constitue un point d’orgue. Aucun nouvel album ne sera enregistré avant 1984, le groupe s’égayant entre temps dans des collaborations externes ou dans l’enregistrement de divers 45 tours à deux titres. Dernier album expérimental du groupe, l’album « The Top » confirme un infléchissement qu’annonçait la compilation des 45 tours deux titres intitulées « Japanese Whispers ». La composition de clown triste, qui ne quittera plus Robert Smith, commence alors à se fixer. La Chanson « The Caterpillar » est sans doute particulièrement représentative de cet infléchissement. A son écoute, on la croirait composée pour honorer et restituer un peu de leurs rêves volés à certaines adolescentes contemporaines.

Bien à vous,

Matthieu Galey

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4 réponses à “Kitchen Sink Realism : The Cure, par Mathieu Galey”

  1. Avatar de marc rolland
  2. Avatar de JulienP
    JulienP

    Bonjour,

    Merci pour cette analyse brillante de l’oeuvre d’un groupe qui représente pour moi un pilier musical et littéraire incontournable. L’influence de l’absurde de Camus sur Robert Smith est en effet une tendance forte des premiers albums.

    J’ajouterais pour le plaisir que, même après 40 ans de carrière, leurs concerts restent absolument somptueux.

  3. Avatar de arkao

    Analyse passionnante, mais The Cure représente pour moi tout ce que j’ai détesté de la musique des années 80.

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