ANNULER LA DETTE OU TAXER LE CAPITAL : POURQUOI CHOISIR ?, par Thomas Coutrot, Patrick Saurin et Éric Toussaint *

Billet invité. * Thomas Coutrot est membre du Conseil scientifique d’Attac, Patrick Saurin est un des porte-parole de SUD BPCE et Éric Toussaint est président du CADTM Belgique

À l’occasion de la sortie de deux livres importants, Dette 5000 ans d’histoire et Le Capital au XXIème siècle, Mediapart a eu l’heureuse idée d’organiser une rencontre entre leurs auteurs respectifs, David Graeber et Thomas Piketty. Leurs échanges sont accessibles sur le site du journal en ligne[1].

Comment sortir de la dette, cette question centrale posée en préambule à ce dialogue est également au cœur des réflexions et de nos activités militantes respectives. C’est pourquoi nous avons souhaité donner un prolongement constructif à ces échanges en proposant le texte qui suit, fruit d’une réflexion collective qui explicite, commente, questionne et critique les points de vue et les arguments avancés par les deux auteurs.

Annuler la dette ou taxer le capital ?

Les échanges entre T. Piketty et D. Graeber tournent pour l’essentiel autour de la mise en regard des mérites respectifs de l’impôt sur le capital et de la répudiation de la dette publique. D. Graeber, s’appuyant sur une belle érudition historique et anthropologique, souligne que l’annulation de tout ou partie de la dette, privée ou publique, est une figure récurrente des luttes de classes depuis 5000 ans. Considérant que la dette est un mécanisme central de la domination capitaliste aujourd’hui, il ne voit aucune raison qu’il en aille autrement dans les années à venir.

T. Piketty estime pour sa part qu’on peut obtenir un allègement considérable du poids des dettes par un mécanisme fiscal de taxation des grandes fortunes qui serait plus juste socialement, car il éviterait de frapper les petits et moyens épargnants détenteurs (via les fonds communs de placement gérés par les banques et les compagnies d’assurance) d’une grande partie de la dette publique.

Sans que les deux interlocuteurs ne l’explicitent, on peut sans doute attribuer leur différend à des présupposés philosophiques et politiques opposés. Pour Graeber, de tradition anarchiste, l’annulation de la dette est préférable parce qu’elle ne suppose pas nécessairement de s’en remettre à l’État national, et encore moins à un État ou une institution supranationale : elle peut résulter de l’action directe des débiteurs (cf. le projet de « strike debt »[2] porté par Occupy Wall Street aux États-Unis), ou bien de la pression populaire imposant une décision à un gouvernement. Pour Piketty, de tradition social-démocrate, c’est une fiscalité mondiale sur le capital qui est nécessaire, et des mesures fiscales nationales portées par des gouvernements réformistes peuvent déjà permettre d’avancer.

Au vu précisément des arguments des deux auteurs, nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de choisir entre imposition du capital et annulation de dettes, mais qu’il est judicieux de mettre en œuvre ces deux mesures simultanément.

Annuler la dette, une mesure injuste socialement ?

T. Piketty rejette les annulations de dette au motif que les créanciers seraient en majorité des petits épargnants qu’il serait injuste de faire payer, alors que les très riches n’auraient investi qu’une faible part de leur patrimoine dans les titres de la dette publique. Mais nous lui objectons que l’audit de la dette que nous préconisons a non seulement pour vocation d’identifier la dette légitime (c’est-à-dire la dette au service de l’intérêt général) de celle qui ne l’est pas, mais également d’identifier précisément les porteurs afin de pouvoir les traiter différemment selon leur qualité et le montant détenu. En pratique, la suspension de paiement  est la meilleure manière de savoir exactement qui détient quoi car les détenteurs de titres sont forcés de sortir de l’anonymat.

Selon la banque de France, en avril 2013, la dette négociable de l’État en France était détenue à 61,9 % par des non-résidents, essentiellement des investisseurs institutionnels (banques, compagnies d’assurance, fonds de pension, fonds mutuels…). Pour les 38,1 % qui sont détenus par des résidents, la part du lion revient aux  banques (elles détiennent 14 % des dettes publiques françaises), aux assurances et autres gestionnaires d’actifs[3]. Les petits porteurs (qui gèrent directement leur portefeuille de titres) ne représentent qu’une infime minorité des détenteurs de dettes publiques. À l’occasion d’une annulation de dettes publiques, il conviendra de protéger les petits épargnants qui ont placé leurs économies dans des titres publics ainsi que les salariés et les retraités qui ont vu une partie de leurs cotisations sociales (retraite, chômage, maladie, famille) placé par les institutions ou les organismes gestionnaires dans ce même type de titres.

