Les « dispensateurs de vie »

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Au cours d’une période de quelques millénaires seulement, une espèce animale de la planète Terre est parvenue par sa propre industrie à un progrès auquel on peut assigner comme mesure indiscutable, l’allongement considérable de la durée de vie de ses membres. Les moyens qui ont permis ce progrès sont essentiellement la réduction de la violence des membres de cette espèce entre eux, qu’il s’agisse de conflits entre groupes ou en leur sein propre, ainsi qu’un développement technologique cumulatif dans les méthodes de lutte contre la maladie et dans la traumatologie, développement soutenu conjointement et motivé par un discours théorique sur ces techniques. Soient, et dans l’ordre : la démocratie, la science appliquée et la science.

Cette évaluation d’un progrès par l’allongement de la vie individuelle mettra la puce à l’oreille des ethnologues à qui elle rappellera un thème propre à l’anthropologie britannique des années 1910 à 1930 : celui de la quête des life–givers, des « dispensateurs de vie », thème central aux recherches de Grafton Elliot Smith, de William J. Perry, du dernier W.H.R. Rivers, de John Layard et de Maurice Hocart, les représentants de l’« hyper–diffusionnisme » anglais. Y a–t–il un lien autre qu’accidentel entre la quête qualitative de l’immortalité – que ces auteurs envisageaient comme moteur de la « civilisation », et l’allongement quantitatif de la durée de cette vie, objectivement constaté au cours des siècles ? Dans un court texte intitulé « L’Empereur Julien et son art d’écrire », Kojève rappelait l’explication apportée par le souverain à la question « qu’est–ce qui peut conduire un homme raisonnable (tel Alexandre) à cautionner les discours (auto–) contradictoires que sont les mythes (théologiques) ? » : « … les hommes croient à la vérité des mythes théologiques parce que ceux–ci leur permettent d’escompter une gloire éternelle, voire une survie dans et par la ‘reconnaissance’ de la part d’êtres immortels ou divins. En bref, les hommes croient aux dieux parce qu’ils veulent être eux–mêmes immortels ».

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

Partager :

11 réponses à “Les « dispensateurs de vie »”

  1. Avatar de mike

    Bonjour Paul,

    Je ne suis pas d’accord concernant cette volonté d’immortalité (quel ennui pour beaucoup, à la longue…) qui serait le moteur de la progression humaine. Je crois sincèrement que nous sommes encore des singes – étant placé pour le savoir – qui fonctionnent encore et toujours avec des réflexes de peur instinctifs vis à vis des choses incompréhensibles ou peu claires, la mort bien sûr, mais surtout la souffrance. Que cette recherche du confort et de l’éloignement de la douleur nous aient conduit à durer plus longtemps soit une progression de la race je n’en suis pas certain. Je peux observer toutes les personnes agées qui « trainent » littéralement leurs fins de vie, processus qui n’est pas près de s’arrêter, surtout chez nous en Suisse où le niveau de vie permet de constater la part absurde (économique et humaine) de la chose. Pour pousser plus loin je dirai que nous autres judéo-chrétiens, en plus de nos habitudes avides, maintenant autogénérées par les arguments pousse-à-jouir de la société de consommation, sommes probablement beaucoup trop centrés sur l’homme, qui n’est qu’une toute petite partie d’un processus global. Ethno-centrisme compulsif qu’on retrouve, j’en ai peur, chez la majorité des individus, surtout jeunes. Nous avons beaucoup à apprendre et à réfléchir sur nos habitudes et notre niveau de vie.

