Pouvoir et corruption, par Tchita

Billet invité.

Nos démocraties modernes sont filles des Lumières, dit-on souvent avec raison. La raison, justement, était invoquée avec ferveur par les penseurs de l’époque comme la panacée face à l’obscurantisme. Nos structures sociales modernes sont toutes peu ou prou subordonnées à cette idée simple : les individus et les peuples, à condition d’être convenablement éduqués, sont tous accessibles à la raison, sensibles à ses arguments, susceptibles d’en tirer l’amour pour ce système qui les élève et les responsabilise, finalement à même d’en devenir les plus ardents défenseurs.

Naturellement, nos Diderot, Montesquieu et autres grands penseurs n’étaient pas naïfs. Ils savaient que l’homme étant ce qu’il est, certaines conditions étaient nécessaires pour maintenir un système démocratique. Montesquieu érigeait la vertu en véritable socle de la république. Elle était pour lui synonyme d’amour de la république, de l’égalité, de la frugalité enfin. Développant son propos, il arrive au principe fondateur de la séparation des pouvoirs, aujourd’hui si mis à mal. Le subtil équilibre nécessaire à la prospérité de la démocratie est ainsi tissé, décrit, analysé. Nos institutions actuelles en sont la traduction plus ou moins fidèle.

Pourtant, quelque chose a mal tourné. L’équilibre aujourd’hui est rompu, l’égalité foulée aux pieds, la frugalité ignorée, l’amour de la république ânonnée ad nauseam pour mieux être vidée de son sens. Nous assistons sur ce blog à une chronique de ce délitement, jour après jour. Paul Jorion et François Leclerc en décortiquent les différentes phases. On peut cependant se demander ce qui a rendu les mécanismes de défense de nos sociétés inopérants, la cause première qui fit dérailler la belle mécanique de nos ancêtres. Où l’appel à la raison a-t-il failli ?

Dans un billet récent, Paul Jorion nous a régalés d’un panorama non exhaustif de sa carrière, expliquant comment on devient « l’anthropologue de la crise ». L’un des passages les plus commentés concernait ses expériences à la lisière du club très fermé des « décideurs » dans les différentes entreprises où il a pu travailler :

Les décideurs aiment caractériser le critère d’appartenance à leur club en termes de compétence, mon expérience de dix-huit ans m’a cependant convaincu que ce critère était en réalité d’un autre ordre : la tolérance personnelle à la fraude.

S’ensuit une description saisissante de diverses fraudes et malversations découvertes par Paul et qui toutes entraînèrent son licenciement. Les gens au pouvoir n’aiment pas les empêcheurs de trafiquer en rond et ont les moyens de les écarter… Au-delà du simple constat de la corruption généralisée qui règne chez les « décideurs », il pose de façon intéressante la question de l’accession à cette nomenklatura. D’après son expérience les impétrants sont ainsi « testés », leur capacité à supporter, puis à participer à la fraude devenant condition sine qua non à leur ascension.

Ce renversement de perspective m’a particulièrement frappé. Au lieu de considérer la capacité de corruption du pouvoir, il indique plutôt qu’il faut pour y accéder déjà présenter une prédisposition à la corruption, voire aux comportements sociopathes.

En effet, posé en termes d’avantage compétitif, le comportement sociopathe est incontestablement un atout majeur. L’indifférence (mais pas l’incompréhension) vis-à-vis des émotions et des droits des autres, l’absence de culpabilité, sont de puissants moteurs pour s’imposer ! Lorsqu’elles se trouvent mêlées à une certaine intelligence, ces caractéristiques font d’un tel individu quelqu’un de redoutablement bien armé pour grimper dans la hiérarchie.

Il est donc logique de trouver en haut de la pyramide sociale une proportion non négligeable d’individus présentant ces travers. Nul besoin de faire appel à quelque délirante théorie du complot pour cela. Il suffit d’observer que ces individus sont les mieux adaptés à la conquête du pouvoir ! Ils ne forment pas pour autant un ensemble cohérent, une société poursuivant un but commun, mais présentent une homogénéité de caractère, individualistes forcenés, prêts à tout pour accroître leur domination.

Que se passe-t-il lorsqu’une concentration suffisante de tels déviants accède aux commandes ? C’est là qu’intervient le mécanisme décrit par Paul. Etant en position de choisir leurs pairs, les déviants vont naturellement incliner soit vers des individus « normaux » mais qu’ils pourront contrôler ou corrompre, soit à défaut vers des individus de leur espèce. Dans ce dernier cas, ils introduisent certes un concurrent, mais au moins jouent-ils au même jeu : s’accaparer les ressources, les honneurs et le pouvoir. Un individu conscient de leur nature et qui chercherait le bien commun serait autrement plus dangereux pour eux ! La disparition des profils « normaux »des postes de pouvoir consistera donc un objectif commun naturel, sans même qu’il existe une concertation de leur part.

Quid de l’exercice du pouvoir à proprement parler ? Les qualités nécessaires au bon exercice du pouvoir étant distinctes et même radicalement opposées à celles leur ayant permis d’y parvenir, ils détournent à leur profit les outils dévolus normalement au bien commun. La recherche du bien commun est une notion sans intérêt pour eux et ne servira que de couverture à l’accaparement des richesses de ce monde. On observe donc un transfert de plus en plus rapide des biens sociaux vers une minorité d’individus.

C’est une constante dans toutes les sociétés (et pas uniquement les démocraties) car liée à la nature de l’homme plus qu’à celle des sociétés en question. Elles courent ainsi quasi-inéluctablement vers leur effondrement. Après la catastrophe on incrimine telle ou telle idéologie, telle ou telle tendance politique, mais au final, n’est-ce pas un comportement humain qui est à la base de tout ? Par exemple, l’incapacité des systèmes communistes à empêcher la formation de telles « élites » perverties n’a-t-elle pas joué un rôle dans leur chute ? Le gâchis des luttes intestines, le détournement à des fins personnelles des instruments de l’État n’y sont ils pour rien ? Certes, on peut trouver de nombreuses autres failles dans les sociétés basées sur le communisme, mais oublier l’existence de la perversion de certains humains ne représente-t-il pas une erreur fondamentale ?

L’effondrement d’un système est un phénomène complexe, qu’on ne peut faire remonter à une seule cause initiale. Toutefois, ne tenons-nous pas là une paille dans la belle construction de nos ancêtres ? La raison et l’humanisme n’ayant pas prise sur les individus qui forment nos élites, un système qui prend ces valeurs pour fondements ne peut perdurer. Il me semble donc qu’il nous faut nous prémunir contre ce risque, sans quoi toute construction sociale que nous pourrions inventer connaîtra le même funeste sort.

Ne devrions-nous pas travailler là dessus en préalable à tout projet de société ?

Comment éviter que les sociopathes soient les mieux adaptés aux postes de pouvoir?

Comment immuniser nos systèmes politiques, économiques et sociaux à ce cancer redoutable ?

Envisager le problème sous cet angle a une conséquence des plus heureuses : si le pouvoir corrompt tout le monde, il n’y a pas de solution, aucun système n’est à l’épreuve de ce vice de fabrication. Si en revanche il attire de façon privilégiée les individus corrompus, mais qu’un individu normal peut conserver le sens du bien commun en exerçant ce pouvoir, alors il nous sera peut-être possible de séparer le bon grain de l’ivraie en amont et garder un espoir pour l’avenir !

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  1. Les élections de mi-mandat seront truquées : comme chez Poutine. Faut suivre Gaston! 😊

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