Note sur le bancor

Keynes s’était déjà penché plusieurs fois sur la question monétaire. Son premier livre en 1913 est consacré à la devise indienne : Indian Currency and Finance. En 1930, il publie le Treatise on Money. Il se cantonne cependant jusque-là dans l’analyse, sans s’aventurer dans le domaine de l’application des conclusions auxquelles il aboutit.

Quand la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à l’Allemagne en 1939, Keynes participe dans son pays à la réflexion sur la transition vers une économie de guerre. Lorsque les hostilités débutent en 1940, les Américains restent prudemment en retrait : ils n’interviennent pas lorsque le Danemark et la Norvège sont attaqués en avril, ni ne s’engagent aux côtés de la Grande-Bretagne et de la France lorsque le Benelux et la France sont envahis en mai 1940. La raison en est simple : l’opinion publique américaine ne suivrait pas Franklin D. Roosevelt. Les rangs du parti républicain comptent une minorité importante de membres d’origine allemande, demeurant favorables à leur mère-patrie, tandis que les rangs du parti démocrate comptent eux des gens de gauche aux yeux de qui la politique impériale de la Grande-Bretagne ne vaut guère mieux que le national-socialisme allemand. La vente par l’Amérique d’armements en grande quantité à la Grande-Bretagne, dont un tiers ne parviendra jamais à l’acheteur, les navires étant coulés par les U-boots, permettra à Roosevelt de préparer l’opinion. Lorsqu’intervient l’attaque sur Pearl Harbor en décembre 1941, le peuple américain tout entier est désormais prêt à l’entrée en guerre et le président américain a derrière lui pour le soutenir, une opinion publique quasi-unanime.

La position des Britanniques durant la période qui s’étend de mai 1940 à décembre 1941, est que la Grande-Bretagne constitue le front avancé d’une alliance antifasciste implicite. Durant ces dix-neuf mois, la Grande-Bretagne considère comme inéluctable l’intervention à terme des États-Unis à ses côtés et, dans cette optique, se voit comme son poste avancé. Elle suppose que cette conception est partagée par le voisin américain et attend de celui-ci des avances financières à son effort de guerre. Keynes en particulier considérera toujours une telle solidarité comme allant de soi. Cette conviction inébranlable, associée à sa légendaire confiance en lui-même, explique le culot dont il fera preuve durant les négociations avec les Américains.

Quand ces négociations débutent pour la mise en place du grand programme d’avances des États-Unis à la Grande-Bretagne, qui se verra appeler le Lend-Lease, Keynes a déjà en tête une formule dont la finalité est essentiellement de faire en sorte que son pays émerge de la guerre sans dette et que l’on retrouve alors le même équilibre des forces, entre les Etats-Unis d’un côté et la Grande-Bretagne complétée de son empire de l’autre, que celui qui prévalait avant l’entrée en guerre, et ceci en dépit du fait que la Grande-Bretagne se retrouve saignée à blanc au moment où se termine la Bataille d’Angleterre (début 1941), quand il est désormais quasiment acquis qu’Hitler ne cherchera plus à l’envahir.

Keynes cherche à mettre au point une formule originale qui aille bien au-delà du prêt pur et simple et implique en particulier la mise sur pied d’un ordre monétaire original susceptible de réunir en un système équilibré des partenaires aussi peu comparables qu’une Amérique qui parviendra peut-être à se maintenir à l’écart du conflit et une Grande-Bretagne associée à un empire mais d’ores et déjà à la limite de l’effondrement (avec un très grand réalisme, la formulation initiale du Lend-Lease précise qu’en cas de capitulation de la Grande-Bretagne devant les forces de l’Axe, les États-Unis hériteront de la totalité de sa flotte).