    Un extrait pour finir. (L’auteur voyage dans les hauts cols du nord de l’Afghanistan : )

    Pourtant il ne faut pas croire que l’Islam, dans ces hautes terres, soit tellement épris du terrestre et du succès. Il y a ici un appétit essentiel sans cesse entretenu par le spectacle d’une nature où l’homme apparaît comme un humble accident, par la finesse et la lenteur d’une vie ou le frugal tue le mesquin. Le Dieu de L’Hindoukouch n’est pas comme celui de Bethléem, amoureux de l’homme, il est son créateur miséricordieux et grand. C’est un crédo simple mais qui frappe. Les gens d’ici l’éprouvent avec plus de force et de verdeur que nous. L’Allah ou Akbar, tout tient à cela : ce nom dont la magie suffit à transformer notre vide intérieur en espace. Bouvier Nicolas, l’usage du monde, Droz-Genève 1963 P. 357

    Bien à vous, bon dimanche et merci pour vos éclairages

    m g

  2. Avatar de Alain A
    Alain A

    Et bien ça alors : il y a peu j’ai reçu une invitation (à laquelle je n’ai pas donné suite) relative au sujet (étonnant) que vous inaugurez ce jour. Il y avait là aussi un lien entre allongement de la vie et immortalité. Coïncidence ? Signe du destin ? Je reproduis ci-après une partie du courriel reçu :

    « Conférence et rencontre avec Aubrey de Grey en Belgique – PROGRAMME des mercredi 1er et jeudi 2 octobre 2008
    * CONFERENCE: Prospects for defeating aging altogether Mercredi 1er octobre 2008 de 11h30 à 13h au Département de recherche moléculaire de l’Université de Gand Jozef Schell – VIB Technologiepark 927, B-9052 Gand (Zwijnaarde) Entrée libre.
    * CONFERENCE ET DINER: Stratégies pour un vieillissement négligeable: A quand la dernière journée internationale des personnes âgées? Mercredi 1er octobre 2008 de 20h à 22h30 (avec traduction simultanée). Musée des Sciences naturelles, Rue Vautier 29, B-1000
    DEJEUNER DE PRESSE. Jeudi 2 octobre 2008 de 12h à 14h (avec traduction simultanée) Café ‘A la mort subite’ (nd Alain A: sic), rue Montagne-aux-Herbes Potagères 7, B-1000 Bruxelles Pour en savoir plus à propos de la lutte contre le vieillissement: http://www.mfoundation.org/files/sens/index-fr.htm, http://immortalite.org/ »

    Entre 7 et 14 ans j’ai un peu rêvé à l’immortalité (cfr la technique de l’Ombre Jaune dans les Bob Morane 🙂 ). Après je me suis, comme la plupart des humains, construit avec l’idée de ma finitude. Toute la culture humaine est bâtie sur cette perspective. Si nous devenions immortels, il faudrait recommencer la culture à zéro… Quel travail !

  3. Avatar de vladimir
    vladimir

    La course contre la montre ou un dimanche parmi d’autres :

    Berlin travaille « d’arrache-pied » pour sauver la Hypo Real Estate

    BERLIN – La chancelière allemande Angela Merkel a affirmé dimanche que son gouvernement travaillait « d’arrache-pied » pour sauver la banque Hypo Real Estate, menacée de faillite, afin d’éviter une crise financière.

    Le gouvernement s’efforce de sauver la Hypo Real Estate (HRE) « pour ne pas permettre que la situation critique d’un institut entraîne une crise de tout le système » financier, a affirmé Mme Merkel à la presse.

    Elle a annoncé que « ceux qui ont fait des affaires irresponsables devraient rendraient des comptes ». « Nous le devons aux contribuables », a-t-elle ajouté.

    De son côté, le ministre des Finances Peer Steinbrück s’est dit « assez horrifié » que « la direction de la HRE ait fait part d’un trou insoupçonné dans ses liquidités à hauteur de milliards d’euros ».

    Cet institut « doit être stabilisé », a-t-il cependant affirmé, « parce que sinon les dommages seraient importants non seulement pour la République fédérale allemande, mais aussi pour nombre de services financiers avec lesquels nous avons des liens en Europe ».

    Le gouvernement allemand tentait dimanche de trouver une bouée de sauvetage à la HRE avant la réouverture lundi des bourses internationales après l’échec d’un plan d’aide initiale à cette banque, portant sur 35 milliards d’euros.