L’annulation des dettes illégitimes doit être supportée par les grandes institutions financières privées et les ménages les plus riches. Le reste de la dette doit être restructuré de manière à réduire drastiquement tant le stock que la charge de la dette. Cette réduction/restructuration peut notamment s’appuyer sur l’impôt  sur  le  patrimoine des plus riches comme évoqué par T. Piketty[4]. Annulation des dettes illégitimes et réduction/restructuration du reste de la dette doivent aller de pair. C’est un vaste débat démocratique qui doit décider de la frontière entre les épargnants petits et moyens qu’il faut indemniser et les gros qu’on peut exproprier. On pourrait alors mettre en place une taxe progressive sur le capital, frappant durement les très grandes fortunes, celles des 1 % les plus riches, dont T. Piketty a montré qu’ils possèdent aujourd’hui plus du quart de la richesse totale en Europe et aux États-Unis[5]. Cette taxe prélevée en une seule fois permettrait de terminer d’éponger l’ensemble des dettes publiques. Par la suite, une fiscalité fortement progressive sur les revenus et le capital bloquerait la reconstitution des inégalités patrimoniales dont Piketty estime à juste titre qu’elles sont antagoniques avec la démocratie.

Annulation de la dette : au bénéfice de qui ?

Si nous ne pouvons pas suivre T. Piketty quand il affirme que l’annulation de la dette « n’est pas du tout une solution progressiste », il a cependant raison de remettre en cause le type d’annulation partielle de dettes conçue par la Troïka (Commission européenne, BCE et FMI) pour la Grèce en mars 2012. Cette annulation a été conditionnée par des mesures qui constituent des violations des droits économiques, sociaux, politiques et civils du peuple grec, et qui ont enfoncé encore un peu plus la Grèce dans une spirale descendante. Il s’agissait d’une entourloupe visant  à permettre aux banques privées étrangères (principalement françaises et allemandes) de se dégager en limitant leurs pertes, aux  banques privées grecques d’être recapitalisées aux frais du Trésor public, et à la Troïka de renforcer durablement son emprise sur la Grèce. Alors que la dette publique grecque représentait 130 % du PIB en 2009, et 157 % en 2012 après l’annulation partielle de la dette, elle a atteint un nouveau sommet en 2013 :  175 % ! Le taux de chômage qui était de 12,6 % en 2010 s’élève à 27 % en 2013 (50 % pour les moins de 25 ans). Avec T. Piketty nous refusons ce type de « haircut » prôné par le FMI, qui vise seulement à maintenir en vie la victime pour pouvoir la saigner encore et toujours plus. L’annulation ou la suspension du paiement de la dette doit être décidée par le pays débiteur, à ses conditions, pour lui donner un vrai bol d’oxygène (comme l’ont fait par exemple l’Argentine entre 2001 et 2005 et l’Equateur en 2008-2009).

La dette et l’inégalité des fortunes ne sont pas les seuls problèmes

Graeber et Piketty s’opposent pour déterminer si c’est la dette ou l’inégalité des patrimoines qui est la cible politique prioritaire.  Mais pour nous, les problèmes que rencontrent nos sociétés ne se limitent pas au problème de la dette publique ni à celui de l’inégalité des fortunes privées. Tout d’abord, il est bon de rappeler – et Graeber le fait systématiquement –  qu’il existe une dette privée bien plus importante que la dette publique[6], et que l’augmentation brutale de cette dernière depuis cinq ans est due en bonne part à la transformation de dettes privées, celles des banques notamment, en dettes publiques. Ensuite et surtout, il faut replacer la question de la dette dans le contexte global du système économique qui la génère et dont elle n’est qu’un des aspects.

Pour nous, imposition du capital et annulation des dettes illégitimes doivent faire partie d’un programme bien plus vaste de mesures complémentaires permettant d’enclencher une transition vers un modèle post-capitaliste et post-productiviste. Un tel programme, qui devrait  avoir une dimension européenne tout en commençant à être mis en pratique dans un ou plusieurs pays, comprendrait notamment l’abandon des politiques d’austérité, la réduction généralisée du temps de travail avec embauches compensatoires et maintien du salaire, la socialisation du secteur bancaire, une réforme fiscale d’ensemble, des mesures pour assurer l’égalité hommes-femmes et la mise en place d’une politique déterminée de transition écologique.