Keynes n’a qu’une piètre opinion du système monétaire classique de l’étalon-or où chaque devise dispose de sa propre parité avec l’or. Il s’est opposé au rétablissement de la parité or de la livre sterling par Churchill en 1925 et a interprété la dépression industrielle qui s’en est suivi comme une confirmation par les faits de son antipathie en grande partie instinctive envers lui. Il considère que la distribution de l’or entre les nations est arbitraire et pénalise injustement celles qui en sont privées (même si la Grande-Bretagne a accès à l’or d’Afrique du Sud – dans un rapport plus complexe que celui de la simple prédation qu’imaginent les Américains, écrit Keynes de Washington à ses correspondants à Londres) et considère surtout que l’or ne peut que favoriser les déséquilibres entre nations. Ainsi, si dans la relation entre deux nations, l’une est un exportateur net, et donc a priori dans une position de force, et l’autre, un importateur net, et donc a priori en position de faiblesse, une pression supplémentaire s’exercera encore sur le plus faible des deux, forcé de tenter de redresser sa situation, mais ne disposant pas nécessairement de la capacité d’abaisser suffisamment le prix de ses produits d’exportation pour y parvenir. À l’inverse, aucune pression ne s’exerce sur l’exportateur net qui se trouve en position de force et contribue à maintenir le déséquilibre, sans que rien ne vienne lui rappeler que sa posture n’est pas plus généralisable que celle de son malheureux compagnon. Ou, dans les termes-même de Keynes : l’ajustement est « obligatoire pour le débiteur et volontaire pour le créancier ».

Keynes envisage du coup la mise au point d’un système entièrement neuf : pourquoi ne pas synthétiser, se demande-t-il, les enseignements de toutes les recherches que j’ai entreprises sur la monnaie, non pas sous la forme d’une utopie au sens classique mais de ce qu’on pourrait appeler une « utopie pratique » : un projet réellement pragmatique, même si sa formulation entièrement originale la rapproche d’une utopie en raison de sa nouveauté. « Utopique », dit-il, au sens où « elle suppose un degré de compréhension, d’esprit d’innovation téméraire, de coopération internationale et de confiance dans son succès, supérieur à celui qui est assuré ou qu’il est raisonnable de supposer ».

Ce qui est propre à cette conception neuve, c’est son cadre global visant, comme le dit Keynes, à « assurer la pacification des relations économiques ». Où une pression de changer ses habitudes ne s’exerce pas seulement sur l’importateur net en position de faiblesse dont nous avons parlé tout à l’heure, mais aussi sur l’exportateur net, qui dans le cadre de l’étalon-or peut se contenter de triompher insolemment, sans avoir à se soucier de modifier sa façon de faire. Au sein du monde que Keynes envisage, il n’y a pas comme aujourd’hui, d’un côté une Grèce et un Portugal humiliés et de l’autre, une Chine et une Allemagne drapés dans le manteau de ce qu’ils considèrent comme leur vertu. Il n’y a au contraire que des nations aspirant à découvrir entre elles un modus vivendi où chacune maintient son originalité et sa spécificité mais où elles ont cessé de se partager en deux camps : celui des brutes insensibles et celui des souffre-douleur.

Keynes rejetait tous les totalitarismes : « Il n’y a en réalité que deux [idéologies] : les états totalitaires… et les états libéraux. Ces derniers mettent la paix et la liberté individuelle au premier plan, les autres ne les mettent nulle part », écrivait-il à un correspondant. Avant la guerre, en 1936, lorsque Keynes avait tenu à reformuler, dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, la question du rapport entre la production et la consommation de manière à substituer dans l’imaginaire de la population britannique les deux tentations symétriques du fascisme et du communisme, il avait placé au centre de la problématique économique – que ses contemporains, et bon nombre de ses successeurs, n’entendaient résoudre que selon une logique froide copiée sur celle de la physique – un impératif moral, celui du plein-emploi. De même, lorsqu’il se mit à réfléchir aux conditions d’une « utopie pratique » pacifiant les rapports économiques entre les nations, l’impératif qu’il se fixa fut celui d’un système dont serait écarté par construction le phénomène qui à ses yeux signifiait la mort de toute économie : la déflation. Pour lui, la déflation constituait le mal absolu. Avec elle, l’économie se fige d’abord : toute dépense est reportée au lendemain – puisqu’elle sera moindre, avant de s’enfoncer dans un trou : le chômage monte en flèche, la population toute entière s’appauvrit.