    05 octobre 2008 16h03

    http://www.romandie.com/ats/news/081005140315.v7slyhh7.asp

    Citigroup annonce avoir obtenu en référé le gel de la fusion Wachovia/Wells

    WASHINGTON – La banque américaine Citigroup a annoncé avoir obtenu en référé de la justice new-yorkaise le gel de la fusion de ses concurrentes Wachovia et Wells Fargo.

    Le juge Charles Ramos de la Cour suprême de l’Etat de New York a décidé de prolonger « jusqu’à nouvel ordre » l’accord qui conférait à Citigroup l’exclusivité pour négocier avec Wachovia, selon un communiqué publié dans la nuit de samedi à dimanche par Citigroup.

    Vendredi, Wells Fargo avait annoncé un accord pour reprendre l’intégralité des activités de Wachovia, alors que cette dernière, sous la pression des autorités américaines qui craignaient sa possible faillite, avait accepté quatre jours plus plus tôt de céder ses activités bancaires à Citigroup.

    La décision du juge Ramos demande à Citigroup et à Wachovia de se présenter devant lui le vendredi 10 octobre.

    Citigroup avait plaidé pour que l’accord d’exclusivité signé par Wachovia lui interdisait de mener des négociations ou d’entrer dans un processus de fusion avec un tiers. Citigroup estime avoir été entendue par le juge sur ce point.

    La banque newyorkaise indique par ailleurs qu’elle est liée à Wachovia par un « accord de principe » (« agreement-in-principle ») et non par un accord définitif, beaucoup plus solide à défendre devant les tribunaux.

    Au moment où la transaction entre Wachovia et Wells Fargo a été annoncée, Citi « était en train de finaliser les accords nécessaires pour boucler sa reprise de Wachovia, qui est soutenue par la FDIC (l’organisme fédéral qui garantit les dépôts bancaires », s’est-elle défendu.

    Citigroup souligne également qu’elle a fourni des liquidités à Wachovia depuis que leur accord a été rendu public.

    Elle se dit prête à continuer les négociations avec Wachovia sur la transaction déjà acceptée par les deux parties.

    05 octobre 2008 16h22

    http://www.romandie.com/ats/news/081005142212.tltz9b8a.asp

  4. Avatar de Rumbo
    Rumbo

    Le présent billet de Paul, et les commentaires qui y font déjà écho, conduisent directement à la notion de PROGRÈS.

    Cela saute aux yeux. Je précise toujours que quand j’emploie le terme: progrès, cela signifie d’emblée le progrès passé qui est le soubassement du progrès actuel, mais surtout, le progrès futur qui comportera, par la force des – choses -, et de toute façon – naturellement – l’essence et la substance même du progrès, c’est à dire: « laisser les ‘lieux’ aussi propres en sortant que nous les y avons trouvés en entrant » (selon la formule publicitaire qu’avait trouvé Jacques Séguéla je crois). Et je rajoute donc: protéger les ‘lieux’ en occasionnant aussi peu d’entropie que possible. C’est à dire, dans l’état actuel de nos connaissances, une entropie quasi nulle, voisine de l’entropie naturelle, celle-ci drégradant aussi peu d’énergie que possible. Ce qui correspondrait, à la base, à l’énergie solaire (à l’énergie géothermique près).

    Et cela conduit directement aux sujets traités par Paul. Car le progrès est un sujet numéro 1 qui est toujours sous-jacent à l’écrasante majorité des préoccupations qui sont les nôtres et qui font partie à un degré ou à un autre des « sciences cognitives ».

