Billet invité.
LE MARCHE A TOUJOURS RAISON MAIS NE DIT PAS EN QUOI…
Avec un bel ensemble, toutes les bourses européennes, japonaises et américaines viennent à nouveau de louper une grosse marche. De son côté, l’euro continuait de descendre par rapport à toutes les monnaies, à l’exception de la livre anglaise. Dans le monde entier, les dirigeants s’alarment de la situation de l’Europe, depuis Pékin et Tokyo jusqu’à Washington. Timothy Geithner, secrétaire d’Etat Américain au Trésor, est à nouveau dépêché en ambassade auprès des Allemands, des Britanniques et de la BCE, à peine finie sa mission à Pékin. Barack Obama s’entretient une fois encore au téléphone avec Angela Merkel.
Plus la crise européenne se poursuit, moins son issue s’éclaire, plus elle acquiert une dimension internationale.
Pour tous, les sujets d’inquiétude sont en effet multiples. La chute de l’euro et la perspective d’une récession européenne viennent freiner les ambitions commerciales de tous ceux qui voient dans le développement de leurs exportations la seule opportunité de développer leur croissance. Le danger d’une déstabilisation du système bancaire européen, provenant de défauts jugés inévitables de certains des pays de la zone euro, pourrait menacer le système bancaire américain et déclencher un nouveau cataclysme, sévère rebond d’une crise qui ne manque pas d’occasions à cet égard.
Le Peterson Institute for International Economics estime que les banques américaines seraient globalement exposées à hauteur de 1.500 milliards de dollars dans l’Union européenne. Citigroup, pour sa part, évalue à 190 milliards de dollars l’exposition des cinq plus grandes banques américaines à la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Portugal et l’Espagne.
De leur côté, Les marchés continuent de se manifester sans équivoque, sans que l’on comprenne exactement pourquoi. Craignent-ils le niveau atteint par la dette publique en Europe, et pour quelle raison vu qu’elle est la plus faible de tout le monde occidental ? Redoutent-ils la perspective d’une entrée de la région dans une longue récession économique ? Réagissent-ils, qui plus est, à la mesure allemande d’interdiction sur son territoire de certaines spéculations financières ?
Le marché à toujours raison, certes, mais qu’exprime-t-il avec tant d’insistance ? Qu’il faut couper brutalement les déficits à l’allemande, ou ne pas faire obstacle à la relance, comme vient le demander Tim Geithner en Europe, qui a besoin de celle-ci aux Etats-Unis pour réduire la dette ? La réponse est qu’il semble vouloir tout à la fois, signe de l’impasse dans laquelle la crise générale est en train d’entrer, en venant à demander l’impossible. On retrouve d’ailleurs ces mêmes exigences contradictoires, ce même flou qui laisse pantois dans les communiqués du FMI. Qui se traduisent toutefois, sur le terrain, par l’énoncé des mêmes conditionnalités avec lesquelles sa réputation s’est bâtie.
Au coeur des inconnues qui se manifestent depuis maintenant des mois se trouvent des interrogations sur la politique suivie par le gouvernement allemand. Seule stratégie qui s’est affirmée, alors que chez les autres elle brille par son absence. A ce titre critiquée, tant en raison de ses atermoiements que de ses surprises, de son rigorisme et de ses conséquences, si celui-ci devait l’emporter. Avec comme seule certitude que l’euro, à ce régime, ne tiendra pas les chocs à venir, fruits de cette stratégie considérée intenable. De fait, les Allemands sont déjà enlisés à Bruxelles, Herman van Rompuy, président de l’Union européenne et José Barroso, président de la commission, prenant leurs distances avec leur plan.
Sur la lancée de la crise grecque, et de l’exemple qu’elle a donné, les gouvernements européens brûlent leurs premières cartouches sur le front de l’austérité, entraînés par les Allemands. Les Britanniques s’y lancent, les Grecs, les Espagnols et les Portugais en tirent de nouvelles, les Italiens s’y engagent, les Français commencent à s’y risquer. Les Allemands, de leur côté, tiennent à montrer l’exemple en alliant le geste à la parole.
Mais il apparaît de plus en plus que chaque pays à ses propres problèmes à résoudre, réclamant des mesures particulières. Les Espagnols, suivants sur la liste selon les mauvaises augures, doivent faire face à leur bulle immobilière et à l’état catastrophique qui en a résulté de leur réseau de caisses d’épargnes, qui par son importance représente la moitié du système bancaire du pays.
