Billet invité
La période actuelle se révèle riche de dangers et de perspectives inquiétantes. Entre le nécessaire effondrement écologique et énergétique inhérent à la finitude de notre monde et l’abîme économique et social auquel nous destinent nos élites aveuglées, les temps ne sont guère à l’optimisme, en tout cas pour les citoyens éclairés et avertis qui consultent ce blog.
Il est difficile de contester le lent effondrement d’un système, qui est en train d’imploser sous nos yeux impuissants. Le seul problème, c’est que bien que spectateurs de cette autodestruction, nous faisons corps avec elle, et nous nous retrouvons au cœur des conséquences dramatiques que cet effondrement ne manquera pas de causer. En effet, nous vivons (ou survivons) grâce à ce système auquel nous avons abandonné toutes nos capacités d’autosubsistance, en nous soumettant volontairement à une répartition hyperspécialisée des tâches.
Malgré cela, l’examen attentif des faits, et surtout de leurs enchaînements et de leur dynamique propre est passionnant, et les billets réguliers des principaux intervenants de ce blog fournissent une matière extraordinaire à la réflexion de chacun, que l’on ne s’étonne plus de voir suivie et reprise jusque dans les médias « mainstream » (malheureusement encore trop souvent en « off », avec ce qu’il faut de distanciation critique dans la voix ou le sourire, que l’on aimerait voire appliquée aux actions ou déclarations de nos décideurs économiques et financiers, et de leurs alter ego qui nous servent de ministres ou d’élus).
A ce stade, les lecteurs assidus de ce blog auront noté à quel point la référence à 1788 occupe une place prééminente dans les pensées de Mr Jorion.
Il apparaît intéressant de questionner cette référence, d’abord pour voir ce qu’elle sous-tend en termes d’analyse de la situation, mais aussi pour apprécier sa pertinence.
Précisons tout d’abord que la référence à 1788 n’a d’intérêt dans notre propos que parce que ce fut l’année qui précéda 1789 (jusqu’ici même les plus extrémistes des monétaristes auront du mal à ne pas adhérer à notre propos – gageons que cette adhésion risque de s’arrêter peu après cette phrase…), c’est-à-dire l’année qui vit l’explosion à la face du monde de la Révolution française, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, même s’ils se réduisent aux réminiscences des espoirs nés à cette époque, et déçus depuis (déception commencée avec Thermidor et qui s’est terminée en 1983, avec une étape importante en 1885).
La question mérite donc d’être posée : sommes-nous réellement dans une configuration comparable à celle de la société française prérévolutionnaire ?
Plusieurs des caractéristiques de notre société permettent de le penser. Sans entrer dans les détails, bien qu’ils soient passionnants, relevons donc trois séries de « concordances » entre la France d’aujourd’hui et celle de 1788 :
- Une société socialement bloquée : les perspectives d’ascension sociale sont grippées par la multiplication des rigidités structurelles Les origines de ces blocages sont avant tout sociales, mais aussi ethniques (et oui même en France depuis peu). Ce blocage s’accompagne bien évidemment de la multiplication des situations de rentes illégitimes, renforçant les inégalités dans la répartition des revenus et du patrimoine, et à terme le sentiment d’inégalité (qui est plus dévastateur que la réalité des inégalités) ;
- Une société politiquement à bout de souffle : comme en 1788, les politiques, qui se limitent à une caste endogame, n’ont plus de solution à offrir et ne déploient leurs compétences que pour la conservation d’un pouvoir dont ils ne savent plus rien faire d’acceptable au regard de l’intérêt général. Ajoutons à cela la mise en place progressive au cours du dévoiement de la Vème République, d’un régime à nouveau absolu, que nous pouvons appeler l’état absolu, servi par une Cour et auquel s’opposent épisodiquement des contre-pouvoirs provinciaux (comme au temps des luttes entre Versailles et les Parlements). Comme en 1788, notre système politique (à l’image de l’ensemble de la société) n’est plus en état de permettre un renouvellement des hommes, ce qui reste le meilleur moyen d’assurer sa propre survie face à des épreuves nouvelles. Que l’on songe par comparaison à la si décriée IIIème République qui sut à plusieurs reprises renouveler l’ensemble de la classe politique (avant de se bloquer et de s’effondrer avec l’aide active de l’Allemagne nazie – et encore il s’en est fallu de pas grand-chose). Le non renouvellement des hommes est intimement lié aux non-renouvellement des idées politiques, la plupart de celles proposées aux suffrages en 2012 n’étant que la continuation de programmes conçus avant 1985 (y compris aux extrêmes), et menés par des hommes (et des femmes) qui ont terminé leurs études entre 1975 et 1985 (les plus « jeunes » ont terminé avant 1990), ce qui explique leur incapacité à offrir autre chose que des solutions « sans options » (reproduisant le célèbre « TINA » de Thatcher) ;
- Enfin, une société en régression. C’est surtout ce sentiment perçu dans l’ensemble de la population qui s’avère l’élément clé des évènements de 1789 : la Révolution française correspond à une période de difficultés économiques qui succèdent à une période faste, ou perçue comme telle.