    L’allongement de la durée de la vie, n’en ferait-il pas partie? Implicitement, c’est le but recherché. Donc, une vie la plus – intéressante – possible. Et qu’est-ce qui peut rendre la vie la plus intéressante possible si ce n’est le progrès, et un progrès, le plus souvent fruit de la créativité? Et qu’est-ce qui peut élargir la créativité? C’est d’avoir plus de temps, un temps qui est pris, la plupart du temps, par l’exécution de tâches obligatoires de survie, soit directement (ce qui était le sort de l’humanité avant l’ère des machines), soit par le truchement des revenus permettant de se procurer, proportionnellement aux revenus, de quoi vivre. Et si ces revenus sont plus abondants et surtout assurés, c’est autant de chances de travail en moins (travail de subsistance s’entend) pour ceux qui auraient de tels revenus. Nous sommes sur cette route, d’ailleurs si sinueuse et et chaotique! Mais seulement dans nos têtes.

    Ainsi, il n’y a pas de problème de chômage, il y a un problème de dividende, autrement dit: de revenu.

    Je vais être volontairement provocateur, mais l’on peut affirmer sans se tromper que le but de la vie, c’est de ne pas travailer en ayant des revenus suffisants pour vivre de cette façon. En simplifiant, c’est notre idéal à tous. Ceci signifie que le chômage n’est pas un « problème ».

    Et ici, je m’inspire de Madame Gilberte Côté Mercier qui collabora des années avec l’irremplaçable Lopuis Even. Donc, tout au contraire, le chômage est un objectif, l’objectif recherché par excellence. Nous ne demandons que cela. pourquoi donc nous sommes nous ingéniés à l’étude du développement de machines productives prolongeant, voire remplaçant les bras des hommes et même leur cerveau dans ces tâches productives obligatoires? Et ce, entraînant une augmentation de productivité, dans certains cas, au centuple de ce qui existait auparavant. Désormais, les hommes peuvent prendre du repos tout en produisant beaucoup plus qu’avant. C’est formidable quand-même! Dans la Tradition il y a déjà le Dimanche, septième jour, jour du repos. C’est quand même extraordinaire que les dimanches puissent grandir en nombre au détriment des autres jours qui sont des jours ouvrables qui, eux, iraient en s’amenuisant!

    À quand la liesse du chômage général?

    Ce ne serait pas la peine d’avoir fait ce travail progressif extraordinairement créatif d’inventer et de mettre au point des machines pour continuer à avoir l’angoisse des lendemains incertains. Lendemains dépendants de quelques cénacles bancaires, financiers, monétaires, totalement inconnus ou presque, loins de tout et de tous, décidant du sort des êtres humains dans des bureaux feutrés, hors de tout contact…

    C’est pour ça, donc, que nous nous plaignons du chômage!! Et, en plus, en France, il vient à peine de faire son retour fracassant, retour en force (il n’avait d’ailleurs jamais vraiment quitté la scène…). Ce serait une fausse alerte? Alors ce serait tant mieux!

    Mais quand on chôme, on n’a pas d’argent me direz-vous? Alors c’est bien pour ça que nous nous lamentons du chômage, parce que, étant au chômage, nous n’avons assez d’argent pour vivre.

    Le problème est donc bien un probème de revenu et non pas un problème d’emploi. Le progrès a débauché à tout va et débauche encore. Inventer des emplois bidons n’est pas, et ne peut pas être une solution, c’est une idiotie. Même en sortant des grandes écoles, l’on n’arrive pas à comprendre cette lapalissade!…

    On ne comprend pas que les gains de productivité se surpassant sans cesse dans l’ensemble de l’automatisation de la production – EST – déjà la solution au problème soit-disant économique et financier. Car, ainsi que le DÉMONTRE le major DOUGLAS et à présent d’autres qui ont trouvé la MÊME CHOSE QUE LUI, le traitement monétaire est obsolète. Car ce traitement monétaire fonctionne comme du temps de la traction animale (1) et n’accompagne aucunement les PROGRÈS dans la production, progrès qui pourtant crève les yeux de partout. Ainsi l’ÉGALITÉ POSSIBLE entre la valeur de la production et sa contrepartie monétaire (donc contrepartie dans l’émission de monnaie-pouvoir d’achat-à-100% qui est la clé de la distribution) est une égalité trouvée – expérimentalement – par le major DOUGLAS, ingénieur et directeur d’industries et de travaux publics en divers endroits du monde, permet à tous ceux qui travaillent à produire les biens et les services, ainsi qu’à rendre plus productives les machines et plus adaptés les biens ainsi produits, de profiter normalement de leur travail qui devient ainsi de moins en moins un « travail ». C’est clair.