Graeber met l’accent sur l’annulation de la dette car il croit, comme nous, qu’il s’agit d’un objectif politique mobilisateur ; mais il ne prétend pas que cette mesure se suffise à elle-même, et il s’inscrit dans une perspective radicalement égalitaire et anticapitaliste. La critique essentielle qu’on peut faire à Thomas Piketty est qu’il pense que sa solution peut fonctionner  en demeurant dans le cadre du système actuel. Il propose un impôt progressif sur le capital pour redistribuer les richesses et sauvegarder la démocratie, mais n’interroge pas les conditions dans lesquelles ces  richesses  sont produites et les conséquences qui en résultent.  Sa réponse ne remédie qu’à l’un des effets  du fonctionnement du système économique actuel, sans s’attaquer à la véritable cause du problème. Tout d’abord, admettons qu’on obtienne par un combat collectif une imposition du capital, à laquelle nous aspirons, les recettes générées par cet impôt risquent d’être largement englouties par le remboursement de dettes illégitimes si nous n’agissons pas pour leur annulation. Mais surtout, nous ne pouvons pas nous contenter  d’un partage plus équitable des richesses, si celles-ci  sont produites par un système prédateur  qui ne respecte ni les personnes ni les biens communs, et accélère sans trêve la destruction des écosystèmes. Le capital n’est pas un simple  « facteur de production » qui « joue un rôle utile » et mérite donc « naturellement » un rendement de 5 %, comme le dit Piketty, c’est aussi et surtout un rapport social qui se caractérise par l’emprise des possédants sur le destin des sociétés.  Le système capitaliste en tant que mode de production est à l’origine non seulement d’inégalités sociales de plus en plus insoutenables, mais de la mise en danger de notre écosystème, du pillage des biens communs, de rapports de domination et d’exploitation, d’aliénation dans la marchandise, d’une logique d’accumulation réduisant notre humanité à des femmes et des hommes incapables de sublimer, obsédés par la possession de biens matériels et oublieux de l’immatériel qui pourtant nous fonde.

La grande question que Piketty ne se pose pas, mais qui saute aux yeux de qui observe les rapports de pouvoir dans nos sociétés et l’emprise de l’oligarchie financière sur les États, est la suivante : quel gouvernement, quel G20 décidera d’un impôt mondial progressif sur le capital, sans que de puissants mouvements sociaux n’aient d’abord imposé le démantèlement du marché financier mondialisé et l’annulation des dettes publiques, instruments majeurs du pouvoir actuel de l’oligarchie ?

Comme David Graeber, nous pensons qu’il faudra imposer l’annulation des dettes sous « l’impulsion des mouvements sociaux ». C’est pourquoi nous agissons dans le cadre du collectif d’audit citoyen (CAC[7]) afin que l’annulation de la dette illégitime résulte d’un audit auquel les citoyens participent comme acteurs. Nous sommes cependant dubitatifs face à son idée selon laquelle « le mode de production actuel est fondé sur des principes moraux plus qu’économiques », car « le néolibéralisme a privilégié le politique et l’idéologique sur l’économique ». Pour nous, il n’y a pas d’opposition entre ces trois champs  mais il y a un système, le néolibéralisme, qui les articule à sa manière. Le capitalisme néolibéral n’a pas privilégié le politique et l’idéologique sur l’économique, il les a utilisés et mis au service de la recherche du profit privé maximum, avec un certain succès jusqu’à présent si l’on en juge d’après les données fournies par Piketty dans son ouvrage. Certes, ce système a engendré de monstrueux déséquilibres  – dont les dettes privées et publiques – et n’est pas compatible à terme avec une société émancipée, mais dans l’immédiat sa domination se perpétue.

Au-delà des divergences – secondaires avec Graeber, plus profondes avec Piketty –  que nous venons d’expliciter, nous sommes bien sûr prêts à emprunter ensemble le chemin de l’annulation des dettes illégitimes et de l’impôt progressif sur le capital. Lorsque nous arriverons à un carrefour dont une des voies indiquera la sortie du capitalisme, il nous appartiendra alors, tous ensemble, de reprendre le débat en tirant les leçons de l’expérience du chemin parcouru.



[2] Voir le site www.strikedebt.org

[4] T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013, p. 887.

[5] T. Piketty, idem, p. 556.

[6] En 2011, dans la Zone Euro, la dette brute des États représentait 82 % du PIB, la dette des ménages 61 %, la dette des sociétés non financières 96 % et la dette des sociétés financières 333 % : Base de données de recherche Morgan Stanley.

[7] Voir le site du CAC : Collectif d’Audit Citoyen.

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