Billet invité.
LA CORDE RAIDE
En première ligne dans une situation toute inconfortable, les gouvernements européens sont sur la corde raide et vont y demeurer. Divisés entre eux, ils tentent de préserver ce qui peut l’être d’une Europe dont ils ne peuvent plus économiquement se passer, tout en ne sachant plus vers où la diriger.
Repliés dans leurs frontières nationales, ils se sont trouvés un rôle – car il faut bien exister – en adoptant une posture de cost-killers, à l’image de ces bons gestionnaires à la réputation usurpée qui sévissent dans les entreprises. Mais ils savent en leur for intérieur qu’ils vont rapidement atteindre à ce jeu la limite de ce qui est politiquement et socialement tenable, et que les mesures d’austérité qu’ils engagent ou étudient encore ne feront pas le compte à l’arrivée.
Ce n’est pas encore clairement l’impasse qu’ils redoutent, mais c’est déjà une voie de garage.
Coincés entre des impératifs contradictoires, ils tâtonnent, exposés aux crises de toutes natures dont ils craignent le déclenchement inopiné. Avec, pour les plus lucides, la hantise de ces deux repoussoirs que sont les situations grecque et japonaise, comme le décrit dans sa dernière chronique du Financial Times Martin Wolf. D’un côté le risque d’un blocage sur le marché obligataire qui s’étendrait à d’autres pays, avec des conséquences en chaîne imprévisibles, de l’autre la profonde trappe à liquidités et la déflation qui l’accompagne.
Comme la communauté des analystes le craint, l’Europe est à la veille d’une récession économique, et peut-être même de la déflation. Ce constat a amené Naoyuki Shinohara, le directeur général adjoint du FMI, à déclarer à Singapour que la croissance asiatique allait aider l’économie mondiale à atténuer le contrecoup des politiques d’austérité européennes, tout en s’inquiétant de leurs effets sur le commerce extérieur de la région, principal moteur de cette même croissance.
Ben Bernanke, président de la Fed, reconnait de son côté que la banque centrale américaine reste « extrêmement attentive » à l’évolution de la situation européenne, rejoignant ceux qui, aux Etats-Unis, estiment que les effets de la crise grecque seront « probablement limités ». Au sein de la Fed, des voix discordantes se sont toutefois fait entendre à ce propos parmi les gouverneurs : Daniel Tarullo considérant les retombées sur la croissance américaine de la crise européenne plus préoccupantes que Charles Evans.
L’adoption d’un remède unique à des situations nationales très diverses en Europe – la crise qui s’est installée dans la région ayant en réalité des particularités et des manifestations très différentes d’un pays à l’autre – est l’expression même du désarroi qui règne dans les sphères dirigeantes, lesquelles tentent de se raccrocher à une situation connue, répondant par la seule solution qu’elles ont sous la main.
Fâcheusement, les gouvernements ont adopté une stratégie qui, au lieu de rassurer les marchés, son objectif déclaré, ne fait que les inquiéter davantage. Aux flous initiaux exprimant des divergences entre eux succèdent de nouvelles incertitudes, que ce soit à propos des mécanismes de fonctionnement du Fond de stabilité financière et du véhicule spécial qui en est le bras armé, ou bien de la politique d’acquisition de la dette souveraine par la BCE. De semaine en semaine, les montants de ces achats consacrés à la dette grecque et portugaise diminuent, parvenant tout juste à maintenir la hausse de leurs cours.
Dans une tentative dérisoire de calmer le courroux des marchés, ils réclament toujours plus de sacrifices des pays menacés, tandis que devant cette situation majeure d’incertitude les banques se replient dans leur coquille. Désertant le marché interbancaire, elles continuent de placer chaque soir des capitaux plus importants que la veille dans les coffres de la BCE, seul refuge possible pour elles quand on ne sait pas de quoi sera fait le lendemain. Après les banques grecques, c’est en conséquence au tour des banques espagnoles de rencontrer des problèmes de financement sur le marché. Les banques confirment être le vecteur de la crise, craignant d’en être les victimes. Image parfaite d’un système financier qui se mord le bout de la queue.
Du côté des compagnies d’assurance, qui sont jusqu’à maintenant parvenues à se faire discrètes, Standard & Poor’s vient de mettre les pieds dans le plat. Analysant l’exposition des compagnies françaises à la dette souveraine grecque, l’agence de notation évalue celle-ci à un peu moins de 8 milliards d’euros. Elle serait de 20 milliards pour les assureurs notés par elle en Europe. Si ce risque est encore considéré comme « gérable » par ses soins, elle ne cache pas que la « dégradation additionnelle de la qualité de crédit de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne pourrait avoir des conséquences négatives sur nos notes ». L’environnement financier incertain atteint à leur tour ces gros investisseurs.
