« Dix-sept portraits de femmes » XXII. La convention entre vous et moi

Il existe une convention entre nous : que j’écrive et que vous lisiez. Vous pouvez m’écrire, à moi l’auteur, mais ça se passe alors en-dehors du livre. Il y a bien sûr le clin d’oeil au lecteur, « briser le quatrième mur » dit-on en langage cinématographique : vous tendre la main pour vous encourager à monter sur la scène pour m’y rejoindre, dans le désir sans doute de faire de vous un témoin plus proche de la véracité profonde de ce que j’affirme sur les ressorts les plus secrets de la nature humaine : une compagne ou un compagnon de fortune ou d’infortune, davantage impliqués.

Je me relis, souvent tout haut, pour voir si ça coule de source ou si, au contraire, ça sonne cahoteux, et je corrige en fonction. À ce stade-ci, je noircis des pages et le jour où cela me chantera d’envoyer mon texte à une maison d’édition, je sucrerai tout ce qui ne me semblera pas à la hauteur de mes ambitions. Je jugerai sur la ligne d’arrivée ! J’occupe les soirées solitaires d’un homme qui ne regarde pas la télévision, qui se surveille dans son rapport avec les femmes – prudent ! prudent ! – parce qu’il demeure endolori de la dernière fois où cela lui est arrivé, et qui n’est pas pressé : en fait je savoure le plaisir d’écrire des mots, sans hâte, à propos de choses dont je sais qu’elles sont sans urgence aucune.

Cette histoire-là, celle dont je saigne encore, je l’écrirai une autre fois. J’avais d’ailleurs commencé à la coucher sur le papier. À l’époque où elle se présentait encore comme une rédemption. J’y ai mis un point final – en forme de point d’interrogation – au moment où il était devenu clair qu’elle tournait à la tragédie. Daisy a voulu que l’un de nos visiteurs, Fred, un de ses amis de très longue date, lise mon texte inachevé. Il a passé à le dévorer une partie de la soirée, seul dans son coin. Quand il a eu fini, il a jeté le manuscrit sur la table basse, a littéralement bondi du canapé, est allé droit vers elle et l’a interpellée avec brutalité : « Mais pourquoi continues-tu de te conduire de cette façon-là ? ». Une longue chamaillerie s’en est suivie. La réaction de Fed l’a prise au dépourvu. J’ai été surpris, moi aussi : je pensais que c’était une belle histoire, avec quelques aspérités, mais sans plus. Or nous étions déjà en enfer, et Fred le savait, et s’il le savait, c’est qu’il avait déjà vu Daisy à l’œuvre de la même manière, à d’autres époques.

Depuis que j’ai entamé mon écriture, en février, j’ai rouvert des romans, et parfois recommencé à les lire. En fait je tente de trouver sous d’autres plumes ce que j’ai l’intention d’écrire ici. Si ma recherche devait s’avérer fructueuse, je m’arrêterais découragé : cela a déjà été écrit. Ou peut-être au contraire, satisfait : si cela a déjà été écrit, c’est un devoir de moins auquel je sois astreint ! Quand j’aurai épuisé la longue liste des devoirs dont mes parents m’ont chargé, et que je me serai assuré d’avoir bien transmis chacun à un nouveau docker, je pourrai enfin, à l’instar de Moïse, prier le ciel de me prendre en pitié, « Ô Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ! »

J’ai lu de Jack London, Comment faire un feu. London m’a guidé vers Thoreau. Puis Robert-Louis Stevenson et son voyage avec un âne dans les Cévennes. Puis ceux que j’ouvre, je lis une phrase : « L’homme se trouvait debout dans l’encadrement de la porte. Sa silhouette se détachait, etc. » Je ne me souvenais pas qu’Henry James, Faulkner, Steinbeck, c’était comme ça : refermés aussitôt qu’ouverts. Je lis tout ça en anglais bien sûr – vu San Francisco – même Proust : la langue dans laquelle les textes ont été écrits n’a aucune importance : je veux dire que c’est la phrase que j’examine en ce moment, pas les mots. Philip Roth, oui, là j’entame la lecture et je ne m’arrête pas. Avec L’étranger, non plus, que j’ai trouvé en français ici chez un bouquiniste, et que j’ai relu d’une traite. On y parle de sa mère bien autrement que je ne le fais ici : la cour m’acquitterait moi en deux temps, trois mouvements.

Et puis celui que je lis en me concentrant, en m’interrompant sans cesse, en décortiquant chaque phrase pour être sûr d’avoir compris comment il l’a écrite : Kerouac. Mais là aussi, il y a deux choses : le sentiment souvent qu’il s’écoute écrire, en racontant des incidents mineurs de sa vie qui n’ont d’autre mérite que d’être précisément des incidents mineurs de sa vie, et puis l’amour où il n’est jamais vraiment présent : en retrait, prenant une biture aussitôt qu’il s’est quelque peu exposé, comme dans ses autres aventures. En fait, avec Kerouac, il y a trois choses, et la troisième je viens de la dire : l’ivrognerie. J’avais lu Big Sur à seize ans et le gars se représente, se met en scène, en épave : « C’est comme ça qu’j’suis… Qu’est-ce qu’vous voulez ? » – « Ben merde, on veut un peu de tenue, c’est tout ! », et ça m’avait débecté. J’ai rouvert Big Sur il y a une quinzaine de jours, et j’ai de nouveau eu la nausée : l’envie de vomir – la même que lui.

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Une réponse à “« Dix-sept portraits de femmes » XXII. La convention entre vous et moi

  1. Avatar de Hervey

    La vache ! C’est bien ruminé …
    … mais pour saisir vraiment, non, tout échappe… reste l’inaccompli.

    C’est mieux ainsi.

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  1. @Ruiz Je vais compléter ma réponse à votre question quant à savoir si l’IA révolutionnera l’humanité de manière plus importante…

  2. Joli jeu de mot, cher timiota.

  3. c’est une toile bien à rosée

  4. C’est pas moi, c’est l’autre ! « Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre…

  5. Ça va peut-être faire grimper la mémoire de stockage en flèche, non ?

  6. @Ruiz Répondre Oui à cette question, cela revient à enfoncer des portes ouvertes. Paul Jorion, mais quasiment tous les médias…

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