    Nos « difficultés », ou nos pseudo-difficultés, sont à chercher ailleurs que là où on s’efforce de les chercher.

    Je crois qu’on est là au cœur du sujet des « Dispensateurs de Vie »

    Donc, qu’attendent les hommes?? Ils seraient tous masochistes?? Sûrement pas!!

    ———
    (1) d’après les meilleures statistiques et, bien sûr, le constat de la réalité à travers le monde, les animaux sont statistiquement libérés du travail depuis 1950!! (les animaux ont encore à être libérés du chemin des abbatoirs, mais c’est un autre vaste sujet) !

  5. Avatar de jacques
    jacques

    Les hommes sont malheureusement mortels depuis la tour de Babel. Peut-etre faut-il réfléchir à la mort de Dieu avec Lou Salomé et Nietszche ?

  6. Avatar de Daniel Dresse
    Daniel Dresse

    @ Rumbo

    Mon expérience personnelle sur ce rocher de sysiphe qu’est la vie laborieuse, est celle d’un combat permanent et manichéen entre la haine du travail et l’obligation de travailler.

    Je n’ai jamais ainsi occupé un emploi « normal » c’est-à-dire diurne, par contrat à durée indéterminée, et suivant l’horaire hebdomadaire légal en vigueur. Pendant trente sept ans, j’ai été la balle de flipper qui rebondissait de missions intérimaires en CDD, de travail saisonnier en travaux au noir, de temps partiel diurne en temps partiel nocturne, le tout sur fond de périodes de chômage très courtes mais endémiques.

    Au regard des caisses de retraites dont je dépends, ce parcours chaotique m’a tout de même permis de valider tous mes trimestres de cotisation. Si je le désire, je finirai cet incident guère moins bien loti que bien des connaissances de ma génération, mieux qualifiées que moi, mais dont la vie professionnelle aura été ravagée par trente ans de « libération du travail ». En gros à un échelon au dessus du minimum vieillesse.

    Il y a bien longtemps, au coeur des années soixante dix, alors que je déjeunais en intrus dans un restaurant universitaire, et contemplais mélancoliquement tous ces jeunes gens si confiants en leur avenir, j’ai eu un tout à coup l’intuition macabre que les illusions de cette belle époque s’achèveraient pour la majorité d’entre nous dans le mouroir à vieux. Le moins que je puisse dire aujourd’hui est que mon intuition s’est précisée.

    Je laisse de côté le plan psychologique personnel. Les évidentes fêlures qui m’ont conduit à mener une telle existence me dépassent chaque jour un peu plus, et mes prétentions en matière d’épanouissement personnel ont été très réévaluées à la baisse.

    Ma situation sociologique est beaucoup plus intéressante, en ce sens qu’elle me place dans la position fort classique du cocu malgré lui. Voulant échapper à une certaine logique des choses, je me retrouve finalement en prototype accompli de l’agent électron libre rêvé par le système économique libéral. Ne parlant pas trop mal anglais, j’aurais très bien pu parachever ma carrière professionnelle en allant mener la vie d’un travailleur pauvre aux Etats Unis. J’aurais ainsi eu la joie de poser mes pieds tous les matins dans mes savates en me disant que le jour qui commence est un autre jour.