Sur le marché obligataire des entreprises, Standard & Poor’s comme Moody’s constatent aujourd’hui une baisse du taux de défaut, mais elles annoncent simultanément qu’elles sont préoccupées quant à la capacité qu’auront dans les toutes prochaines années les grandes entreprises à refinancer les centaines de milliards d’euros ou de livres des émissions qui vont arriver à échéance. L’optimisme n’est pas de mise, remarquent-elles, après avoir constaté que de nombreuses entreprises renouent avec des pratiques douteuses, n’hésitant pas à emprunter sur les marchés pour payer à leurs actionnaires d’importants dividendes.
Du côté des banques, on fait valoir que 2012 devrait être un « point de départ » et non pas la date d’application des nouvelles obligations de renforcement des fonds propres de Bâle III. « Si vous demandez tout, tout de suite, cela va créer des tensions importantes sur le marché du crédit », a ainsi prévenu Robin Down, un analyste de HSBC : « Les marchés ne pourront pas absorber les levées de fonds des banques si elles viennent toutes au guichet en même temps ».
Ces remarques donnent tout leur sens à l’annonce par HSBC, qui a déplacé son siège social à Hong Kong, d’une prochaine levée de fonds très importante à la Bourse de Shangaï, dès que les autorités chinoises auront adopté la réglementation présidant à l’introduction en Bourse des sociétés étrangères.
Les banques européennes ne sont pas toutes placées pour tenter d’opérer de même, alors qu’elles vont devoir faire face à un triple challenge : le refinancement de leurs opérations en cours, l’augmentation prévisible des taux de défaut en raison de la récession qui s’annonce, et enfin l’augmentation de leurs fonds propres. Sans tenir compte de la restructuration de la dette de plusieurs pays européens, considérée comme inévitable.
D’où l’annonce, restée très discrète en France, de nouveaux stress tests des banques, dont il va falloir suivre le sort qui va leur être réservé. Clarifieront-ils mieux que les précédents la situation réelle des banques ? Seront-ils rendus publics dans le détail ? On peut dès à présent fortement en douter.
Du côté de la dette publique, enfin, le pic n’est pas atteint et son calendrier risque d’être repoussé si les plans d’austérité ne produisent pas les effets escomptés. C’est une affaire, au strict minimum et au mieux, de trois à quatre ans, pendant lesquels de nombreux événements vont survenir.
On va beaucoup entendre parler de cette notion de pic de la dette, dont l’inscription dans le calendrier, rapproché ou s’éloignant, va être la vraie mesure de la dangereuse et douloureuse stratégie adoptée. L’agence Fitch a déjà adopté cette problématique, annonçant en conséquence que le Royaume-Uni pourrait conserver sa note AAA, à condition toutefois que la réduction du déficit soit « plus ambitieuse ». Le déficit du Royaume-Uni, le plus important des 27 pays de l’Union européenne, est actuellement de 156 milliards de livres.
L’embouteillage redouté sur le marché obligataire se précise donc, alors que les banques – à la fois investisseurs et emprunteurs – manifestent la plus grande frilosité quand elles exercent le premier de ces deux rôles, comme on le constate actuellement. La crainte monte qu’il n’y en ait pas pour tout le monde, aboutissant à de nouvelles hausses des taux obligataires. Favorisant les plus forts et enfonçant les plus faibles, Etats, banques et entreprises tous confondus. D’ores et déjà, l’écart des taux au sein de la zone euro ne fait que continuer à s’élargir.
Devant cette perspective qui contrarierait leurs efforts de réduction de la dette, sans tenir compte des effets sous estimés de la récession économique, les gouvernements européens tentent de réagir à leur manière, afin de contrôler les débordements des marchés qui les menacent. Ils s’efforcent d’accélérer les discussions relatives à une régulation financière, dont ils savent désormais qu’elle ne pourra être adoptée qu’entre Européens, après avoir passé les compromis nécessaires qui risquent de lui retirer l’essentiel de sa portée, afin que les Britanniques les acceptent. Même s’ils devaient y parvenir, cela laisserait de toute façon une vaste partie du monde, où les mégabanques européennes sont pourvues de filiales, régulée à l’américaine. On s’agite donc, à Bruxelles, Berlin et Paris, sur le dossier des produits dérivés et des CDS – le plus déterminant – tandis que l’on espère trouver plus facilement un accord sur celui de la taxe des établissements bancaires, le plus politique.
La portée réelle de cette taxe, une fois que ses modalités et son affectation auront été décidés, sera très faible. Les analystes de Deutsche Bank estiment que son produit pourrait être de 15 milliards d’euros par an pour toute l’Union européenne, si le modèle appliqué en Suède était adopté (taxe de 3,5% sur tous les prêts), à comparer avec les estimations par la BCE du montant des dépréciations qui devraient être effectuées d’ici fin 2011 par les seules banques de la zone euro : 195 milliards d’euros. C’est donc une taxe politique, contre laquelle les banques bataillent pour n’en accepter qu’une version symbolique.
La pente est rude et sinueuse pour les gouvernements européens, qui ne sont à l’abri d’aucune surprise, surtout les mauvaises. Les tentations de privilégier les intérêts nationaux ne vont pas manquer, éloignant encore les issues qu’ils espèrent à leur politique. Ils sont les meilleurs artisans des rebondissements à venir de la crise.
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