Le FMI se fait désormais pressant à leur égard, il vient de réclamer ce qu’il appelle non sans euphémisme « un rééquilibrage en douceur de l’économie », avec un programme en trois points : consolidations du budget et du secteur bancaire pour les deux premiers. Le troisième est lui seul décrit dans le détail, consistant à « rendre le marché du travail plus flexible pour favoriser l’emploi et sa redistribution entre secteurs », le coût du licenciement devant être abaissé « au moins aux niveaux moyens en vigueur dans l’Union européenne », l’indexation des salaires avec l’inflation abolie, et la fixation des salaires « décentralisée ».
Voilà une feuille de route sans ambiguïtés. Sans détour, elle exprime la crainte que l’Espagne voit très prochainement son tour venu d’être attaquée par les marchés. Car les commentateurs lui font porter, en raison d’un fort soubresaut de la crise des caisses d’épargne, la responsabilité de la poursuite de la chute de l’euro.
Les Italiens, de leur côté, viennent sur le devant de la scène et reconnaissent tardivement que leurs régions du mezzogiorno sont financièrement à bout de souffle alors que se profile un fédéralisme fiscal qui ne pourra qu’accentuer les déséquilibres régionaux et que leurs collectivités sont minées par la bombe à retardement d’emprunts toxiques à hauteur de plus de 33 milliards d’euros. Un collectif budgétaire de 24 milliards d’euros sera adopté mardi, comprenant « des sacrifices très lourds, très durs », selon Giani Letta, le bras droit de Silvio Berlusconi.
Les Allemands continuent de discrètement tenir à bout de bras leur réseau de banques régionales et annoncent avec plus d’ostentation 10 milliards de coupes budgétaires sur leur budget de l’année prochaine. Les Anglais, qui font face au plus important déficit public de toute l’Union européenne, viennent d’annoncer 6,2 milliards de livres de coupes budgétaires pour commencer, en attendant fin juin la divulgation d’un nouveau projet de budget pour l’année fiscale en cours (qui se termine en mars prochain).
Enfin, cette énumération serait incomplète si l’on ne faisait état de la situation dans de nombreux pays dits de l’Est, où le retrait des capitaux de l’Ouest a brutalement retiré le tapis de sous leurs pieds, amenant la BERD a procéder à une augmentation de capital de 10 milliards, afin d’augmenter ses investissements et de partiellement s’y substituer.
La crise européenne n’est pas uniquement une crise de la dette publique, comme elle est présentée abusivement. Elle résulte d’une combinaison de celle-ci avec la poursuite de la crise de la dette privée, rendant son approche d’autant plus compliquée. C’est d’ailleurs ce qui explique que le gouvernement allemand cherche à appuyer sa politique de diminution à marche forcée des déficits publics par des mesures de régulation de la finance, bien placé pour apprécier les dégâts qu’elle a causés dans leur propre système financier et pour savoir qu’ils ne sont pas résorbés. Cherchant à ce qu’au moins cela ne s’aggrave pas.
Il y a beaucoup de duplicité dans l’utilisation de l’une pour masquer l’autre.
Sans doute faut-il le redire, la volte-face opérée par la BCE en s’engageant dans le financement du déficit des Etats a comme principal objectif d’à nouveau sauver le système bancaire européen par ricochet. L’objectif est de le prémunir des conséquences du défaut des pays qui ne peuvent parvenir à se financer sur les marchés, car cela le secouerait durement. Dans l’urgence et presque la débandade, le choix a été fait de venir une nouvelle fois à son secours, avec comme conséquence de rendre encore plus douloureux – et aléatoire – l’accomplissement de l’objectif fixé dès le départ : faire payer le coût de la crise non pas aux pollueurs mais aux pollués.
Dans un article publié lundi matin par le Financial Times, Wolfgang Münchau met en doute la solvabilité de l’ensemble de l’Union européenne, prenant en compte non seulement le niveau atteint par la dette publique de ses membres, mais aussi les engagements tous confondus qui y ont été pris, tant envers les Etats que les établissements bancaires. Il en tire comme conclusion la grande fragilité de l’ensemble. Rappelant l’état du système bancaire européen, il fait en particulier état de la situation des banques allemandes et françaises, qui sont loin d’avoir réglé le problème posé par les actifs toxiques qu’ils détiennent. Les Allemandes en possédant, selon le Bafin (l’organisme régulateur), pour une valeur de 800 milliards d’euros à elles-seules, un énorme montant encore sous-estimé selon Wolfgang Münchau.