Est-ce à dire que pouvant constater la conjonction de ces différents symptômes communs, nous nous approchons inéluctablement d’une nouvelle révolution ?
Rien n’est moins sûr, car il a existé dans notre histoire riche d’épreuves et de catastrophes, des périodes où malgré la réunion de ces symptômes, voire d’autres plus graves encore, cela ne débouchait pas nécessairement sur une révolution.
En d’autres termes, la référence à la période prérévolutionnaire est avant tout un formidable aveu d’optimisme et d’espoir (certes sur le long terme car sur le court terme, une révolution n’a rien de réjouissant). Pourtant, le lien entre ce que nous vivons aujourd’hui et ce que vécurent nos aïeuls en 1789 n’est malheureusement ni automatique, ni inéluctable.
La réalité offre en effet des perspectives encore moins réjouissantes.
A quelle autre période pourrions-nous comparer notre situation actuelle ?
Nous pourrions tenter la comparaison avec la chute de l’Empire romain, mais dans ce cas, la démarche risque de trouver rapidement ses limites. En effet, la chute de cette formidable construction humaine fut lente et surtout soumise à d’autres causes, les symptômes n’étant pas les mêmes (la pression de l’extérieur, appelé improprement mondes barbares, était bien plus vive qu’aujourd’hui).
Il existe une autre époque qui paraît plus propice à la comparaison avec le monde actuel : il s’agit de la grande crise médiévale des XIVème et XVème siècles, qui fut l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de l’Occident. Elle marqua à l’époque durablement les survivants, au point de rejaillir sur la perception de l’ensemble du Moyen Âge, injustement méconnu et condamné.
Nous découvrons ainsi une crise d’origine financière (déjà), liée à la libéralisation des échanges et à la monétarisation des économies (tiens, tiens…) assortie de contraintes exceptionnelles environnementales (brutal refroidissement du climat, engendrant de très mauvaises récoltes et famines) et épidémiologiques (c’est l’époque de la peste noire).
Or, malgré la vacuité des élites (Roi fou, nobles vendus aux Anglais…) et l’existence d’inégalités dramatiques au sein de la société, aucune révolution n’intervint, même si de nombreuses « jacqueries » furent réprimées dans le sang.
Bien au contraire, au prix d’un effort formidable, la monarchie en sortit renforcée au point de déboucher sur l’absolutisme royal, qui commença à être théorisé à la fin de cette époque.
On conviendra qu’une telle perspective n’a rien de réjouissant, puisque nous y voyons les victimes de la crise disparaître physiquement (entre les guerres, les épidémies, et surtout les famines terribles avec les derniers cas avérés de cannibalisme en France), à hauteur d’une réduction de presque la moitié de la population en l’espace d’un siècle !
Nous y voyons aussi les méthodes de production agricole et industrielle se modifier en profondeur, au prix de sacrifices sociaux (fin des Laboureurs, remplacés par les pâturages qui nécessitent beaucoup moins de main d’œuvre), et de modifications des structures (avènement des corporations…).
Et enfin, nous aboutissons au résultat inverse de celui entrevu après 1789 : le renforcement des puissants dans la violence et l’asservissement idéologique (regain du fanatisme religieux, des persécutions des minorités…) des plus faibles, quand ils parviennent à survivre à la disparition brutale des ressources et des équilibres leur assurant leur subsistance.
Notre propos n’est pas ici de « peindre le diable sur la muraille », mais de réfléchir à la possibilité d’une telle évolution, fondée notamment sur l’absence de réaction de la majorité, victime des désordres actuels causés par ceux à qui ils profitent. Il n’est en effet pas certain que la crise actuelle débouche inéluctablement sur une nouvelle séquence « révolutionnaire », par référence à celle qui se déroula entre 1789 et 1799.
En effet, il n’est pas sûr que les évènements actuels mènent à une « sortie par le haut », qui permettrait d’envisager une amélioration durable de la société, comme ce fut le cas notamment en 1789 ou en 1945.
Relevons notamment, que contrairement à 1788 ou 1929, la crise de notre système politique et social peut dans un avenir proche se conjuguer avec des contraintes extérieures exceptionnelles, liées à l’épuisement des ressources et aux dégradations climatiques. Son effondrement n’entraînera pas inéluctablement la remise en cause des élites qui en sont à l’origine. Il a existé des époques, pas si lointaines, où au contraire, l’occurence de graves crises a abouti, à l’issue d’immenses souffrances, au renforcement des pouvoirs de ceux-là même qui avaient le plus profité du système failli, et dont la responsabilité était la plus grande.
Il s’agit d’un élément de réflexion important qu’il ne faut pas perdre de vue dans la préparation du « monde d’après ».
En effet, les échéances approchant, l’existence même d’une telle éventualité pourra nous motiver dans nos réflexions, mais aussi nous alerter sur les points d’inflexion importants qui vont survenir, afin de nous aider dans les choix que chacun devra faire. Il s’agit donc de lutter contre le risque que notre avenir collectif ne bascule d’une perspective d’espoir vers un horizon bien plus sombre.
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