    Je me souviens d’un jeune idiot, fringué à la Che Guevara, que j’avais rencontré jadis dans un trou perdu de quelques dizaines d’habitants en pleine forêt guyanaise. A ma question sur ce qu’il foutait là existentiellement, il m’avait répondu qu’il avait « largué le système ». En fait, il avait monté une épicerie en cette clairière, et s’initiait à la comptabilité en partie double, avec des bouquins parascolaires trempés, entre deux averses tropicales. Toujours samaritain et respectueux des rêves d’autrui, j’avais grevé une bonne partie de mon budget du moment en lui achetant à prix spéculatif des tablettes de chocolat et une boîte de cartouches.

    Surtout, les termes du conflit que j’évoquais dans la première phrase de ma réflexion, m’apparaissent toujours plus douteux au fil du temps. Le travail « intéressant » est donc en soi un rêve, inaccessible pour la majorité, laquelle doit se contenter de glaner un « moyen d’existence », mais rêve éveillé pour les autres car, comme le suggérait Laborit, la finalité des activités humaines les plus captivantes est toujours d’éviter stratégiquement par l’imaginaire le stress né de la morne réalité des rapports sociaux. J’ai du mal à comprendre aujourd’hui pourquoi je n’ai pas cherché moi aussi à me couler dans ce contournement là.

    Mes péripéties de vagabond du travail m’ont donné certes une faculté de recul par rapport aux évènements (en gros j’ai trouvé le temps de lire et de savourer les dessins du plafond au son des instruments), mais bien inutile dans les milieux que je côtoie, où mes exigences –j’ai du mal à les regarder comme des « prétentions »- intellectuelles sont regardées au mieux avec inquiétude et au pire avec hostilité. Au dessus n’en parlons pas, la sociologie reprend toujours ses droits face aux manants qui prétendent lever le nez du guidon.

    Quelle est la cause qui m’a amené ainsi à battre fiévreusement la campagne ? Ah oui ! Il reste aux animaux, libérés du travail à être affranchis du chemin des abattoirs. Et qu’en est-il des confiants bipèdes ? Le recul du premier terme de l’alternative leur épargnera-t-il le chemin de croix du deuxième ? Dans l’histoire récente il est des détails qui permettent d’en douter, et dans un cadre économique très industriel et scientifique. Verra-t-on les masses libérées du travail marcher vers leur destin comme certains condamnés au Moyen Âge marchaient vers l’échafaud, convaincus eux-mêmes « d’estre inutiles au monde ».
    Amitié et Sympathie.

  7. Avatar de Strategix
    Strategix

    Viser à l’éternité c’est souhaiter le tourment éternel des riches et des puissants.

    Dans le monde actuel, assez bien fait sommes toutes, tout puissant peut commettre les pires vilennies, les derniers jours venus, il reste toujours le recours de la religion, qui moyennant oboles nous laisse entrevoir la possibilité d’un rachat pour une nouvelle vie dans les le royaume des cieux (on doit pouvoir faire carrière là haut aussi bien qu’ici bas).

    Ne plus permettre d’exercer cette option en fin de vie, qui ne viendrait plus, serait affreux.

    Si l’on croit que la vie des puissants avilit, à force de crapuleries, d’entraînement paranoïaque, de luttes sournoises, et qu’elle sera éternelle, alors c’est à se flinguer. Finalement, la menace d’éternité conduit peut être au suicide.

    Imaginez, une humanité condamnée au monde contemporain pour les siècles et les siècles. Ce ne serait pas vivable.

    Rappelons que pendant des siècles, la conviction que la vie, ici bas, était inéluctablement misérable, permettait de la rendre plus acceptable, on évitait l’amertume, puisque c’était l’ordre des choses. Mais aujourd’hui, avec le marketing et son corrolaire « la graine d’espoir planté en chacun », tout le monde y croit, y veulent tous en croquer du bonheur sur catalogue. Et l’éternité pour se rendre compte que ces besoins artificiellement entretenus ne sont que la ligne fuyante de l’horizon, c’est long. Pour le coup, ça vous a un air de Sisyphe, une condamnation de Tantale.

    Non prolonger le supplice de la vie, quelle absurdité.

