BFM Radio, le lundi 14 juin à 10h46 – Peut-il y avoir trop de propriété ?

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Je reviens sur un thème que j’ai déjà brièvement évoqué dans le billet « Le citoyen et le bourgeois« , et que je développerai bien davantage encore dans une communication que je ferai cet été (le 9 août) au Banquet de Lagrasse : « Hegel : le citoyen et le bourgeois qui se logent en nous ne parlent pas d’une seule voix ».

Peut-il y avoir trop de propriété ?

Il n’existait pour Georg Wilhelm Friedrich Hegel, le philosophe allemand de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, que très peu de sujets sur lesquels il n’avait une opinion ferme et définitive. Or il existait une question dont il ignorait la réponse, et il le reconnut volontiers : comment éliminer la pauvreté de nos sociétés ? Il écrivait dans sa Philosophie du Droit (§ 245) : « Si on imposait à la classe riche la charge directe d’entretenir la masse réduite à la misère… la subsistance des misérables serait assurée sans être procurée par le travail, ce qui serait contraire au principe de la société civile et au sentiment individuel de l’indépendance et de l’honneur. Si au contraire leur vie était assurée par le travail (dont on leur procurerait l’occasion), la quantité des produits augmenterait, excès, qui avec le défaut des consommateurs correspondants qui seraient eux-mêmes des producteurs, constitue précisément le mal et il ne ferait que s’accroître doublement. Il apparaît ici que malgré son excès de richesse, la société civile n’est pas assez riche, c’est-à-dire que dans sa richesse elle ne  possède pas assez de biens pour payer tribut à l’excès de misère et à la plèbe qu’elle engendre » (1). La question de la pauvreté était pour Hegel, insoluble dans le cadre de la société civile. Il l’évoqua dans d’autres contextes, comme résultant d’une contradiction entre le droit à la propriété et l’éthique, la morale dans sa dimension collective et sociale. Une autre manière encore de formuler la même difficulté, c’est de souligner les exigences contradictoires du citoyen et du bourgeois qui cohabitent en nous : le citoyen aspire à l’égalité de tous alors que le bourgeois insiste sur son droit à accumuler autant de richesse qu’il le jugera bon.

Cette contradiction fut centrale aux révolutions « bourgeoises » de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Durant la Révolution française, Robespierre avait proposé une solution politique à la question : distinguer le nécessaire du superflu. Dans son discours sur « Les subsistances » (1792), il posait la question : « Quel est le premier objet de la société ? », et il répondait : « C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonnée à l’industrie des commerçants. […] quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances ? Le voici : assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence, aux propriétaires ou aux cultivateurs le prix de leur industrie et livrer le superflu à la liberté du commerce. Je défie le plus scrupuleux défenseur de la propriété de contester ces principes, à moins de déclarer ouvertement qu’il entend par ce mot le droit de dépouiller et d’assassiner ses semblables » (2).

Alors, comment rapprocher les points de vue du citoyen et du bourgeois que nous sommes à la fois ? La réponse, c’est John Maynard Keynes, qui nous l’a offerte. Il écrivait en 1930 : « Il est vrai que les besoins des êtres humains semblent insatiables. Mais ils appartiennent à deux catégories : il y a d’abord les besoins qui sont absolus au sens où nous les ressentons quelle que soit la situation dans laquelle nous sommes, et il y a ensuite ceux qui sont relatifs, au sens où nous les éprouvons seulement si leur satisfaction nous élève par-dessus, nous fait sentir supérieurs à nos concitoyens » (3). Les besoins du premier type font de nous des citoyens, ceux du second type, des bourgeois. Pour réconcilier ces deux points de vue – au cas où la solution politique de Robespierre ne nous conviendrait pas – il faudra malheureusement attendre que notre espèce émerge des gamineries du genre : « C’est la mienne la plus grande ».

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(1) Traduction de Jean Hyppolite dans Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, Paris : Marcel Rivière et Cie, 1948 : 92.

(2) Maximilien Robespierre, « Les subsistances » (1792), in Robespierre : entre vertu et terreur, Slavoj Zizek présente les plus beaux discours de Robespierre, Paris : Stock 2007 : 144–145.

(3) John Maynard Keynes, « Economic Possibilities for our Grandchildren » (1930), in Essays in Persuasion, Collected Writings Volume IX, Cambridge: Macmillan / Cambridge University Press for the Royal Economic Society, [1931] 1972 : 326.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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