Le système que Keynes a en tête implique que les échanges entre nations, le règlement de leurs importations et de leurs exportations, se fassent tous par l’intermédiaire d’une chambre de compensation internationale et par le moyen d’une monnaie internationale : le bancor. Un système de récompenses et de pénalités fera en sorte que les nations, ou les ensembles de nations constituant la zone économique correspondant à une devise, soient encouragées à maintenir un équilibre entre leurs importations globales et leurs exportations globales, non pas vis-à-vis de chacune des autres, comme ce serait le cas dans le cadre d’une série d’accords bilatéraux mais vis-à-vis de l’ensemble de toutes les autres nations, dans une optique multilatérale.

Résoudre le déséquilibre de leurs échanges par le protectionnisme et les tarifs douaniers appartiendra alors au passé. Deux types de monnaies coexisteront : l’une globale, le bancor, servant d’unité de compte aux échanges internationaux, et les autres, locales, ayant une parité fixe mais révisable annuellement par rapport au bancor, semblables aux devises actuelles, utilisées quotidiennement dans le cadre d’unités économiques constituées de manière à être cohérentes précisément dans cette perspective de présenter un bilan nul en termes d’export et d’import globaux. Les banques centrales des nations ou des groupes de nations se partageant une monnaie commune achèteront ou vendront leur devise locale pour régler les débits ou les crédits de leur compte à la chambre de compensation multilatérale.

Les nations ou les zones disposant d’une devise commune disposeront d’une marge de découvert en bancors auprès de la chambre de compensation multilatérale, dont le montant initial équivaudra – en chiffres absolus – à la moitié de la somme moyenne de leurs importations et de leurs exportations au cours des trois années précédant la mise en place du système (un quota équivalent donc à leur poids économique). Leur performance sera évaluée annuellement, tout déséquilibre (importateur net ou exportateur net) sera pénalisé financièrement selon un barème tenant compte de l’ampleur de la déviation, et un déséquilibre massif sera résolu par un réajustement de leur devise : une réévaluation par rapport au bancor pour les exportateurs nets délinquants et une dévaluation pour les importateurs nets délinquants. Ce réajustement périodique permettra à chaque nation de repartir sur une base assainie l’année suivante.

Dans les premiers temps de l’existence du système, le bancor (et donc chacune des devises locales) aura une parité avec l’or, mais le métal précieux sera petit à petit repoussé en-dehors du cadre monétaire général en raison d’une asymétrie introduite délibérément dans le fonctionnement global du système : si les nations peuvent se procurer du bancor en échange d’or auprès de la chambre de compensation multilatérale, un surplus en bancor ne pourra pas lui s’échanger contre de l’or.

Cette mise sur la touche progressive de l’or n’est pas sans rappeler un autre projet « utopique » de Keynes : celui qu’il avait introduit dans sa Théorie de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, pour neutraliser la nocivité des intérêts à l’intérieur du système financier : ce qu’il avait choisi d’appeler cruellement en anglais : l’« euthanasie des rentiers », formule que le traducteur français, de Largentaye, avait choisi d’adoucir :

Cet état de choses serait parfaitement compatible avec un certain degré d’individualisme. Mais il n’en impliquerait pas moins la disparition progressive du rentier et par suite la disparition progressive chez le capitaliste du pouvoir oppressif d’exploiter subsidiairement la valeur conférée au capital par sa rareté. L’intérêt ne rémunère aujourd’hui aucun sacrifice véritable non plus que la rente du sol. Le détenteur du capital peut obtenir un intérêt parce que le capital est rare, de même que le détenteur du sol peut obtenir une rente parce que le sol est rare. Mais, tandis que la rareté du sol s’explique par une raison intrinsèque, il n’y a aucune raison intrinsèque qui justifie la rareté du capital (1).