    Cioran « Si l’on admet que c’est le démon, le diable, qui gouverne le monde, tout s’explique. Par contre, si c’est Dieu qui règne, on ne comprend rien ».

  8. Avatar de mike
    mike

    @ Strategix

    d’accord avec ça, autrement dit « Dieu est une invention du Diable »….

    longtemps que je me suis fait à cette idée

    bonne journée

  9. Avatar de Strategix
    Strategix

    Je ne la connaissais pas celle-ci, mais elle est pas mal.

    J’ai un projet de roman où elle irait très bien.

  10. Avatar de Rumbo
    Rumbo

    Daniel Dresse dit :

    6 octobre 2008 à 03:22

    Comme c’est curieux (curieux seulement?) il se trouve dans votre réponse, comme un « reflet » de mon propre parcours. Peut-être moins vagabond du travail, mais « déchiré » de ne pas avoir pu conjuguer travail et créativité personnelle. Jamais à ma place! Il y avait d’un côté la « besogne », et à côté le « grand tourisme », exotique, litteraturo-philosophique, politique, spirituel, ésotérique, sociologique, scienti-quelque-chose et tuti quanti, j’en passe beaucoup. Ce n’était pas la Guyane, mais Cuba des années 68-70, dans un tourbillon soixante-huito-exotico-romantico, etc, au contact d’un peuple adorable, et rythmé par cette sublime musique hispano-afro-cubaine! C’est peut-être cette musique, (que j’appréciait dès avant de connaître Cuba) qui m’a fait apparaître ce régime détestable.

    Une mère très pauvre, mal fagotée (et pour cause!) avec ses trois enfants entre environ 5 à 12 ans en haillons, nous disait que du temps de Battista sa famille était pauvre, mais qu’ils se débrouillaient quand même. Tandis qu’à présent (c’était neuf ans après la Révolution) ils étaient toujours plus pauvres et ne pouvaient même plus se « débrouiller ». Pour de jeunes excités comme moi, de tels propos n’étaient tout simplemente pas « recevables »…

    Mais trop de « détails » de ce genre se bousculaient, et l’authenticité et la beauté de la musique cubaine ne m’apparaissaient plus compatibles avec les mensonges du régime malgré ses évidentes avancées sociales à cette époque (enseignement et médecine surtout). Mais enfin! Quelques lustres après, la leçon avait germé. Surtout lorsque mon parcours hétéroclite et éclectique me fit toucher du doigt la complexité et la dureté du sort de la majorité de l’humanité et son corollaire obligé, y compris subissant le joug communiste, de rendre à Mammon ce qui est a César… Ainsi, avec la compromission dans le tandem Mammon-César, qu’est-ce qui lui revient à cette humanité?

  11. Avatar de catherine
    catherine

    Si l’existence devait être éternelle, ce serait une vraie vacherie, et je n’en voudrais pour rien au monde.C’est parce qu’on ne nous présentera pas le plat deux fois, qu’elle prend tout son relief.

    D’ailleurs , sa qualité ne se mesure pas en terme d’années mais en terme d’éprouvé me semble-t-il.Un homme qui ne se serait éprouvé à rien serait un homme qui aurait vécu pour rien.

    Or, on s’aperçoit que la vie, et surtout celle des « petits » est économisée, perdue, épuisée dans les sombres filets de Phobos, on n’a rien à perdre ou presque rien et tout à gagner , mais le tour de force est de réussir à faire admettre qu’il y a quelque chose encore à perdre , on se demande bien quoi, un tout petit peu de sécurité de pacotille peut-être mais très, très chérement payée, puisque c’est au prix de la vie créative.

    Le jeu en vaut-il la chandelle, je ne le crois pas.

    A force de croire qu’il y a un ordre presque souverain , hiérarchisé auquel il faut obéir sans l’interroger , sans mettre en doute son bienfondé car il est presque sacralisé, le conformisme prend ses aises de plus en plus, et de reprendre en écho les discours stéréotypés de la télé ou des radios comme s’il s’agissait de la vérité, et de s’y plier à ses dogmes même s’ils sont antivitaux.