Dans ces conditions, provocateur, il se demande quelle sera la note que les agences pourront bien attribuer à la structure chargée de gérer le plan de sauvetage européen, la SPV (Special Purpose Vehicle) dont le fonctionnement fait toujours débat et qui n’a pas encore été crée. Au final, il ne voit pas comment l’édifice pourrait ne pas s’écrouler comme un château de cartes, faute d’une croissance salvatrice, à l’émergence de laquelle la politique allemande s’obstine à tourner le dos, si les banques n’apurent pas leurs bilans.
Venant ajouter à la confusion ambiante, mais tirant sur une autre cible, Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI, estime pour sa part dans une interview à La Tribune de mardi qu’il est nécessaire que la BCE « clarifie sa communication »; afin de convaincre les marchés qu’elle continuera, « si nécessaire », à acheter des obligations d’Etat. Il met en garde contre le risque que « sous la pression des marchés, certains pays fassent du zèle dans l’austérité ». Tout le contraire, en somme, de la politique préconisée par les Allemands.
Enfin, Simon Johnson, ancien chef économiste du FMI et pourfendeur aux Etats-Unis du projet de loi sur la régulation financière, développe une toute autre analyse dans un article co-signé avec Peter Boone et publié dans le Telegraph. Il considére qu’une restructuration de la dette des pays les plus fragiles doit être organisée et un changement de destination des fonds européens du plan de stabilité financière opéré. Afin de les utiliser non plus pour sauver les Etats mais les banques qui payeront les pots cassés, après avoir du consentir à une décote de leurs créances. Car cela coûtera moins cher et créera une porte de sortie sans cela introuvable.
Toutes ces analyses divergent sur la stratégie à adopter mais ont donc en commun de mettre en doute la viabilité de celle que les Allemands tentent d’imposer. La dynamique de la crise se chargera de dénouer ce noeud, mais dans la douleur car ce n’est pas au final un débat d’idées. Dans l’immédiat, l’euro continue de baisser, le marché interbancaire de donner des signes de défiance accrue entre les établissements, sans que rien ne parvienne à arrêter la glissade continue du premier et ne vient contribuer à rétablir la confiance entre les seconds.
Le dossier de la taxe financière revient pour sa part à la surface, la commission de Bruxelles ayant semble-t-il l’intention de le réactiver, avec comme objectif de réunir ainsi le financement permettant d’octroyer des garanties au banques ou de créer des bad banks provisoires, voir d’aider au démantèlement organisé d’établissements, via des fonds nationaux.
Dans un mois, le sommet de Toronto des 26 et 27 juin risque d’être agité à ce sujet, il est prévu qu’il ne sera pas conclusif. C’est pourquoi celui de Séoul, qui le suivra en novembre prochain, est déjà dans la ligne de mire de ceux qui veulent faire avancer ce dossier, les Allemands en première ligne, les Français très restrictifs. Il y a en effet de la dénonciation de la distorsion de la concurrence dans l’air, les canadiens étant opposés à une telle mesure et les Américains venant d’inscrire dans leur projet de loi, par Sénat interposé, l’interdiction de toute aide gouvernementale aux banques en cas de problèmes de celles-ci ! En Europe, les débats promettent d’être tumultueux sur le montant et l’assiette de la taxe. Qu’en pense l’Institute of International Finance, le lobby des mégabanques ? Il n’est pas opposé dans son principe à une telle taxe, mais à la condition qu’elle ne soit pas préventive, car elle fortifierait alors l’aléa moral…
Pour mieux saisir la partie qui est en train de se jouer, il est intéressant d’observer de plus près le marché obligataire, là où se retrouvent pour y chercher leurs financements les Etats, les collectivités locales, les entreprises et les établissements financiers. Il est en panne ces derniers temps, le volume global des émissions ayant chuté. Les entreprises et les banques peinent désormais pour attirer les investisseurs. L’inquiétude monte à ce propos de partout, car si ce grippage devait se poursuivre, il atteindrait les émetteurs privés, banques et entreprises, ainsi que les collectivités. Une crise du crédit bancaire ne suffisant pas, une autre du crédit obligataire se profile.