Le fléau de la déflation sera vaincu par la mise en place conjointe du bancor et de sa chambre de compensation multilatérale. Mais un autre fléau qui afflige les systèmes économiques sera lui aussi éliminé : dans leur cadre, l’évasion fiscale devient impossible ainsi que l’existence-même de nations jouant le rôle de paradis fiscaux.

Un principe fondamental doit toujours être respecté affirme Keynes en 1941 dans une série de documents préparatoires à ce qu’il appelle l’Union Monétaire Internationale (2) : distinguer soigneusement les capitaux flottants à la recherche d’une opportunité quelconque de se placer et ceux qui constituent un investissement authentique permettant de mieux tirer parti des ressources mondiales, distinguer également les mouvements de capitaux en provenance de pays excédentaires en direction de pays déficitaires, susceptibles de contribuer à un retour à l’équilibre, des mouvements de capitaux spéculatifs ou de l’évasion des capitaux d’un pays déficitaire vers un pays excédentaire ou entre deux de ceux-ci.

Les mouvements spéculatifs de capitaux sont en conséquence prohibés dans la cadre d’un système sous l’égide du bancor. Keynes écrit dans ses Proposals for an International Currency Union (2) (Propositions pour une Union Monétaire Internationale) :

Aucun pays ne pourra désormais autoriser sans risque la fuite des capitaux pour des raisons politiques, pour échapper à l’impôt ou dans l’anticipation d’une évasion fiscale. De même, aucun pays ne pourra accueillir sans risque les capitaux en fuite, constituant une importation inacceptable de capital, ni ne pouvant être mobilisés sans risque en vue d’un investissement.

Un pays peut bien entendu choisir de se situer délibérément en-dehors de l’Union Monétaire Internationale, de même qu’il peut en être expulsé pour manquement grave, mais il est alors livré à lui-même : sans contact avec ceux qui y participent, un simple pirate au sein du contexte mondial. Les paradis fiscaux se trouvent aujourd’hui déjà de jure dans cette situation-là mais, comme l’on sait, des nations ayant pignon sur rue recrutent de tels pirates au titre de corsaires pour mener leurs propres exactions, cautionnant de facto leur existence.

Ce portrait a sans doute été trop rapidement brossé et il conviendra de l’étoffer sans tarder. Pourquoi ? Parce que l’existence-même de l’euro est désormais menacée. Son éclatement ne représenterait bien sûr pour le dollar qu’une victoire à la Pyrrhus : toujours monnaie de référence mais menacé d’hyperinflation au cas où l’argent qui a été créé de manière inconsidérée sans création de richesse équivalente par la méthode « non-conventionnelle » du quantitative easing, de l’assouplissement quantitatif, se retrouverait finalement un jour dans l’économie. La Chine pousserait alors plus que jamais à la mise en place du bancor et de sa chambre de compensation multilatérale. Les Européens, désemparés et humiliés, n’auraient cette fois d’autre choix que de soutenir l’initiative.

La discussion sur le sujet a déjà été lancée, il convient maintenant de l’approfondir. Cette Note sur le bancor n’a pas d’autre objectif.

==========

J’ai rassemblé pour rédiger cette note, toute l’information que j’ai pu trouver. À vue de nez, 80 % de celle que j’utilise ici provient cependant de la source de loin la plus complète : le troisième volume de la biographie monumentale de Keynes par Robert Skidelsky : John Maynard Keynes. Fighting for Britain 1937-1946, London : MacMillan, 2000

(1) Keynes, John Maynard, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie [1936], traduit de l’anglais par Jean de Largentaye, Paris : Éditions Payot, 1942, page 192 (pages 375-376 de l’original en anglais).

(2) Keynes, John Maynard, Proposals for an International Currency Union (Second Draft, November 18, 1941) Donald Moggridge (ed.) The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume XXV, Activities 1940-1944, Shaping the Post-war World: the Clearing Union. London: MacMillan, 1980, pp. 42-66

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