    C’est contrevenir ALORS au principe fondamental de l’espèce qui est celui de maintenir sa structure vivante, or pour beaucoup ce sont des vies de mort-vivants, ils ont abdiqué de leur désir de vivre, je suis au regret de le constater.

    La lutte qui est déjà sérieusement entamée est celle de l’humain qui se bat pour le maintien de sa structure vivante malgrè tout , contre ce pouvoir politico-financier qui comme un organisme humain lutte lui aussi pour le maintien de sa structure vivante mais en utilisant tous les subterfuges , toutes les ruses dans lesquelles tombent misérablement les hommes.

    La lutte est inégale, il se pourrait bien que l’homme soit le grand perdant.

    La peur alimente ce pouvoir délètére,elle le nourrit, s’en délecte, c’est son combustible, son aliment préféré, sa vitamine, il suffit d’observer ce qui se passe avec cette soi-disant crise financière qui me semble tout à fait construite, fabriquée pour certaines fins précises , encore une ruse de plus, et qui vient justifier quelque chose de foncièrement injustifiable, qui vient entretenir le mensonge.

    Cette peur légitime l’illégitime, c’est un fait tangible.Pourquoi ne pas y recourir, c’est de bonne guerre!ça marche tellement bien!c’est nous qui sommes idiots de tomber dans le panneau!

    Cessons d’avoir peur.Nous n’avons pas de raison d’avoir peur, nous n’avons rien, tout est à gagner, à reconquérir.

    Nous nous devons de déployer un désir irrepressible de vie plus équilibré, plus respectueux des échanges interhumains, pour nos enfants surtout , nous leur devons bien cela.

    Cet ordre serait complétement pulvérisé si les gens dans leur majorité n’avaient pas oublié ce que vivre signifie.

    Enchaîner son existence à des mythes nous asphyxie.et nous enterre au final.

    Au bout du compte, beaucoup meurent sans avoir même goûté à ce que c’était que de vivre.

    Une éternelle existence pour revenir à l’idée de départ serait une vie sans faim et sans désir il me semble, pleine d’ennui, commençons déjà à exercer nos droits à la liberté, à la connaissance, et à la créativité ensuite, c’est parce que le temps est compté qu’il faut si coller tout de suite, et la vivre cette vie. Nous sommes coupables de la mort de la vie, nous sommes coupables de ne pas vivre, de gaspiller cet or, si nous la vivions pleinement nous accepterions comme il se doit ses limites temporelles, nous accepterions l’idée de la mort car elle serait l’aboutissement d’une vie pleinement remplie.

    Cette idée d’immortalité me fait penser à une réflexion d’Artaud .

    « Je n’aime pas les poèmes de la nourriture, mais les poèmes de la faim, ceux des malades, des parias, des empoisonnés, des suppliciés du langage qui sont en perte de leurs écrits. »

Contact

Contactez Paul Jorion

Commentaires récents

  1. Mauvaise passe pour le Donald : appel rejeté dans sa condamnation pour diffamation de Jean Carroll à 83 millions de…

Articles récents

Catégories

Archives

Tags

Allemagne Aristote bancor BCE Bourse Brexit capitalisme centrale nucléaire de Fukushima ChatGPT Chine Confinement Coronavirus Covid-19 dette dette publique Donald Trump Emmanuel Macron Espagne Etats-Unis Europe extinction du genre humain FMI France Grèce intelligence artificielle interdiction des paris sur les fluctuations de prix Italie Japon John Maynard Keynes Karl Marx pandémie Portugal psychanalyse robotisation Royaume-Uni Russie réchauffement climatique Réfugiés spéculation Thomas Piketty Ukraine ultralibéralisme Vladimir Poutine zone euro « Le dernier qui s'en va éteint la lumière »

Meta