Une interview au Financial Times de lundi de Corrado Passera, le patron d’Intesa Sao Paulo (une banque commerciale fleuron du système bancaire italien), apporte un éclairage au dossier. Moins parce que celui-ci s’oppose aux position défendues par l’Institute of International Finance (IIF), sur des sujets aussi chauds que l’interdiction des structures hors bilan ou l’utilisation obligatoire de chambres de compensation pour les produits dérivés, mais parce qu’il réaffirme que le plus important dans ce qui est attendu du Comité de Bâle sont les règles régissant la liquidité disponible des banques, qui doit selon lui être très renforcée. Stephen Green, le PDG de HSBC qui préside l’IIF, défend pour sa part l’idée que les ratios de liquidité doivent pouvoir être modifiés par le régulateur (on devine que c’est à la baisse). A l’arrivée, l’enjeu s’exprime en milliards de d’euros et de dollars, ceux que les banques devront aller chercher sur le marché pour se conformer à la réglementation – dite de Bâle III – quand elle sera adoptée.
L’accès dans les meilleures conditions au marché obligataire est vital pour tous ceux qui s’y rencontrent, il est en passe de devenir l’objet d’une compétition farouche. La crise européenne en est un des épisodes, rien de moins. Les marchés – juge et partie quand on considère les mégabanques qui en sont d’éminents membres- ne font qu’exprimer leurs priorités et intérêts en faisant pression sur les Etats pour qu’ils diminuent leurs ponctions sur le marché obligataire.
Mais il est une autre approche instructive de la crise de la dette publique, qui concerne les Etats-Unis, la mise à nu d’un mécanisme essentiel de base de la gestion de la dette américaine. L’Etat et les mégabanques américaines ont partie liée dans la défense d’une activité financière très profitable à n’entraver à aucun prix : la spéculation sur les produits dérivés. D’où la plus visible des carences de la loi qui va être adoptée. La raison en est que l’Etat américain a un besoin vital : les investisseurs américains, qui contribuent au financement de la dette publique pour un tiers de son volume, doivent pouvoir continuer à faire leurs affaires afin de continuer à jouer le rôle qui leur est dévolu par le Trésor: assurer à court terme le roulement de la dette.
Leur en laisser les moyens, c’est un prêté pour un rendu. Lire à ce propos l’analyse éclairante de la structure de la dette fédérale sur le blog d’Onubre Einz intitulé « Economie et crise aux USA ».
Les américains disposent ainsi d’un mécanisme donnant de la souplesse à la gestion de leur dette publique, faisant appel pour la financer en premier lieu aux investisseurs américains, qui achètent des obligations à court terme, avant de restructurer ensuite leur dette dans des obligations à long terme auprès des investisseurs étrangers ou des « trusts ». Ce n’est pas le cas des Européens, qui dépendent des marchés plus étroitement, expliquant qu’ils font en priorité les frais de la crise de la dette publique.
Mais le dispositif stratégique américain, qui pourrait s’inscrire dans celui relatif à la sécurité nationale du pays, résistera-t-il longtemps si la croissance économique n’est pas au rendez-vous ? A bien y regarder, d’où vient le danger principal, des Chinois ou des investisseurs américains eux-mêmes ? Dans une envolée assez audacieuse, Larry Summers, le conseiller économique de Barack Obama, vient de mettre sur le même plan la sécurité nationale, le changement climatique planétaire et la réduction du déficit budgétaire comme autant de problèmes « qui ne sont pas insolubles ». Ajoutant devant son auditoire d’étudiants de Washington : »La première mesure est de faire tout ce que nous pouvons pour permettre la reprise ». C’est exactement ce que les Européens ont dit, avant de devoir en faire leur deuil.
Où trouver un tel gisement de croissance ? S’inscrivant dans l’orthodoxie du moment, Robert Zoellick, président de la Banque Mondiale, croit le déceler dans l’exportation. A propos de l’Europe, dit-il, « Il ne s’agit pas que d’avoir une austérité à toute épreuve, mais de trouver des voies durables vers la prospérité ». Où doivent-ils les chercher, selon lui ? « Ils ont besoin de saisir les occasions venant de la croissance dans les pays en développement pour éviter leur propre décennie perdue ». En d’autres termes, il n’y a de salut que dans l’exportation, nous revoilà en vue du même butoir. Quand allons-nous entendre que, pour y parvenir, il faut réformer le système monétaire international ?
155 réponses à “L’actualité de la crise: le marché a toujours raison mais ne dit pas en quoi…, par François Leclerc”